Le premier ministre d’un gouvernement qui a perdu tout respect de lui-même est venu en visite à Mayotte une semaine après un président de la République qui s’était embourbé dans des propos indignes de sa fonction. Une semaine plus tard, Marine Le Pen, responsable d’un parti ouvertement xénophobe, vient récolter.
A peine débarqué sur le tarmac de l’aéroport, le premier ministre, flanqué de deux anciens premiers ministres de fond de tiroir, avait professé dans une allégeance à l’extrême droite indispensable à sa survie politique : « quiconque prétendrait qu’il n’y a pas de problème d’immigration brûlant à Mayotte est irresponsable ».
La première parole du chef du gouvernement sur la terre mahoraise quinze jours après la dévastation de l’ile par le cyclone Chido, ressasse donc le vieux mantra qui hante les esprits de la terre lointaine depuis des décennies. Avant même de prononcer des paroles de soutien aux populations traumatisées par le désastre dont elles ne se relèveront sans doute jamais, il nomme des responsables au malheur. Le bilan des morts, des destructions n’est pas achevé qu’il désigne d’emblée les populations dont il faut se débarrasser. Mais pas sot, il ne s’attaque pas frontalement aux étrangers, mais à l’immigration clandestine. C’est plus simple, plus propre, le mot vise un phénomène, non des sujets de droit.
Personne n’est dupe. Dans le traitement des populations étrangères qu’il a depuis longtemps proclamées comme indésirables, l’Etat français prononce des discours, promulgue des lois, rédige des décrets qui l’autorisent, croit-il, à les brutaliser, en contradiction avec des textes comme la Déclaration universelle des Droits humains et les conventions internationales qu’il a signées, comme la Convention des droits de l’enfant.
Invisibiliser les indésirables
Pour conduire de telles politiques xénophobes, il n’hésite pas à laisser certain ministre dénoncer l’Etat de droit, à le conforter implicitement dans ses propos en le renouvelant dans ses fonctions. Mais tout cela à présent importe peu. Toutes les productions du pouvoir exécutif, même la fabrication des lois qui pour l’essentiel échappe au pouvoir législatif, ne visent qu’à brutaliser les populations pauvres qu’il n’intègre plus dans sa représentation de la société française.
Pour imposer sa politique de brutalisation, il invisibilise les populations qu’il frappe. Finalement, elles n’existent pas. Elles ne vivent pas. Elles ne logent pas, ne mangent pas. Il cible seulement des abstractions.
Par exemple, le cyclone Chido a dévasté l’île de Mayotte, endommagé la plupart des bâtiments publics, des maisons privées, des immeubles locatifs et des logements sociaux. La catastrophe est telle que les autorités ont facilité le rapatriement [1] à La Réunion ou dans l’Hexagone des personnes sinistrées autorisées à voyager. Les défis de la reconstruction sont immenses. Mais M. le premier ministre dénonce les bidonvilles.

Remontage à Kaweni, le 29 décembre 2024 © daniel gros
ette annonce réaffirme l’ambition de l’Etat d’en finir une fois pour toutes avec les quartiers de cases en tôle qui constituent tout de même 40% de l’habitat mahorais. La loi Elan, promulguée en octobre 2018, qui avait donné au préfet les outils législatifs pour détruire des quartiers entiers, avait engagé le processus. D’ores et déjà 36 quartiers ont été démolis et délogée une population estimée entre 12 000 et 15 000 personnes, sans programme préalable de construction de logements accessibles à ces catégories de population.
Car à ses yeux, elles n’existent pas.
Dans la mesure où l’Etat lutte contre des abstractions, contre l’habitat illégal, l’habitat insalubre ou l’habitat indigne sans connaître les habitants qu’il délogeait, ceux-ci continuent leur vie et s’installent là où ils peuvent. Ainsi Mavadzani, l’important quartier de Majicavo, détruit le 2 décembre, quelques jours avant le passage de cyclone, fut essentiellement formé à la suite des nombreuses démolitions réalisées dans la commune de Koungou depuis la mise en œuvre de la loi Elan [2]. Cinq quartiers avaient été rasés et plus de 4000 personnes délogées [3]. Sans politique de logement social, les opérations contre les quartiers pauvres se réduisent à une brutalisation des populations et n’améliorent pas l’habitat mahorais, bien au contraire.
