• The Daily Star. Le cri de ralliement du mouvement étudiant, qui s’est transformé en soulèvement de masse, était la fin de la discrimination. Dans quelle mesure cette grande ambition se concrétise-t-elle ?
Anu Muhammad. Au Bangladesh, le soulèvement de juillet a renversé un régime profondément corrompu et oppressif, au pouvoir depuis une décennie et demie. Il est important de garder à l’esprit qu’une partie importante de la population bangladaise, d’origines religieuses, ethniques, sexuelles et sociales diverses, a participé à ce mouvement. Au moins un millier de personnes ont été tuées avant et pendant le soulèvement, et on a identifié plus d’une centaine d’entre elles comme étant des ouvriers et ouvrières. En outre, parmi les étudiant.es décédé.es dont l’identité a pu être établie, la majorité était issue de familles de la classe ouvrière, de la paysannerie ou de la classe moyenne inférieure. Parmi les blessé.es, environ quatre cents ont subi des lésions oculaires et beaucoup ont été amputés d’un membre. La grande majorité de ces personnes est issue de milieux défavorisés et n’a pas les moyens financiers de s’offrir un traitement médical. Cette dimension de ce soulèvement en masse n’a pas reçu jusqu’à présent l’attention qu’elle méritait. La part prise par la classe ouvrière, les pauvres et les secteurs marginalisés de la société dans ce mouvement, ainsi que leurs doléances et leurs attentes, n’ont pas été suffisamment prises en compte dans le discours ou les réflexions des décideurs politiques, des hauts responsables diplômés ou du gouvernement intérimaire, et ce près de deux mois après le soulèvement.
Ce soulèvement populaire et le changement de gouvernement qui s’en est suivi ont fait apparaître un large consensus en faveur d’un Bangladesh exempt de toute discrimination. Par delà les différences idéologiques, politiques, générationnelles et sociales qui existent entre les diverses organisations et les individus qui ont pris part au soulèvement, on constate le souhait unanime d’une société exempte d’inégalités et de discriminations. Même les slogans tracés sur les murs exprimaient de tels messages empreints d’une grande maturité. L’exigence de mettre fin à la discrimination - si clairement exprimée par les gens dans la rue - doit maintenant être exprimée avec la même clarté par ceux qui occupent aujourd’hui des positions de pouvoir. Les murs proclament que tous les Bangladai.ses, quelle que soit leur religion - musulmane, hindoue, chrétienne ou bouddhiste - doivent jouir des mêmes droits. Ils affirment que la religion ne doit pas être utilisée à des fins politiques et posent la question des droits des peuples indigènes. Ils réclament l’égalité des sexes et un Bangladesh égalitaire. Mais qu’entendent les leaders étudiants et les membres du gouvernement par le mot « discrimination » ? Il est indispensable que ces revendications soient clairement formulées et qu’elles fassent l’objet d’une étude approfondie de ce que nous entendons réellement par « un Bangladesh sans discrimination ».
Quelles sont les formes de discrimination ou d’inégalité les plus répandues dans la société bangladaise à l’heure actuelle et auxquelles il faut remédier ? Si l’on se réfère aux réactions sur les réseaux sociaux, il semblerait que les personnes les plus opprimées au Bangladesh soient les hommes musulmans...
Oui, en effet, c’est ce que l’on pourrait croire. Mais si nous voulons traiter la question sérieusement, nous devons comprendre que le Bangladesh est aux prises avec diverses formes de discrimination, dont la discrimination de classe est l’une des plus importantes. Même les économistes néolibéraux reconnaissent l’augmentation significative des inégalités au Bangladesh. Au cours des deux dernières décennies, le revenu réel ou la part du PIB des 90 % les plus pauvres a diminué. Les revenus sont désormais concentrés dans les mains des 10 % les plus riches, le 1 % le plus riche se taillant la part du lion. La cause profonde de cette inégalité est à rechercher dans les mécanismes de l’économie politique.
Nous devons nous attaquer à des questions telles que les salaires des travailleur.es, la marchandisation croissante de l’éducation et des soins de santé, et l’aliénation d’une grande partie de la population qui en découle. Des familles se ruinent pour se faire soigner ou éduquer leurs enfants. Ces phénomènes - les privations d’un côté et l’augmentation des richesses a hausse de l’autre - ont pour effet de rendre un grand nombre de personnes de plus en plus vulnérables. Ces personnes marginalisées, vivant dans la pauvreté et le dénuement, ont joué un rôle important dans le récent soulèvement. La question de savoir ce qu’il adviendra et d’elles et quels programmes seront mis en œuvre pour les sortir de leur désespérance actuelle est fondamentale.
