Il est un peu plus de 11 h 30 le mercredi 7 janvier 2015 lorsque Chérif et Saïd Kouachi pénètrent dans les locaux de Charlie Hebdo et assassinent, en moins de deux minutes, dix personnes. Juste avant, ils ont tué un agent de maintenance dans la loge de l’immeuble, et un policier dans la rue.
Le soir, leur complice et ami Amedy Coulibaly fait feu sur un joggeur à Fontenay-aux-Roses (grièvement blessé, le joggeur survivra) et abat le lendemain matin une policière municipale à Montrouge. Le vendredi 9 janvier, Coulibaly fusille un employé et trois clients de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Dans l’après-midi, les frères Kouachi en cavale en Seine-et-Marne et Coulibaly retranché dans la supérette se jettent à vingt minutes d’intervalle dans des assauts suicides menés contre les forces de l’ordre qui les assiègent.
Les trois terroristes qui ont tué dix-sept personnes emportent avec eux les mystères d’une série d’attentats, prémédités de longue date et synchronisés par trois hommes qui se connaissent, s’apprécient, s’aident dans leurs macabres projets exécutés pour le compte de deux organisations terroristes rivales ; Amedy Coulibaly ayant fait allégeance au calife autoproclamé de l’État islamique et les frères Kouachi ayant revendiqué leurs actes au nom d’Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA).
Les principaux responsables des attentats de janvier 2015. © Illustration Sébastien Calvet/Mediapart
Dix ans plus tard, après trois procès qui ont vu la condamnation de quinze individus à des peines allant de 4 ans de prison à la réclusion criminelle à perpétuité (pour trois d’entre eux), l’enquête judiciaire a permis de reconstituer l’écheveau des responsabilités dans ces tueries de masse. Mediapart reconstitue les deux chaînes de commandement et les principaux complices des assassins.
Lors du premier procès, le président de la cour d’assises Régis de Jorna avait rappelé que « peu d’éléments » étaient apparus dans l’enquête « concernant les actes préparatoires » aux attentats des frères Kouachi. Ce n’est plus le cas.
Le commanditaire de la tuerie de « Charlie Hebdo »
Alors qu’ils étaient retranchés dans une imprimerie en Seine-et-Marne, l’un des frères Kouachi avait répondu à une interview téléphonique avec un journaliste de BFMTV : « J’ai été envoyé, moi, Chérif Kouachi, par Al-Qaïda au Yémen. […] C’est cheikh Anwar al-Awlaki qui m’a financé ! »
Anwar al-Awlaki. © Illustration Sébastien Calvet/Mediapart
Né aux États-Unis de parents yéménites, le prédicateur Anwar al-Awlaki, responsable des opérations extérieures d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), a proclamé à longueur de prêches la défaite de l’Occident. Et dans une vidéo publiée sur Internet le 14 janvier 2015, la filiale d’Al-Qaïda basée au Yémen revendique l’attentat contre Charlie Hebdo et confirme que « la coordination pour le commandement de l’opération a été assurée par le biais du cheikh Anwar al-Awlaki ».
Avec une particularité unique dans les annales du terrorisme : le commanditaire al-Awlaki a été tué par une attaque de drone de la CIA… quatre ans avant l’attentat de Charlie Hebdo. Mais l’élimination du terroriste américano-yéménite est survenue quelques semaines après le passage au Yémen de Chérif Kouachi, où le cheikh avait eu le temps de lui confier sa mortifère mission.
Le logisticien de la tuerie de « Charlie Hebdo »
Le 3 octobre 2024, Peter Cherif a été reconnu coupable pour son implication dans les préparatifs de l’attentat du 7 janvier 2015. Il a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. Cet enfant des Buttes-Chaumont était de son propre aveu le seul représentant francophone parmi les djihadistes yéménites lorsque son ami Chérif Kouachi se rend dans la péninsule arabique pour se voir confier la mission Charlie Hebdo.
Peter Cherif. © Illustration Sébastien Calvet/Mediapart
Ce qui fera dire au Parquet national antiterroriste (Pnat) que Peter Cherif était « un des architectes » de la tuerie. « Qui [au sein d’Aqpa] a pu les renseigner sur des cibles françaises ? Qui avait les références ? », fera mine de s’interroger une avocate générale lors du réquisitoire.