Mais Chido a pulvérisé toutes les maisons en tôle. Pas une n’a résisté. Les occupants de ces habitations ont pour la plupart tout perdu. Les meubles désossés, les matelas détrempés, les appareils ménagers hors d’usage, tous ces biens lentement accumulés au fil du temps pour améliorer le confort furent brassés dans un tourbillon de pluies et de tempêtes. Les écoliers ont perdu matériel scolaire, livres et cahiers. Et tous les travaux enregistrés sur des clés Usb disparues, à jamais perdues. Le sinistre s’est insinué dans tous les replis des existences mises à nu et dépouillées.
Toute la nourriture et les réserves furent également souillées par le grand essorage. La survie, l’accès à la nourriture et à l’eau, à toutes les ressources essentielles, deviennent un problème de tout instant. Reconstruire en urgence le toit pour se protéger d’abord de la pluie espérée pour remplir les tonneaux, ensuite les murs pour préserver l’intimité de la famille. En même temps trouver nourriture et eau. Et de quoi cuisiner, du bois pour le feu. Le peu de riz offert ou récupéré et séché fera l’affaire en attendant des jours meilleurs. De toute façon il ne reste rien. Quant aux problèmes de santé, les soins aux nourrissons, les privations qui ont tari les mères allaitantes, les blessures, les maladies de peau qui couronnent les têtes, mordent les peaux enfantines, ils sont laissés pour compte, d’autant plus que les contrôles d’identité ont repris sur la voie publique dès le premier janvier et les interpellations, rétentions et expulsions ont repris leur rythme effréné. Sans répit aucun pour les populations des quartiers pauvres totalement délaissées. Le bureau de l’immigration à la préfecture reste hermétiquement fermé.
Le 6 janvier, la préfecture a ordonné une opération de contrôle des habitants dans les quartiers pauvres de Kaweni, excitant les groupes de jeunes gens à réagir. Les bombes lacrymogènes ont éclaté toute la matinée. La population déjà traumatisée par le cyclone, effrayée par les manœuvres des forces de l’ordre s’est enfuie vers la campagne dans les collines jusqu’à la fin de l’opération d’intimidation.
Le 8 janvier, des manœuvres d’approche sont esquissées dans le quartier Vétiver. L’incertitude et l’insécurité bouillonnent dans l’esprit des habitants.
Déshumaniser les populations pauvres
Lutter contre des abstractions, contre l’immigration illégale, permet à l’Etat d’esquiver ses obligations envers les habitants vivant sur le sol national dont il a l’entière responsabilité. En refusant de les nommer, il les prive de la protection qu’il leur doit. En refusant de les reconnaître comme habitants, il les prive de leur humanité. Une abstraction est une catégorie de pensée, pas une catégorie de droit.
Quand le premier ministre envisage d’interdire la reconstruction des bidonvilles, il semble marcher dans le sens du progrès social, il cible un mode d’habitat dont tout le monde conçoit spontanément l’indignité et l’inconfort, même ses habitants qui s’y résignent et ne le fantasment pas. Mais qui verra qu’il s’agit là aussi d’effacer de l’espace public toute trace de population pauvre. Un principe d’ingénierie sociale enseigne pourtant que toute intervention sur une partie, même la plus faible, affecte l’ensemble de la société. En la circonstance, la destruction massive de logements qui raréfie l’offre locative tout en augmentant la demande en délogeant, exerce une pression à la hausse du prix des loyers qui se répand sur l’ensemble du parc immobilier formel ou informel,
L’épisode cyclonique aggrave la pénurie de logements initiée par l’Etat. La raison commanderait une pause dans la transformation du mode d’habitat. D’autant plus que les constructions en tôle marquent des points dans leur capacité à répondre rapidement aux besoins urgents de logements [4]. Quand il décrète l’interdiction de la reconstruction des bidonvilles, contre toute logique, le premier ministre fait l’aveu de son obsession à effacer de l’espace public toute trace de présence étrangère.
Il lui importe en vérité, d’oblitérer les populations indésirables du monde visible, symboliquement. Pour l’instant.
L’interdiction de reconstruire les bidonvilles ne vise en réalité qu’à empêcher les habitants, tous supposés « étrangers » mais à coup sûr indésirables, de vivre sous un toit. Elle est fondée sur la fragilité de l’habitat et le risque de morts ou de blessures graves que le matériau principal, la tôle, fait courir en épisode cyclonique.