La deuxième manifestation de la discrimination est celle qui est fondée sur le genre, non seulement entre hommes et femmes, mais aussi avec les autres genres. Cette discrimination existe aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de la maison. Nous devons reconnaître l’existence des différents genres et les respecter. Il faut s’attaquer également à la discrimination dans des domaines tels que les droits de propriété, l’emploi et la mobilité. Par exemple, une femme qui s’habille ou qui se déplace librement est souvent exposée à des restrictions et à des obstacles d’ordre social. Récemment, nous avons vu un homme s’en prendre à plusieurs femmes en raison de leurs vêtements ou parce qu’elles étaient assises seules sur la plage.
Ensuite, il y a la question de la diversité ethnique. Jusqu’à présent au Bangladesh , l’existence d’ethnies autres que Bengali n’a pas été officiellement reconnue dans notre Constitution, notre société, ou même parmi les responsables politiques. La présence des peuples indigènes est visible sous forme de graffitis sur les murs mais pas dans les décisions politiques. En raison de cette discrimination, si le Bangladesh dans son ensemble peut être sorti d’un régime autoritaire, les Chittagong Hill Tracts (« région montagneuse de Chittagong », CHT) restent militarisés. Les habitant.es des CHT ne sont toujours pas libres. Si les exécutions extrajudiciaires ont été un problème important dans d’autres régions du Bangladesh, elles ont également eu lieu dans les CHT, mais cette question ne fait pas l’objet d’un débat ouvert.
La discrimination religieuse est un autre problème majeur. Non seulement les adeptes de religions diverses sont confrontés à la discrimination, mais même dans le cadre d’une même religion, il existe des groupes minoritaires qui sont pris pour cible. C’est non seulement la domination d’une religion, mais aussi celle d’une secte particulière en son sein qui est imposée. Les événements de ce dernier mois et demi, tels que les attaques contre des sanctuaires, des mosquées affiliées à des sectes différentes et des temples, en sont la preuve. Les minorités, qu’elles appartiennent ou non à l’islam, vivent dans une insécurité permanente. Le gouvernement n’a pas pris des mesures suffisantes pour s’attaquer à ce problème et rassurer ces communautés en leur montrant qu’elles sont elles aussi protégées. J’ai récemment discuté avec des enseignants hindous qui m’ont fait part de leurs vives inquiétudes quant à la sécurité de leurs parents et amis. Ils ont fait état de démolitions de maisons, de pillages et de pertes d’emploi. Il est impossible d’imaginer un Bangladesh exempt de toute discrimination lorsque certains groupes continuent de vivre dans un état constant d’anxiété et de crainte. De plus, les récents meurtres commis par des bandes, les procédures judiciaires ouvertes sans aucune justification et les arrestations sont autant de sujets de préoccupation. Le gouvernement doit adopter une position ferme sur cette question.
Notre constitution actuelle tient-elle compte de manière adéquate de la question de la discrimination ?
Nous nous sommes engagés dans des luttes continues - avant et après la guerre de libération - parce que nos aspirations à une société juste et exempte de discrimination ne pouvaient pas se réaliser pleinement. Nous nous sommes battus pour notre langue, pour le droit à l’éducation et contre le régime militaire, l’oppression ethnique et l’inégalité. Cette lutte a permis de faire évoluer notre constitution qui interdit toute discrimination fondée sur la race, la religion ou le sexe. En outre, la constitution stipule que l’État est tenu d’assurer l’éducation et les soins de santé à tous les citoyen.ne.s. Une disposition stipule également que les principes constitutionnels prévalent sur les autres lois. Cependant, des amendements ultérieurs de la Constitution ont introduit de nombreuses dispositions discriminatoires, répressives et communautaristes, contredisant ces principes fondamentaux.
La Constitution de 1972 était paradoxale. D’une part, elle prônait l’égalité et la justice. D’autre part, elle marginalisait les communautés minoritaires et centralisait le pouvoir, ouvrant la voie à un plus grand autoritarisme. Le rêve d’un Bangladesh plus juste est né avant 1971. La guerre de libération de 1971 a également été menée avec ce même rêve, et une partie de notre Constitution reflète cette aspiration. Nous devons donc maintenir cette continuité. Nous devons comprendre que cette lutte n’est pas nouvelle mais qu’elle s’inscrit dans la continuité des efforts déployés par le passé. Cette continuité doit se refléter dans la constitution et nous devons clairement définir dans notre Constitution ce que nous entendons par un Bangladesh juste.
