Aux Philippines, la vie politique est depuis longtemps une affaire de rivalités de clans. Mais, depuis peu, la tension monte dans les hautes sphères du pouvoir, qui s’apparentent à un véritable panier de crabes où tous les coups sont permis.
Dans un contexte où l’archipel peine à se remettre du passage d’un typhon – le sixième en l’espace d’un mois –, la vice-présidente, Sara Duterte, s’est mise à menacer de mort son propre président. Dans le même temps, son père, l’ex-président Rodrigo Duterte, est auditionné au Sénat pour la guerre antidrogue qu’il a menée lors de son mandat, ainsi que pour son implication présumée dans le déploiement des « escadrons de la mort », ces commandos chargés d’exécuter les petits délinquants de la ville de Davao, au sud des Philippines, dont il a été le maire pendant près de 30 ans.
Même au regard des standards habituels de la politique philippine, où les cabales et incartades en tout genre sont légion, la situation actuelle, des plus chaotiques, est pour le moins préoccupante.
Affaire de famille(s) : une alliance de circonstance qui tourne mal…
Pour comprendre ces évolutions récentes, il faut retracer l’histoire de deux familles, deux clans rivaux, qui ont jadis collaboré afin de servir leurs intérêts respectifs.
Le président actuel, Ferdinand Marcos Jr., dit « Bongbong », est le fils de l’ancien dictateur, Ferdinand Marcos père, qui a été à la tête des Philippines entre 1965 et 1986, avant d’être désavoué par les urnes et contraint de quitter l’archipel aidé par ses alliés américains. Il s’est réfugié sur l’île d’Hawaï en compagnie de son épouse et de sa famille, en ayant emporté avec lui une part conséquente du Trésor public philippin.
« Bongbong », élu en 2022 pour succéder à Rodrigo Duterte (président de 2016 à 2022) avait remporté l’élection avec près de 60 % des voix. Cette large victoire résultait en partie de son alliance avec sa colistière et désormais vice-présidente : Sara Duterte.
Des affiches de campagne de Ferdinand Marcos Jr. et Sara Duterte, à La Trinidad, Benguet, le 15 février 2022. CaveDweller99/Shutterstock.
Cette dernière aurait pu être une adversaire redoutable pour Marcos Jr., si elle avait choisi de briguer la présidence. De sorte que l’union des deux clans a été une manœuvre électorale plutôt habile. Toutefois, en sa qualité de vice-présidente, Sara Duterte n’a pas caché sa frustration. Comme dans de nombreux pays, la fonction de vice-présidence aux Philippines confère peu d’autonomie et aucun rôle exécutif. Or à l’image de son père égocentrique, Duterte n’est pas du genre à rester passivement en retrait – et ce, d’autant plus qu’elle est annoncée favorite pour la prochaine élection présidentielle, prévue en 2028, en dépit de son dernier esclandre. Le 30 novembre dernier, dans une vidéo publiée sur Facebook, Sara Duterte a prononcé une diatribe sans précédent à l’encontre du président :
« Notre pays connaît une descente aux enfers car il est dirigé par un homme qui ne sait pas être président et qui est un menteur. Nul besoin de vous inquiéter pour ma sûreté. J’en ai touché un mot à quelqu’un, et je lui ai dit : si l’on me tue, tuez Bongbong, Liza Araneta [la première dame] et Martin Romualdez [le président de la Chambre des représentants et cousin du président Marcos Jr.]. Je ne plaisante pas. Je lui ai dit de ne pas lâcher tant qu’il ne les aura pas tués, et il a dit oui. »
Ces menaces sont loin d’être des paroles en l’air : la probabilité pour que la fille de Rodrigo Duterte ait des tueurs à gages dans son carnet d’adresses est élevée. Ce dernier a ouvertement admis avoir commis un meurtre de ses propres mains, et ne cache pas non plus l’existence d’un groupe de tueurs à gages à ses ordres lorsqu’il était maire de Davao.
Vidéo
Enfin, on estime aujourd’hui que près de 30 000 personnes ont été tuées dans le cadre de la lutte contre la drogue qu’il a menée lors de son mandat présidentiel.
… et fait place à un conflit ouvert
L’alliance fragile Marcos-Duterte a commencé à s’effilocher vers la fin de l’année 2023 lorsque Sara Duterte a démissionné de son poste de ministre de l’Éducation, qu’elle occupait en parallèle de sa fonction de vice-présidente.
La mise en place d’un service militaire pour les écoliers, son programme phare, a été avorté malgré l’histoire récente du militarisme en Philippines. Elle s’est ainsi retrouvée neutralisée sur le plan politique après que le poste de ministre de la Défense qu’elle convoitait ne lui a pas été attribué.