Chido pourtant a démontré que sa fragilité est son principal atout et que le risque de péril n’est pas avéré. Si en effet, les quartiers pauvres formés d’habitations en tôle ont tous été pulvérisés, ils se sont relevés en quinze jours et seront entièrement reconstruits en un mois, interdiction ou non, pour un coût de reconstruction minimal totalement à la charge des habitants [5].
Depuis la loi Elan, la question des bidonvilles recouvre entièrement, dans un millefeuille de morgue et de calomnies, celle de la présence des populations étrangères. Aussi se résigner à leur reconstruction revient-il à déclarer forfait dans la lutte contre l’immigration clandestine. Le sénateur Saïd Omar Oili le déclare sans détour :
– « Les bidonvilles se reconstruisent, et on laisse faire « cela veut dire que, finalement, on ne veut pas du tout régler la question migratoire, qui pose de nombreux problèmes [6] ».
Des élus, des collectifs de défense des intérêts de Mayotte, des activistes xénophobes posent des revendications contre l’édification des bidonvilles que le gouvernement reprend sans filtre, déguisant leur xénophobie sous un humanisme de façade : - « On ne veut plus de bidonvilles, parce que l’on ne veut plus avoir autant de morts sur la conscience : je remercie le premier ministre d’avoir eu le courage d’interdire leur reconstruction » compatit le maire de Mamoudzou.
Comme si les victimes du cyclone avaient clairement été identifiées et leur quartier localisé. Mais pour tout le monde, tous les morts connus et inconnus, comptés ou supposés, sont victimes des éboulements de terrain, coulées de boue ou blessures de tôles envolées autant de risques limités aux quartiers de bangas.
– « On nous annonce une loi, mais, le temps qu’elle soit votée, les gens auront reconstruit encore plus de bangas, en continuant d’enterrer à la va-vite les corps qu’ils trouvent sous les tôles, ce qui va engendrer des épidémies. Pourquoi n’a-t-on toujours pas envoyé d’équipes cynophiles pour retrouver les victimes, déblayer et prévoir la suite [7] ? »
Certes le bilan de 39 morts est contesté. Vu la violence du cyclone et la dévastation matérielle et végétale qu’il a causé, ce maigre bilan insupporte la députée Youssouffa qui refuse de s’y résoudre. « Se gargariser d’un bilan officiel invraisemblable pour ne pas assumer la disparition de centaine de milliers de personnes clandestines des bidonvilles », poste-t-elle sur X-Twitter, le 28 décembre.
t trop nombreux sont ceux qui ne reculent pas devant la négation d’humanité des habitants des quartiers pauvres durement frappés pour gonfler arbitrairement le nombre de morts, au gré des rumeurs les plus contradictoires. Comment peut-on accuser des humains d’enterrer leurs morts comme des chiens ? Dans quel abime de déraison les consciences ont-elles sombré ? « Enterrer les corps à la va-vite », « des cimetières à ciel ouvert », « des charniers ».
L’enjeu de ses débats sur le nombre de morts et le péril de vie dans les bidonvilles est de fournir un argumentaire acceptable à une revendication raciste à laquelle l’exécutif a consenti par avance.
L’escamotage du vivant humain
Les lois stupides s’empilent les unes sur les autres non pour se renforcer puisqu’elles ne visent aucune efficacité : elles confortent les esprits dans une xénophobie inavouable. Elles fonctionnent uniquement comme éléments de communication. Elles caquètent, n’ordonnent pas. Elles s’ajustent à la communication politique et au bavardage des médias. Elles produisent du bruit, un bruissement incessant qui s’étiole et nous possède, un bruit de fond qui élève en évidences, en truismes, en impensés des énoncés indéfendables en raison.
Quand le premier ministre déclare l’interdiction de la reconstruction des bidonvilles pulvérisés par le cyclone du 14 décembre, alors que la majorité des bangas ont désormais été remontés, il n’annonce pas un programme de reconstruction ni un programme de démolition. Il dissimule. De même que la loi Elan organise la démolition des logements des pauvres tout en taisant qu’elle déloge des habitants. Mais dans une manière de retour du refoulé, la langue populaire imposera le terme de « décasage » pour qualifier ces opérations et surtout rappeler qu’il s’agit bien de manœuvres purement racistes contre les populations étrangères.