Un trafiquant d’armes, ami de Peter Cherif au Yémen, et des membres d’Aqpa débriefés par les Américains ont livré des témoignages se corroborant : un « Franco-Tunisien », « originaire de la région parisienne », « impliqué dans la filière dite des Buttes-Chaumont », a présenté Chérif Kouachi au cheikh al-Awlaki.
Durant cette première rencontre, cet individu se serait porté garant de la fiabilité de sa recrue et aurait servi d’interprète. La formation militaire de Kouachi s’effectue dans le plus grand secret mais toujours en présence du traducteur. Or, à l’audience, Peter Cherif a reconnu qu’à l’époque il était au sein d’Aqpa « le seul qui parlai[t] français »…
« Peter Cherif est intervenu à toutes les étapes de l’attentat, c’est la pierre angulaire dans le projet d’attentat des frères Kouachi ! », concluront les avocats généraux.
Le commanditaire des attentats commis par Coulibaly
Abdelnasser Benyoucef, un vétéran algérien du djihad, ancien des filières tchétchènes, est le djihadiste qui aurait soufflé au calife al-Baghdadi l’idée de créer un bureau des opérations extérieures destiné à planifier des attentats en Europe et en France… Logiquement, c’est lui qui se charge des premières opérations. Et notamment des premiers attentats commis dans l’Hexagone revendiqué par l’État islamique. Ceux perpétrés les 7, 8 et 9 janvier par Amedy Coulibaly.
Abdelnasser Benyoucef. © Illustration Sébastien Calvet/Mediapart
Selon Sonia Mejri, une de ses épouses depuis rentrée en France, Benyoucef aurait fini par reconnaître qu’« il était émir des opérations extérieures, il ne m’a pas expliqué dans le détail, il s’occupait des attentats à l’étranger », et notamment ceux de janvier, pour lesquels « il avait aidé à ce que cela se fasse ». Il aurait même été jusqu’à lui préciser « qu’il avait trouvé la personne qui avait commis la tuerie de l’Hyper Cacher et il en vantait les mérites et disait qu’il était sincère envers Dieu ».
La DGSI croit savoir que c’est même lui qui aurait accueilli à son arrivée en Syrie l’épouse de Coulibaly, quelques jours avant que ce dernier ne passe à l’acte d’abord à Fontenay-aux-Roses, puis à Montrouge et porte de Vincennes.
Au printemps 2015, Benyoucef a piloté à distance Sid Ahmed Ghlam, un étudiant en électronique qui devait perpétrer une tuerie dans une église à Montrouge. À la place, l’apprenti terroriste a tué une automobiliste. Des faits qui vaudront à Abdelnasser Benyoucef d’écoper de la réclusion criminelle à perpétuité assortie d’une période de sûreté de 22 ans pour complicité de tentative d’assassinats en relation avec une entreprise terroriste.
Une peine qu’il devrait avoir du mal à effectuer. D’après les services de renseignement américains, ce vétéran du djihad ayant survécu à toutes les guerres depuis une vingtaine d’années est décédé le 30 mars 2016, au bout d’une semaine de coma, des suites d’une balle à la cuisse reçue sur le champ de bataille en Syrie.
Les logisticiens des attentats commis par Coulibaly
Mohamed Belhoucine, un ancien élève à l’École des mines d’Albi, condamné pour sa participation, au début des années 2010, à une filière d’acheminement de djihadistes en Afghanistan et pour son rôle de relais zélé de la propagande d’Al-Qaïda en France, a servi de référent religieux à Amedy Coulibaly.
Les frères Belhoucine (à gauche Mohamed, à droite Mehdi). © Illustration Sébastien Calvet/Mediapart
Son écriture a été identifiée sur le serment d’allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi, le calife de l’État islamique, que le tueur de l’Hyper Cacher lira dans la vidéo de revendication de ses crimes. Mohamed Belhoucine aurait joué également un rôle plus opérationnel en créant les adresses internet utilisées par Amedy Coulibaly pour échanger avec un individu qui délivrait ses instructions au terroriste.
Le petit frère de Mohamed, Mehdi, un ancien étudiant en ingénierie mécanique à la faculté de Jussieu, était, lui, chargé d’exfiltrer l’épouse religieuse de Coulibaly juste avant la commission de ses attentats.
Condamné à trente années de réclusion criminelle, le plus jeune des frères Belhoucine aurait succombé à une septicémie à la suite d’une blessure au cours d’un combat en Irak, au printemps 2015. Condamné à une peine de réclusion criminelle à perpétuité assortie d’une période de sûreté de 22 ans, Mohamed Belhoucine serait, lui, mort sur un champ de bataille, probablement à la fin du califat en 2019.
