Mirepoix, Rieucros, La Bastide-de-Lordat, Les Cabannes, Carla-Bayle (Ariège)…– « Quelle sera la première décision que vous prendrez à la chambre d’agriculture ? » Dans la salle des fêtes de Rieucros, petite commune de la plaine ariégeoise, un agriculteur pose la question aux candidat·es de la Confédération paysanne aux élections syndicales agricoles, venus présenter leur programme. Ce soir-là – une semaine avant que ne s’ouvre le scrutin, qui démarre mercredi 15 janvier pour une quinzaine de jours –, quelque vingt-cinq personnes, pour la plupart inconnues du syndicat marqué à gauche, assistent à la réunion publique.
« La première décision, ce sera l’ouverture et la transparence, répond la tête de liste, Christophe Gouazé. On ouvrira la chambre à tous les syndicats, pas comme cela a été fait jusque-là : la liste majoritaire excluait d’emblée tous les autres. »
En 2019, date des dernières élections syndicales, la Confédération paysanne avait pourtant recueilli 38 % des voix dans ce département qui figure parmi les plus pauvres du territoire hexagonal en termes de revenus agricoles. Mais en raison du mode de scrutin très spécifique à ces élections, qui donne une forte prime au parti arrivé en tête, elle n’avait obtenu que trois sièges sur les trente-trois élu·es de la chambre.
Et la FNSEA, victorieuse, ne lui avait pas accordé de poste de vice-président, ni de siège dans les commissions décisionnaires de la chambre. Le syndicat minoritaire n’avait accès qu’aux trois sessions annuelles. « À aucun moment du mandat nous n’avons pu participer à des projets de développement. On nous a fermé la porte. »

Christophe Gouazé, tête de liste de la Confédération paysanne en Ariège, lors de la réunion publique à Rieucros, le 7 janvier 2024. © Photo Amélie Poinssot / Mediapart
Christophe Gouazé élève des vaches dans un autre bout de l’Ariège, à Lescure, au pied des montagnes du Couserans – l’un des fiefs de la Confédération paysanne, où elle est assurée de faire de bons scores. Mais ici, plus au nord, c’est plutôt une terre de mission. On trouve des exploitations céréalières, des fermes d’engraissement de bovins, des agriculteurs qui font le choix d’installer des panneaux photovoltaïques sur leurs terres… pas l’électorat traditionnel de la gauche paysanne.
L’échange, parfaitement paisible, durera pourtant toute la soirée, les un·es et les autres s’écoutant sans se juger. Les rares divergences portent précisément sur le photovoltaïque qui se développe à vitesse grand V sur les terres agricoles en Occitanie, et auquel « la Conf’ » est opposée.
« Nous pensons que les agriculteurs ne doivent pas se transformer en énergéticiens, qu’il faut trouver d’autres solutions pour la question du revenu, répond la tête de liste à l’interpellation d’un agriculteur du secteur séduit par le photovoltaïque. Mais n’ajoutons pas de divisions entre nous, on est déjà assez divisés comme ça dans le monde agricole… Ce qu’il faut, c’est trouver des compromis. »
La FNSEA en rangs dispersés
Les divisions, l’Ariège en fait particulièrement l’expérience cette fois-ci : la FNSEA a fait scission dans le département au moment de la préparation des listes syndicales, à la fin de l’été. Philippe Lacube, le président sortant affilié au syndicat majoritaire, qui dans un premier temps avait décidé de ne pas se représenter, est revenu finalement sur sa décision… contre l’avis du syndicat qui a désigné sa propre tête de liste, Hervé Peloffi.
Une situation que l’on retrouve ailleurs : signe que la colère agricole va coûter des voix au syndicat majoritaire, dans la Haute-Garonne voisine, où la colère avait démarré il y a précisément un an au péage de Carbone, une liste autonome se présente également, « Les ultras de l’A64 ».
Peloffi comme Lacube sont des poids lourds de l’agriculture ariégeoise, leurs exploitations gérées sous forme de Gaec (sociétés détenues par plusieurs personnes) figurent parmi les plus grosses bénéficiaires des aides publiques de la PAC (politique agricole commune) du département : 363 000 euros par an pour le premier en 2023, 203 000 euros pour le second.
Les deux sont éleveurs bovins, avec de grosses surfaces en montagne, et bénéficient, à ce titre, des importantes subventions liées à ces territoires difficiles. Hervé Peloffi a exercé de multiples mandats au sein de la FNSEA depuis une trentaine d’années ; Philippe Lacube a fondé un restaurant réputé aux Cabannes, petit village de montagne sur la route des stations de ski, et s’est fait connaître comme un opposant radical à la réintroduction de l’ours dans les Pyrénées.