Elle s’est ensuite retrouvée au cœur d’une affaire de corruption. Les accusations dont elle fait l’objet ont atteint leur paroxysme lorsque le président de la Chambre, Daniel Romualdez, lui a demandé de justifier ses dépenses de 612 millions de pesos philippins (soit presque 10 millions d’euros) en « fonds confidentiels » qui lui ont été alloués en tant que vice-présidente et ministre de l’Éducation.
Interrogée sur le possible détournement de ces fonds publics par la vice-présidente, sa cheffe de cabinet, Zuleika Lopez, a été mise en détention pour outrage, après que la Chambre a découvert qu’elle avait tenté de dissimuler des rapports confidentiels compromettants produits par la commission chargée d’examiner l’usage des fonds gouvernementaux.
Il semblerait que ce dernier épisode ait marqué un point de rupture pour Sara Duterte, qui s’est soldé par la menace de mort susmentionnée. Lors de l’audition qui a suivi cette déclaration, le 25 novembre dernier, elle n’a fait montre d’aucun remords et s’est engagée à porter devant les tribunaux l’action intentée contre sa cheffe de cabinet.

Les chances de voir Sara Duterte faire marche arrière ou de s’éclipser de la scène politique sont très minces, d’autant plus que son père demeure sous le feu des projecteurs. Les auditions du Sénat sur sa guerre contre la drogue ont attiré l’attention publique à un niveau tant national que mondial, en particulier après qu’il a attesté, à la fin du mois d’octobre, l’existence d’un escadron de la mort.
Un moment qui a défrayé la chronique est la confrontation entre Rodrigo Duterte et celle qui figure parmi ses opposants les plus farouches, la militante des droits de l’homme et ancienne sénatrice Leila de Lima. Après avoir passé plus de dix ans à enquêter sur les allégations pesant sur Duterte quant au déploiement d’escadrons de la mort, de Lima avait été emprisonnée en 2017 pour trafic de stupéfiants. Des accusations dont elle a toujours dénoncé les motivations politiques. Elle a finalement été libérée sous caution en novembre 2023, puis acquittée de tous les chefs d’accusation en juin 2024. Lors des audiences au Sénat du 14 novembre, Duterte a paru donner un coup de poing à de Lima, qui était assise à ses côtés : un geste que ses partisans ont qualifié d’« espièglerie ».
Rodrigo Duterte a également profité d’une de ses auditions au Sénat pour défier la Cour pénale internationale (CPI), qui a autorisé en 2021 l’ouverture d’une enquête approfondie au sujet de son implication dans la guerre antidrogue. L’enquête n’a pas encore démarré, en grande partie parce que le président Marcos Jr. a jusqu’à présent refusé de coopérer.
Toutefois, depuis que Duterte, sur un ton de défi, a exhorté la CPI à « se dépêcher » de mener son enquête sur sa lutte antidrogue, Marcos Jr. a semblé infléchir sa position : « si tel est son souhait, nous ne bloquerons pas la CPI », a-t-il déclaré, ajoutant que les Philippines ne coopéreraient pas avec cette dernière, mais que « si l’ex-président accepte de faire l’objet d’une enquête, c’est à lui de décider ».
Quel est le prochain acte ?
Marcos Jr. n’a effectué que la moitié de son mandat. Or les deux familles politiques les plus puissantes de l’archipel ne peuvent pas continuer à se déchirer à la vue de tous et sur fond de déclarations à l’emporte-pièce jusqu’à la prochaine élection présidentielle prévue en mai 2028. Le scénario le plus probable est que leur affrontement se mue en un conflit purement politique, qui pourrait néanmoins déboucher sur d’éventuels débordements de violence.
Ou bien, scénario plus improbable : les deux clans pourraient conclure un accord de paix. Mais cet « accord », qui permettrait à Sara Duterte de se présenter à la présidence sans opposition du clan Marcos, ne ferait qu’affaiblir la fragile démocratie philippine. De plus, si son père continue d’être protégé de la CPI, cela risquerait de saper toute confiance envers les institutions étatiques du pays quant à leur capacité à engager des procédures judiciaires susceptibles d’établir les responsabilités en cas d’abus.
L’archipel reste ainsi confronté à d’épineux problèmes. Si ce feuilleton aux accents de drame familial paraît divertissant, il jette le voile sur le sort des victimes d’inondations provoquées par les six derniers typhons qui ont touché les Philippines, ainsi que sur les réclamations faites par les proches des milliers de victimes d’exécutions sommaires commises sous la présidence de Rodrigo Duterte.
À tout le moins, cet affrontement ne fait que suggérer la poursuite d’une mauvaise gouvernance au sommet de l’État philippin…
Tom Smith, Associate Professor in International Relations & Academic Director of the Royal Air Force College Cranwell, University of Portsmouth
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