L’épouse complice de Coulibaly
Cinq jours avant le début des tueries, le 2 janvier 2015, Hayat Boumeddiene, l’épouse religieuse d’Amedy Coulibaly, prenait un avion à Madrid à destination d’Istanbul. De là, elle rejoignait la Syrie où elle devient un symbole djihadiste, celle qui a défié et berné la République.
Hayat Boumeddiene. © Illustration Sébastien Calvet/Mediapart
Conscient de sa stature, l’État islamique lui réserve une place de choix dans sa propagande. Publié en février 2015, le numéro 2 de Dar al-Islam, magazine spécifiquement réalisé en langue française, titré « Qu’Allah maudisse la France », consacre – pour la première fois de sa jeune histoire – deux pages à une femme.
Dans les mois ayant précédé les attentats, Hayat Boumeddiene a commis une série d’escroqueries à l’aide de faux bulletins de salaire et de faux avis d’imposition, escroqueries commises avec Amedy Coulibaly et permettant au couple d’obtenir trois véhicules, immédiatement revendus.
L’argent ainsi obtenu n’ayant pas été réaffecté aux besoins quotidiens du couple et étant, au contraire, utilisé au moment où le futur tueur cherchait à acheter des armes vaut à la jeune femme d’être accusée de financement du terrorisme, en plus d’association de malfaiteurs terroriste.
Dans leur ordonnance de mise en accusation, les juges soulignent qu’à l’évocation des attentats, Hayat Boumeddiene « n’exprime pas sa surprise mais sa satisfaction ». Sur une écoute, on l’entend se féliciter : « Moi, j’te dis franchement, je suis très contente. »
Des années plus tard, une revenante racontera à la DGSI que la veuve la plus célèbre du djihad répétait en Syrie à qui voulait l’entendre que les frères Kouachi et son mari avaient voulu coordonner leurs attentats respectifs « pour créer une cohésion » entre Al‐Qaïda et l’État islamique. Des propos qui, s’ils sont avérés, signeraient la culpabilité d’Hayat Boumeddiene. Puisqu’elle est partie avant que les attentats ne se produisent, sa connaissance du mobile signifie qu’elle était a minima au courant des préparatifs. Par ailleurs, toujours selon cette femme revenue de Syrie, Hayat Boumeddiene disait que « son mari était un héros », « elle en était fière ».
La veuve de Coulibaly va rester fidèle à l’État islamique jusqu’au bout. Elle est présente lors du siège de Baghouz qui prend fin en mars 2019. La dernière enclave territoriale de l’État islamique à tomber. Les survivantes sont parquées dans des camps. Hayat Boumeddiene atterrit dans celui d’Al‐Hol, situé dans le nord‐est de la Syrie et contrôlé par les forces kurdes.
Sonia Mejri, la veuve du commanditaire de la tuerie de l’Hyper Cacher, racontera comment Boumeddiene a pu éviter d’être identifiée. « Quand elle s’est rendue aux Kurdes, elle est passée tout de suite du côté des Syriennes. » Cela a lieu dans le désert, à la chute de Baghouz. « Ils ont mis les étrangères d’un côté et les Syriennes de l’autre. Pour les étrangères, les Américains sont venus faire les empreintes, les photos, les identités », poursuit Mejri. Dans les rangs des autochtones, Hayat Boumeddiene n’est pas inquiétée.
Des femmes de djihadistes font courir le bruit que la Française la plus recherchée serait morte dans un bombardement. En réalité, au bout de huit mois dans le camp d’Al‐Hol, Hayat Boumeddiene profite de l’attaque en octobre 2019 de la Turquie contre les forces kurdes dans le nord de la Syrie. La sécurité dans le camp se relâche et Hayat Boumeddiene s’évade.
Le 16 décembre 2020, la cour d’assises qui juge les complices des frères Kouachi et de Coulibaly la condamne en son absence à trente années de réclusion criminelle assortie d’une peine de sûreté des deux tiers.
À l’heure où ces lignes sont écrites, la détentrice des derniers secrets de ces tueries qui ont ému le monde entier, une femme aujourd’hui âgée de 36 ans, se promène quelque part entre la Syrie, la Turquie et l’Irak.
Matthieu Suc