Philippe Lacube, président sortant et tête de la liste autonome, devant son exploitation, aux Cabannes. © Photo Amélie Poinssot / Mediapart
« Je ne suis pas un canal historique de la FNSEA et on me le fait payer aujourd’hui », dit le Pyrénéen. Sa liste autonome, « Libres de cultiver notre avenir », n’a donc pas le tampon du syndicat, mais il est parvenu à rassembler toute l’équipe sortante de la chambre d’agriculture – « sauf une personne », précise-t-il à Mediapart. Et plusieurs des membres de la liste ont démissionné de la FNSEA.
La situation est d’autant plus embarrassante pour le syndicat jusqu’ici majoritaire que Philippe Lacube part avec l’avantage de l’expérience du sortant et a incomparablement plus d’appuis locaux qu’Hervé Peloffi. C’est d’ailleurs là-dessus que l’éleveur restaurateur axe sa campagne, comme on peut l’observer au lendemain de la réunion publique de la Conf’, quand il présente son programme dans le même secteur, dans une salle municipale de Mirepoix.
Diaporama avec infographies, interventions techniques sur différents sujets, à commencer par l’eau… la présentation a été minutieusement préparée. Dans l’assistance, on retrouve Philippe, un agriculteur du coin présent la veille à Rieucros. Hésitations entre les deux listes ? « Je n’ai jamais voté à ces élections, je ne me sens pas particulièrement proche d’un syndicat, nous dira après coup cet éleveur âgé d’une cinquantaine d’années, à la tête d’une grosse ferme du coin. Cette fois-ci, j’irai voter. Le fond paysan de la Conf’ m’a plu, mais les autres sont déjà en place, ils m’ont paru beaucoup plus pros. »
Le comportement de la FNSEA est préjudiciable, ça va laisser des traces. Moi je vis avec peu et je défends l’alimentation locale.
La réunion publique de la FNSEA à laquelle Mediapart assistera sera en revanche bien différente. Organisée sur une exploitation de La Bastide-de-Lordat, à destination des cadres du syndicat plutôt que des curieux, elle commencera par une demi-heure de justifications sur les bisbilles locales et le pourquoi du maintien de la liste syndicale. Le programme ne sera présenté qu’à la fin, très succinctement. Il est surtout répété qu’il faut voter FNSEA pour continuer de peser comme syndicat…

Réunion publique de la FNSEA le 9 janvier 2024 sur une exploitation de La Bastide-de-Lordat (Ariège). © Photo Amélie Poinssot / Mediapart
Mais dans le contexte local, l’argument aura du mal à porter. C’est plutôt l’engagement des personnes sur le territoire qui compte. Et sur ce plan, outre son bilan, la liste autonome dispose de quelques atouts, comme la candidate Christelle Lecort, que l’on retrouve à son épicerie-roulotte, en bordure de l’une des principales routes du département, l’axe Foix-Saint-Girons. Dans la foulée du covid et du succès des « drive paysans », le petit commerce de produits locaux monté par l’éleveuse a rencontré un succès fulgurant.
« C’est dans un esprit d’ouverture que je me présente. Pendant six ans à la chambre, j’ai fait ma place de non-syndiquée et j’ai montré que travailler ensemble, c’était possible », explique cette quinquagénaire qui était chargée du bio et de la communication dans le mandat sortant.

Christelle Lecort dans sa roulotte épicerie, entre Foix et Saint-Girons (Ariège). © Photo Amélie Poinssot / Mediapart
Et puis la direction prise par la FNSEA depuis deux ans ne lui convient pas, de toute façon. « Je ne peux pas être dans un syndicat dirigé par quelqu’un comme Arnaud Rousseau. Ce monsieur à la tête de tout un système agroalimentaire [il est le président du groupe Avril, 4e groupe agroalimentaire français. Retrouvez notre enquête – ndlr], qui importe de l’alimentation non respectueuse de nos règlementations, est beaucoup trop en décalage avec nous. Le comportement de la FNSEA est préjudiciable, ça va laisser des traces. Moi je vis avec peu et je défends l’alimentation locale. »
Ce sur quoi il faudra travailler dans le prochain mandat, estime Christelle Lecort, c’est l’élevage. « Il faut assurer davantage de débouchés locaux pour la viande produite en Ariège », dit-elle.
Préparer l’après
L’élevage, c’est à la fois la richesse et le talon d’Achille du département. Doté de nombreuses estives en montagne où les bêtes transhument l’été, il a été l’un des territoires les plus touchés par les épidémies qui ont ravagé les cheptels cet été. La fièvre catarrhale ovine a décimé les troupeaux de brebis, tandis que la MHE (maladie hémorragique) s’est répandue dans les élevages bovins. Parallèlement, l’abattoir de Saint-Girons, sauvé de la fermeture il y a une quinzaine d’années, est à nouveau en très mauvaise posture.
Christophe Gouazé, la tête de liste de la Conf’, a fait partie de ceux qui ont œuvré à la préservation de cette structure, qu’il a dirigée pendant dix ans. S’il est élu à la présidence de la chambre d’agriculture, ce sera l’un de ses combats. « Il nous faut trouver un nouveau projet pour renouer avec la réussite économique que l’abattoir a connue. Si on perd cet outil, la viande sera écoulée par des grosses coopératives, loin des lieux de la production, et les boucheries locales vont fermer. »
Au cœur du programme du syndicat de gauche, il y a surtout la volonté d’« installer ». Autrement dit, attirer les nouvelles générations en agriculture, pour faire face au départ en cours, massif, des anciens et éviter l’agrandissement des fermes – un non-sens écologique. Jusqu’ici, l’Ariège fait d’ailleurs exception sur le sol hexagonal : la population agricole se maintient, alors qu’en Bretagne, par exemple, à peine un tiers des départs à la retraite sont actuellement remplacés.
Si l’on n’aide pas la nouvelle génération à reprendre les élevages, la tendance va être à ne plus faire que des céréales...
C’est justement ce sujet qui a poussé Laurence Bournier, jusque-là plutôt distante vis-à-vis du syndicat, à se présenter pour la première fois, sous la bannière de la Confédération. « Je fais partie de ceux qui dans les cinq ans qui viennent seront à la retraite. Cela concerne 30 % des agriculteurs en Ariège, c’est énorme ! », explique cette agricultrice installée avec son mari en polyculture-élevage dans le nord du département, face au village du Carla-Bayle, une zone de coteaux à la limite de vastes cultures céréalières.