La gauche a joué un rôle déterminant dans le soulèvement de masse de 1969. Qu’est-il advenu de la politique de gauche au Bangladesh depuis lors ?
Le soulèvement de 1969 a marqué l’apogée de la politique de gauche au Bangladesh. Sans les millions de travailleurs de Tongi, Adamjee et d’autres régions qui ont afflué à Dhaka, le soulèvement de masse n’aurait pas pu connaître son aboutissement. Cette mobilisation des travailleurs a été principalement menée par la gauche. Il en a été de même à Chittagong. La force dominante dans les organisations étudiantes à l’époque était la gauche.
Après 1969, pendant la guerre de libération de 1971, une division nette est apparue dans notre politique intérieure. Une faction, en particulier les partisans de l’islam politique, s’est rangée du côté du Pakistan et a commis des crimes de guerre. De l’autre côté, la Ligue Awami et d’autres forces, en particulier celles qui se réclamaient du nationalisme et la gauche se sont battues pour la libération. Ce nationalisme était en grande partie un nationalisme bengali, lequel n’était pas exclusif. Les partisans de la gauche se battaient pour la libération et prônaient le socialisme. Toutefois, après l’indépendance, une partie de la gauche a fusionné avec le nationalisme bengali et a en substance confondu la politique de gauche avec la politique de la Ligue Awami. Ce fut une erreur. La politique de gauche et la politique nationaliste ne sont pas identiques. D’autres groupes de gauche ne se sont pas ralliés à la Ligue Awami, mais ils ont fait l’objet d’une répression sévère à partir de 1972. Mais leur point de vue n’était pas sans présenter lui aussi des faiblesses.
Après le coup d’État de 1975 et l’établissement de la loi martiale, il y avait parmi ceux qui sont arrivés au pouvoir des certaines personnalités islamistes qui s’étaient opposées à la guerre de libération. Il en a résulté une opposition entre les discours des tenants de la libération et ceux de l’anti-libération, qui s’est poursuivie tout au long des années 1980 et au-delà. De ce fait, l’importante question de la lutte des classes a été éclipsée. Il s’agit là d’un échec majeur pour la gauche. Elle aurait pu se regrouper dans les années 1980, mais elle ne l’a pas fait. Dans les années 1980, le mouvement anti-Ershad a débouché sur une mobilisation politique et une alliance s’est formée sous la direction de Sheikh Hasina et de Khaleda Zia. Une partie de la gauche s’est ralliée à Hasina, tandis qu’une autre s’est ralliée à Khaleda. Ce fut là un choix suicidaire. La gauche n’a pas réussi à maintenir une identité distincte et a choisi de suivre soit Hasina, soit Khaleda. Seule une petite fraction insignifiante de la gauche est restée indépendante.
Une autre menace est venue de la mise en œuvre de diverses politiques économiques néolibérales, telles que les programmes d’ajustement structurel et les orientations de la Banque mondiale. Ces politiques ont conduit au démantèlement des principales bases industrielles du Bangladesh. Je pense que la recommandation de la Banque mondiale de privatiser ou de fermer Adamjee et d’autres usines de production de toile de jute n’obéissait à aucune logique économique solide. À mon avis, ils avaient aussi un objectif politique. Ils voulaient démanteler la classe ouvrière organisée. Ils voulaient éliminer les industries où la classe ouvrière pouvait faire front commun. Auparavant, des sites comme Adamjee offraient des possibilités de logement aux travailleur.es. La principale base de la gauche se trouvait dans les usines de jute, de textile et de sucre. Ces industries ont été démantelées à partir des années 1980 et jusqu’en 2002. Ce fut un nouveau coup dur pour la gauche.
Les dirigeants de la gauche n’ont pas su s’adapter à ces nouvelles formes que prenait la classe ouvrière, désormais dominée par l’industrie de l’habillement et le secteur informel. Ensuite, leur incapacité à se démarquer des politiques nationalistes ou religieuses a affaibli la base de la gauche. En outre, de nombreux dirigeants de gauche ont rejoint la Ligue Awami, tandis que d’autres ont rejoint le BNP ou le Parti Jatiya, ce qui s’est avéré désastreux. Si nous regardons la direction du BNP, du parti Jatiya et de la ligue Awami, nous y trouverons de nombreux anciens membres de la gauche. En fait, il y a longtemps que d’anciens membres de la gauche dirigent le pays. Cependant, ils n’ont pas fait avancer la cause de l’idéologie de gauche. La croissance des partis de gauche a stagné.