La sémantique gouvernementale entreprend le grand escamotage du vivant humain. Elle ne désigne que des masses informelles, ce qui lui permet de dénier le droit. Elle détruit des bidonvilles sans déloger ses habitants, ce qui lui évite de les reloger ; elle prononce des obligations de quitter le territoire français sans expulser des sujets de droit qui ne peuvent donc revendiquer leurs droits ; elle évacue les écoles servant d’abri d’urgence sans mettre les sinistrés à la rue qui retourneront dans les anfractuosités urbaines ; elle organise des quêtes de dons en nature et en espèces auxquels répondent la générosité des Français, sans organiser de distribution à tel point que tout le monde se demande où se sont volatilisés les secours.
Tout se passe comme s’il n’y avait pas d’habitants à Mayotte.
Les autorités ne connaissent que des abstractions sans jamais administrer des populations.
Toute honte bue, toute, le premier ministre ressasse la même politique anti-migratoire inefficace appliquée depuis des décennies sans s’apercevoir lui-même, tout premier ministre qu’il est, qu’il puise ses discours dans le bruissement médiatique xénophobe. Sans être mu désormais par le moindre soupçon de raison et de liberté. Il ne pense plus, il est pensé. L’air du temps l’emporte. Ça pense pour lui.
La lutte contre l’immigration : « Quiconque prétendrait qu’il n’y a pas de problème d’immigration brûlant à Mayotte est irresponsable ».
Quel aveu non pas d’impuissance, mais d’inculture. Pris dans le bruissement médiatique, il se rallie à l’opinion commune selon laquelle dans ce sujet il n’y a rien à penser. Que sur la terre, dans les terres, dans chaque nation, au problème du développement, à tous les problèmes sociaux, la seule réponse « responsable » consiste à identifier des surnuméraires, en commençant, puisqu’il faut un début à tout, par les humains du lointain qui s’approchent de trop près, et auxquels aucun repos ne sera consenti.
La disparition dans le langage courant du mot « immigré » coïncide avec le rejet politique des humains venus du lointain. Au travailleur « immigré » étaient accordés une place au sein même de la société, une fonction, une reconnaissance, des droits et un lieu où se poser. Toutes choses que le terme de « migrant » refuse. L’air du temps enferme l’indésirable dans un présent qui se rétrécit jusqu’à l’anéantissement. Un présent immobile.
Ce présent, coupé d’un passé rejeté et d’un avenir empêché, disparait dans un moment fantomatique.
Tout ce travail sur le langage exercé par le bruissement médiatique apparait à « cœur ouvert » à Mayotte. Le présent, réduit à un point invisible comprimé entre un passé interdit et un futur empêché, dissout l’humanité des êtres pointés du doigt dans un néant d’opérette. Malgré le bruit des politiques, malgré le bruissement des médias, tout le monde sait bien que c’est de la frime, qu’aucune vie humaine ne peut s’anéantir de la sorte. Chaque humain l’apprend de l’expérience de son propre destin.
La dissolution d’humanité supposerait comme condition préalable que les forces hostiles, qui ne sont que des forces de l’ordre et la brutalité politique, surpassent l’impétuosité des énergies vitales, la violence des désirs, la ténacité des hommes qui ne reculeront jamais. De telles conditions ne sont jamais réunies.
Ainsi une fois le cyclone passé, les invisibles, qui vivent dans les bidonvilles ont commencé à remonter leurs habitations de tôle, sans rien demander à des autorités qui ne veulent pas les voir. Ces habitants fantômes ont apporté la preuve insupportable qu’ils sont les seuls en capacité de se relever rapidement.
La force du vivant.
Il ne convient donc pas de s’étonner que toutes les mesures contre les étrangers consistent à les empêcher de marquer le pas, de s’arrêter, de se poser, de se reposer, de s’inscrire dans un lieu, de prendre place ; à les empêcher de s’attarder, de planter. De fixer une boite à lettres.
Et aussi à les empêcher de circuler.
A les condamner à l’invisibilité, à l’assignation dans un lieu fantasmé entre l’errance perpétuelle et le terrier.
daniel gros