Laurence Bournier, candidate sur la liste de la Confédération paysanne en Ariège. © Photo Amélie Poinssot / Mediapart
« L’une des missions de la chambre est d’aider ceux qui approchent de la retraite à trouver des repreneurs pour leur ferme, poursuit la candidate. C’est très important si l’on veut maintenir l’élevage extensif tel qu’il est pratiqué en Ariège, vertueux pour le climat et la biodiversité : il fixe le carbone dans les sols et entretient une flore extrêmement importante. Si l’on n’aide pas la nouvelle génération à reprendre les élevages, la tendance va être à ne plus faire que des céréales... »
De fait, le nord du département se caractérise par une importante production de maïs semence, une culture très consommatrice d’eau et de pesticides, destinée à produire les graines de maïs. Une activité beaucoup plus rémunératrice que l’élevage… et qui pose la question du partage de la ressource hydrique.
« La Conf’ n’est pas opposée à l’irrigation, précise Laurence Bournier. Mais il faut réfléchir à quelles cultures elle est destinée, comment on la partage, et comment on maintient une eau sans pesticides. C’est tellement important pour l’avenir de nos enfants. »
L’eau, enjeu central du scrutin
Il y a deux ans, le lac de Montbel, où puisent une partie des irrigants ariégeois, s’est retrouvé à sec. Un projet est dans les tuyaux du conseil départemental pour y adjoindre le cours d’eau du Touyre. La Conf’, farouchement opposée à cet aménagement, se fait attaquer là-dessus par les têtes de liste concurrentes : elle est trop proche des « environnementalistes », jugent d’une même voix Hervé Peloffi pour la FNSEA et Philippe Lacube, le candidat dissident, tous deux prompts à souligner qu’elle constitue à ce titre « un danger ».
« Le poumon économique de l’agriculture ariégeoise, c’est la production de semences, défend Hervé Peloffi, fervent promoteur du projet du Touyre. Or on ne peut pas faire de maïs semence sans irrigation. » De son côté, Philippe Lacube prône plutôt une réflexion sur les lacs de montagne et leurs barrages hydroélectriques : faire en sorte de garder cette eau pour l’Ariège plutôt que de la laisser partir au bassin toulousain...
La gestion de l’eau, dans ce département bien doté du fait de l’écoulement des montagnes mais qui contribue largement à l’approvisionnement de la plaine toulousaine, sera, à l’évidence, l’une des lignes de fracture de l’élection.

La chambre d’agriculture ariégeoise, à Foix. © Photo Amélie Poinssot / Mediapart
Mais l’éparpillement des votes FNSEA entre la liste officielle et la liste autonome pourrait bien amener la Conf’ à la tête de la chambre, dans l’un des départements où elle fait traditionnellement ses meilleurs scores et où la participation est plus élevée que la moyenne nationale (66 % contre 46 % des exploitant·es en 2019).
L’Ariège est aussi l’un des rares endroits, avec les Alpes-Maritimes, où la Coordination rurale (CR), qui penche à droite de la FNSEA, ne présente pas de liste cette année. Syndicat très vindicatif, parfois violent, dans le mouvement de colère agricole, la CR ambitionne de conquérir avec ces élections davantage que les trois chambres qu’elle dirige aujourd’hui.
La Confédération paysanne, qui a répondu d’une tout autre manière à la colère agricole – par des actions pacifiques et symboliques visant des cibles de l’agroalimentaire, des mots d’ordre axés sur la défense du revenu et d’une agriculture écologique –, esquisse dans cette campagne des propositions concrètes, à l’échelle de ce que peut faire une chambre d’agriculture, tout en défendant ses positions sur ce qui se décide plutôt à Paris ou à Bruxelles.
« Présider une chambre d’agriculture, c’est pouvoir mettre la main sur la formation et l’accompagnement. Pour la Conf’, cela veut dire enclencher un cercle vertueux pour changer la politique agricole du département et aller vers la transition écologique. Ce n’est pas un changement brutal, c’est un cheminement », assure Christophe Gouazé.
Amélie Poinssot