Voyez-vous encore un espoir pour la gauche au Bangladesh ?
Lorsque nous entendons l’expression « Bangladesh sans discrimination » ou que nous la voyons écrite sur les murs, nous voyons bien qu’il s’agit fondamentalement d’un objectif de gauche. Si nous parvenons à définir la teneur d’un discours sur l’équité et à nous opposer à l’inégalité, il nous faudra inévitablement nous orienter vers une politique de gauche. Sans la gauche, la lutte contre l’inégalité ne peut pas progresser. La politique de droite, ou toute autre forme de politique, favorise intrinsèquement l’inégalité. Qu’il s’agisse d’orientations fondées sur la religion, sur la nation ou sur le nationalisme, elles sont toutes porteuses d’inégalité. Le modèle économique néolibéral dominant est lui aussi intrinsèquement inéquitable. Je crois que les aspirations de la société sont fondamentalement tournées vers la gauche. Et ce que dit la majorité de ceux et celles qui s’engagent dans les mouvements est également orienté vers la gauche. Cependant, cela n’est pas formulé ni reconnu dans le discours et les actes des responsables politiques. D’un autre côté, c’e que la droite propose ne peut pas répondre aux aspirations de la population. En ne traitant ces questions d’inégalité que de manière partielle, elles trompent fondamentalement le peuple.
Quelle est votre appréciation de l’action du gouvernement intérimaire concernant certaines des questions que vous avez soulevées ?
Une grande partie des personnes tuées et blessées au cours de ce soulèvement provenaient de familles de la classe ouvrière, et nous n’avons pas encore vu le gouvernement se soucier véritablement de leur apporter toute la protection dont elles ont besoin. Lorsque nous examinons la réponse du gouvernement aux mouvements syndicaux, il apparaît clairement que son regard sur les travailleurs n’a pas changé par rapport au gouvernement précédent. Il adopte toujours la même position : chaque fois qu’il y a un conflit social, le gouvernement se range du côté des employeurs, reprenant le langage et les arguments de ces derniers. Et ils ont souvent recours à la dénonciation de prétendues machinations venues de l’extérieur.
Chaque fois que se présente une possibilité de changement créée par des mouvements populaires ou des soulèvements de masse, divers groupes sociaux tentent d’obtenir ce qui leur revient légitimement. Quoi qu’il en soit, les revendications des plus démuni.es doivent elles aussi être prises en compte. Même si des influences extérieures peuvent alimenter le mouvement des travailleur.es, il est indéniable qu’ils nourrissent un profond ressentiment. Nous devons en comprendre les raisons. Il découle de problèmes tels que les salaires impayés, les diverses formes d’abus, les licenciements massifs et le non-paiement des salaires à ceux et celles qui se sont engagés dans le syndicalisme. Ce ne sont là que quelques-uns des nombreux griefs qui contribuent à leur colère.
La société est confrontée à diverses discriminations et questions liées au genre, et le gouvernement ne montre aucun signe indiquant son intention de s’y attaquer. L’éducation publique et le système de santé posent également de graves problèmes. Les mégaprojets, qui pèsent sur notre économie et présentent des risques importants pour notre environnement, ne font pas l’objet d’une attention suffisante. Bien que ce gouvernement ne puisse pas tout résoudre, sa perspective doit être claire. Par exemple, des projets comme Rampal et Rooppur présentent des risques importants pour le Bangladesh si nous ne trouvons pas de porte de sortie. Je ne dis pas que le gouvernement peut les annuler immédiatement, mais il devrait au moins préparer le terrain pour le faire. Les déclarations du gouvernement semblent indiquer qu’il a l’intention de maintenir tous les accords existants. Mais si c’est le cas, qu’est-ce qui va changer ? Le gouvernement précédent a signé de nombreux accords néfastes qui allaient à l’encontre des intérêts nationaux, publics et environnementaux. Si ces accords sont maintenus, la situation politique ne changera pas non plus. Ce sont des préoccupations majeures pour nous. Nous n’avons pas vu de différence significative dans la façon dont le gouvernement aborde ces questions.
Anu Muhammad