Préambule
La Russie est en guerre à grande échelle avec l’Ukraine depuis plus de deux ans et demi (plus de 10 ans depuis le début de la guerre non déclarée).
Cette guerre cause des souffrances immenses, principalement aux Ukrainien·nes. Leurs villes sont détruites, leurs industries dévastées ; eles et ils sont confrontés à la baisse du niveau de vie et la suppression de presque toutes les libertés politiques ; elles et ils subissent la honte d’une guerre injuste contre leur propre peuple.
Dans ce contexte, un « Forum de la gauche anti-guerre » est prévu à Cologne les 2 et 3 novembre. Malheureusement, sa préparation n’est pas tout à fait démocratique, et parmi ses organisateurs et organisatrices se trouvent des Russes qui, intentionnellement ou non, jouent le jeu de l’impérialisme russe.
Il est également évident pour nous que de nombreuses et nombreux progressistes européens, habitué·es à s’opposer à l’OTAN et aux États-Unis, sont consciemment ou inconsciemment devenus·e des allié·es de la dictature de Poutine dans la situation actuelle, qui ne correspond pas aux anciens schémas. Elles et ils ont besoin d’entendre la voix des Russes qui sont inconditionnellement contre « leur » impérialisme.
Mais cette voix doit être entendue avant tout par les Russes elles et eux-mêmes. Pendant trop longtemps, au nom de l’unité de la gauche, de graves contradictions ont été dissimulées entre celles et ceux qui s’exprimaient à partir de positions formellement anti-guerre et celles et ceux qui souhaitaient sincèrement la défaite de l’agresseur impérialiste.
En outre, cette lettre ouverte servira de base à un projet de résolution lors du « Forum de la gauche anti-guerre ».
Nature de la guerre
La guerre menée par la Fédération de Russie est impérialiste et a été déclenchée sur la base des intérêts du capital, de la logique impérialiste et des intérêts politiques opportunistes de son dirigeant, l’usurpateur Poutine. La Russie est responsable du déclenchement et de la poursuite de la guerre.
L’agression militaire du Kremlin a commencé en 2014. La Russie s’est alors isolée face à l’Union européenne dans la lutte impérialiste pour l’Ukraine (les Ukrainien·nes elles et eux-mêmes étaient plus pro-européens). Les espoirs de soumission de l’Ukraine se sont effondrés lorsque le peuple ukrainien, lors du Maïdan, a renversé Ianoukovitch, qui s’était finalement tourné vers la Russie (à ce moment-là, ses tendances dictatoriales s’étaient clairement manifestées). Un tel exemple donné par une nation sœur était effrayant pour le régime de Poutine.
L’association à l’Europe au lieu de l’union douanière devenait inévitable. En outre, une Ukraine indépendante du Kremlin ne cadrait pas avec les sentiments impériaux et revanchards de la classe dirigeante et d’une partie du peuple russe.
Les autorités russes ont alors décidé d’essayer de maintenir l’Ukraine dans sa zone d’influence par des méthodes militaires, afin de prouver que les révolutions ne mènent à rien de bon. La Fédération de Russie a annexé la Crimée et déclenché une guerre dans le Donbass, en utilisant un contingent limité de forces armées russes, des volontaires à l’esprit impérial et en s’appuyant sur des contradictions internes de l’Ukraine.
L’Occident, quant à lui, poursuit depuis 2014 une politique d’apaisement à l’égard de Poutine, en jouant les Quatre de Normandie [commémorations du débarquement – NdT] et les accords de Minsk.
La clique Poutine, voyant l’impasse des accords de Minsk, l’expulsion de son soutien gouvernemental hors d’Ukraine, la complicité de l’Occident et espérant une victoire facile, a lancé une agression de grande ampleur le 24 février 2022.
La nature aventureuse de cette démarche est une conséquence de l’inévitable dégénérescence, de la perte de liens avec la réalité du monde, ainsi que du système politique de la Fédération de Russie, construit sur une dictature et un personnalisme inamovibles.
Notre décision et nos actions
– La Russie a commencé la guerre et c’est à elle de la terminer en retirant ses troupes d’Ukraine.
– Par conséquent, la gauche russe doit se concentrer sur cette condition – la véritable lutte des Russes pour la paix peut consister, avant tout, en la lutte pour le retrait des troupes russes d’Ukraine, pour le retrait de la Russie de la guerre.
– Il est inacceptable d’exiger du peuple ukrainien un cessez-le-feu, une capitulation ou des concessions sur une quelconque partie de l’Ukraine, même (et surtout) sous le couvert de slogans de paix anticipée.
– Nous reconnaissons inconditionnellement le droit du peuple ukrainien à se défendre contre l’impérialisme russe. Seul le peuple ukrainien a le droit de décider de la durée et de la manière de poursuivre la lutte.
– La gauche ne doit pas empêcher l’aide à l’Ukraine (y compris les armes). Elle doit critiquer les États-Unis et l’Union européenne pour leur soutien insuffisant, leur volonté de céder l’Ukraine pour le profit, leur diplomatie secrète dans le dos de l’Ukraine ;
– La gauche et les travailleurs et les travailleuses occidentales devraient renforcer le contrôle social et syndical sur les livraisons d’aide à l’Ukraine afin d’accroître leur efficacité et d’empêcher les capitalistes de s’enrichir grâce à ces livraisons.
– La gauche doit exiger l’annulation de toutes les dettes envers l’Ukraine et des réparations de la part de la Fédération de Russie, principalement aux dépens du capital impliqué dans le déclenchement de la guerre ;
– Lutter pour le démantèlement du régime dictatorial étatico-monopolistique de Poutine ;
– Travailler avec toutes les catégories de citoyen·nes russes pour leur organisation de gauche anti-guerre, en expliquant les causes de la guerre et les moyens d’en sortir.
Critique des opportunistes
Conscients de l’idée répandue dans certains milieux d’imposer à l’Ukraine la reconnaissance des annexions par un cessez-le-feu immédiat et de nouveaux « référendums » dans les régions occupées, nous déclarons :
– Le peuple ukrainien s’est autodéterminé en 1991. Toutes les régions, y compris les régions de Donetsk et de Louhansk et la Crimée, ont voté en faveur de l’indépendance et de la création d’un État ukrainien indépendant.
– Il est inacceptable d’exiger un cessez-le-feu de l’Ukraine. La demande d’un cessez-le-feu immédiat et sans conditions préalables adressée par des responsables politiques russes à l’Ukraine (lorsque des troupes russes se trouvent sur le territoire ukrainien) ressemble à de l’insolence impériale et constitue une avancée vers la consolidation des annexions.
– L’État ukrainien a renoncé aux armes nucléaires en comptant sur des garanties de souveraineté et d’intégrité territoriale. Par conséquent, dans les circonstances actuelles, il a le droit de rétablir son statut nucléaire.
– Le principe du droit à l’autodétermination des nations ne peut être utilisé pour légitimer les annexions russes, puisque les zones occupées font partie de la nation ukrainienne (dans l’écrasante majorité des cas, la population ukrainienne prédomine et/ou elle est intégrée dans l’économie et la culture ukrainiennes). En outre, comme la question même de l’autodétermination de certaines parties de l’Ukraine a été soulevée par l’utilisation d’une force militaire camouflée puis ouverte, elle doit être perçue comme une poursuite de l’agression contre l’Ukraine.
– Les forces russes anti-guerre ne peuvent et ne doivent pas se réjouir du retrait de la Russie de la guerre en cas d’annexion de territoires internationalement reconnus de l’Ukraine à la Fédération de Russie.
Nous nous demandons également pourquoi les politiciens russes qui soulèvent la question de l’autodétermination des régions de l’Ukraine (majoritairement habitées par des Ukrainien·nes) ne soulèvent pas la question du droit des nations à l’autodétermination en ce qui concerne les régions de la Russie majoritairement habitées par des peuples autres que les Russes ?
L’aspect humanitaire
Étant donné que le régime russe qui s’est emparé des régions ukrainiennes a imposé la collaboration à une grande partie de la population et a enrôlé par la force les hommes dans l’armée, nous, en tant que Russes, nous devons considérer que nous sommes aussi en partie responsables du sort de ces personnes. C’est pourquoi nous demandons au peuple ukrainien de faire preuve de clémence et d’appliquer le principe d’une large amnistie (à l’exception des dirigeants des soi-disant « républiques populaires », des collaborateurs et collaboratrices malveillant·es, des participant·es et des organisateurs de crimes de guerre, etc.)
Perspectives
Si le régime russe parvenait à conserver les régions capturées d’une manière ou d’une autre, cela impliquerait, d’une part, l’oppression nationale de la population ukrainienne et les souffrances liées à l’occupation ; d’autre part, le triomphe des positions impérialistes pour les Russes elleux-mêmes (le régime fera passer ces annexions pour une grande victoire) ; cela entrainera un nouveau renforcement important du régime. Il convient ici de rappeler la célèbre phrase : « Une nation qui en opprime une autre forge ses propres chaînes ». En outre, un tel scénario créerait une menace de nouvelles guerres dans l’espace post-soviétique à l’initiative de la Fédération de Russie et conduirait au renforcement de la droite en Europe.
Au contraire, la libération des territoires occupés par l’Ukraine, la défaite du gouvernement de Poutine et le retrait de la Russie de la guerre permettraient à des millions d’Ukrainien·nes de rentrer chez elles et chez eux, de commencer à reconstruire ce qui a été détruit. Cela offrirait une chance d’affaiblir ou de faire tomber le régime actuel de la Fédération de Russie.
Un autre scénario positif est également possible :
Le peuple russe, fatigué de la guerre et de l’injustice, démantèle le régime de Poutine, en établissant le pouvoir révolutionnaire-démocratique des classes laborieuses, et sort la Russie de la guerre avec l’Ukraine.
Cela permettrait également de sécuriser l’espace de l’ancienne Union soviétique, de priver la droite européenne du soutien de la Russie et de rendre possible la restauration de la solidarité entre les salarié·es ukrainien·nes et russes.
Pour rendre un tel scénario possible, nous devons participer au réveil les populations de la Russie. À l’heure actuelle, elles sont endormies par le régime dictatorial de Poutine qui, au nom de la Russie, au nom de vous et de nous, commet ses crimes tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des frontières. Mais des dizaines de millions de salarié·es ordinaires, de travailleurs et de travailleuses, d’entrepreneur·es, de jeunes, d’intellectuel·les ne veulent pas que cette folie continue ! Tant que les salarié·es et les ouvrier·es de la Russie sommeillent, tant qu’elles et ils n’agissent pas, cette folie continuera. Mais elles et ils se réveilleront, elles et ils se réveillent déjà. Et notre tâche est de participer à ce réveil !
De qui vient la lettre ?
Pour des raisons de sécurité, à l’exception de quelques expatrié·es, nous devons utiliser des pseudonymes. Mais vous pouvez juger du soutien et de la signification de cette lettre ouverte par les ressources et les pages sur lesquelles elle est publiée.
Pavel Kudyukin (socialiste et syndicaliste)
Nikolai Petrov (léniniste)
Elmar Rustamov (communiste russe, émigré politique en France depuis 2022)
Igor Filippov (LevSD)
Dmitry K. (socialiste et ancien syndicaliste)
Dmitry Kovalev (partisan du RCIT, syndicaliste)
Heinrich Deimann (socialiste et syndicaliste russe)
Irina Belova (journaliste)
Alexander Zhelenin (journaliste, socialiste)
RCIT-Russie (Tendance révolutionnaire communiste internationale)
Sergey Kasochnik (militant syndical)
В. Bukvoedov (syndicaliste, social-démocrate)
Georgy Losev (marxiste anti-autoritaire)
Guzel Yunusova (étudiante, anarchiste)
Gigi Bitsadze (secteur des services)
Yaroslav Smolin (ouvrier, soudeur, progressiste, TGC « YaroslavAustria »)
Korsanna (LevSD)
Schnur (étudiant, léniniste)
August Sternberg
Vladimir Plotnikov (psychanalyste)
Artem Langenburg (LevSD)
Valentin (ouvrier aux opinions marxistes)
Georgi Shelike (marxiste à la retraite)
Elijah Sundress (étudiant en histoire, opinions sociales-démocrates)
Vladimir Kardail (journaliste, social-démocrate)
Mark Romanov (psychanalyste, tatoueur)
Boris Gunko (maoïste russe)
Keith Golovich (maoïste révolutionnaire)
Antiwar Block Catalogne
Yevgeny T. (étudiant, communiste)
Azamat Ismailov
Ilija Budraitskis
Ivan Rukodeltsev (trotskiste)
Yuri Fedorov (social-démocrate)
Kuprum Yarmozhny (maoïste russe)
Rakhil Fayanson (trotskiste, chercheur)
Yogor (développeur de logiciels, marxiste-léniniste)
Igor Bronstein (programmeur, socialiste)
Felix Levin
Emmanuel Goldstein (LevSD)
31 octobre 2024
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