C’était le tremplin dont La France insoumise (LFI) rêvait. Mais le décollage a viré au crash. Ce 2 février, Louis Boyard a échoué à se faire élire maire de Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne) lors du second tour d’une municipale partielle très observée. Le député s’est incliné avec 38,75 % des suffrages exprimés face à la candidate Les Républicains (LR) Kristell Niasme (49 %), loin devant le maire sortant Philippe Gaudin (divers droite, 12,25 %).
Le mouvement mélenchoniste rate la marche, mais il a fait passer son message : il faudra désormais compter sur sa présence aux municipales, des élections qu’il a jusqu’à présent toujours enjambées. Au premier tour, en dépit d’une chute significative du nombre de voix rassemblées par Louis Boyard par rapport aux législatives de 2024, sa liste était arrivée en tête (24,91 %). Il avait coiffé au poteau celle rassemblant communistes, socialistes et écologistes, arrivée en troisième position (20,70 %). Au second tour, malgré la défaite, les dirigeant·es insoumis·es se targuent d’avoir réalisé un résultat supérieur de dix points à celui de la gauche aux municipales de 2020.
« La gauche progresse et reprend du terrain quand elle unit les revendications des milieux populaires. Cette leçon sera la clé des élections municipales de 2026 », a réagi Manuel Bompard, coordinateur national de LFI, tentant de positiver de manière acrobatique. La direction insoumise assume donc d’engager un bras de fer avec les forces de gauche traditionnelles, auxquelles Jean-Luc Mélenchon reproche, dans un billet de blog au vitriol, un « sectarisme borné » en raison de l’échec de la fusion des listes dans l’entre-deux tours, dont chaque partie se renvoie la responsabilité.
Une affiche de La France insoumise avant les résultats du second tour de l’élection municipale à Villeneuve-Saint-Georges, le 2 février 2025. © Photo Alexandre Bré / Hans Lucas via AFP
« Où étaient les écologistes, les communistes, les socialistes quand on a eu besoin d’avoir du soutien quand notre liste était qualifiée de communautariste ? Ils n’étaient pas là. Où étaient-ils quand on avait besoin de leurs voix pour battre aujourd’hui l’extrême droite ? Ils n’étaient pas là. Alors ce soir je le dis, on va continuer le combat », a déclaré Louis Boyard après sa défaite.
L’histoire d’une volte-face
Ces réactions et le retour du terme « gôche » dans le texte de Jean-Luc Mélenchon pour dénigrer le Parti socialiste (PS), le Parti communiste français (PCF) et les Écologistes en disent long sur les divisions qui minent à nouveau la gauche, et la pression que les Insoumis entendent exercer lors des prochaines municipales.
Parti taillé avant tout pour l’élection présidentielle, LFI ne dirige actuellement qu’une petite dizaine de mairies, dont celle de Faches-Thumesnil (Nord), la plus grande jusqu’à aujourd’hui (18 000 habitant·es). En 2020 – lors des dernières municipales, marquées par une très forte abstention due à la pandémie de Covid-19 –, les Insoumis avaient soutenu des listes de candidatures citoyennes ou d’autres forces de gauche, sans se mouiller davantage.
À l’époque, Manon Aubry avait réalisé un score décevant aux européennes de 2019 (6,3 % des suffrages exprimés, moitié moins que les écologistes), il fallait donc protéger la candidature à la présidentielle de Jean-Luc Mélenchon du risque d’un nouvel échec.
La volte-face stratégique de LFI pour les municipales de mars 2026 est d’autant plus frappante. Cette fois-ci, l’organisation fourbit ouvertement ses armes. « Ce sera un franchissement de seuil, on veut remporter des mairies, mettre en œuvre des programmes de rupture au niveau municipal. La date est cochée, des candidatures mûrissent », promet le député Paul Vannier, chargé des « batailles électorales » à la direction de LFI.
Aux européennes de 2024, la liste conduite par Manon Aubry a gagné 1 million de voix par rapport à 2019 (frôlant les 10 % de suffrages exprimés). Les stratèges insoumis misent sur la remobilisation de cet électorat. « Nos scores sont meilleurs, on a 70 parlementaires qui regardent s’il n’y a pas des villes à gagner dans leurs circonscriptions, on est assez forts pour mettre de l’énergie dans ce scrutin », résume le député insoumis Matthias Tavel.
Le mouvement veut aussi prendre sa revanche sur les dernières élections sénatoriales – scrutin indirect où votent principalement les élu·es locales et locaux – pour lesquelles les directions du PS et du PCF avaient refusé de lui réserver un siège, l’empêchant d’entrer au Palais du Luxembourg. « Avec ces objectifs de conquête, nous cherchons à nous implanter dans la perspective des prochaines sénatoriales en 2026 », reconnaît Paul Vannier.
L’intérêt d’avoir des élus locaux n’est pas non plus négligeable en vue de la présidentielle : LFI alerte régulièrement sur la difficulté éprouvée pour récolter les 500 parrainages de maires nécessaire à une candidature. « C’est un travail de longue haleine, toujours difficile », relatait encore récemment Manuel Bompard lors d’une conférence de presse. Pouvoir compter sur ses propres forces serait une manière d’éviter de dépendre de partenaires de gauche dont LFI tend à s’éloigner au niveau national.
Dans ses bastions, transformer l’essai des élections nationales
La feuille de route adoptée par le parti mélenchoniste fin 2024, où il se définit comme un « mouvement communaliste » voulant « tourner le dos à la dépolitisation de la fonction d’élu·e local·e », témoigne de cette nouvelle stratégie. Le texte mentionne de nombreuses communes où LFI est arrivée en tête aux élections européennes, ou a réalisé des résultats supérieurs à 20 %. Y figurent Marseille, Montpellier, Strasbourg, Saint-Étienne, Grenoble, ainsi que des villes moyennes où les résultats du mouvement dépassent les 30 %, 40 %, voire 50 % comme Choisy-le-Roi, Saint-Ouen, Vaulx-en-Velin, Saint-Denis, Bobigny, La Courneuve, Trappes.
S’il y a autant de villes que de configurations locales qui détermineront les logiques d’alliances, les Insoumis partent toutefois avec quelques idées en tête pour maximiser leurs chances de percer dans leurs zones de force.
On peut avoir des débats à gauche. Mais une fois que le premier tour a parlé, celui en tête doit rassembler derrière lui.
En Seine-Saint-Denis, où LFI a fait élire sept député·es – sur treize – en 2024 et compte quelques adversaires intimes comme le maire socialiste de Saint-Ouen, les partis de gauche traditionnels (PS et PCF principalement), qui se partagent presque la moitié des 39 communes, s’apprêtent à être concurrencés. « Quand vous faites des scores aussi importants, il est normal que les militants aient envie de se mesurer. Il n’est pas illégitime que LFI ait des élus municipaux », analyse le socialiste Stéphane Troussel, président du département, réduisant d’un cran les ambitions insoumises.
Dans ces bastions déjà dirigés par la gauche, et qui ne risquent pas de basculer à droite ou à l’extrême droite, les Insoumis veulent se lancer de manière autonome en embarquant si possible avec eux des collectifs citoyens. Le pari étant de ramener au vote de gauche un électorat des classes populaires déçu, soit par des décennies de communisme municipal, soit par un socialisme jugé trop tiède.
L’élection d’Aly Diouara, cofondateur du collectif Seine-Saint-Denis au cœur, avec 60 % des suffrages exprimés aux législatives de 2024 face à l’ex-Insoumise Raquel Garrido, est la matrice de cette stratégie. « C’est la suite de ce qu’on a commencé en 2020 en nouant des alliances avec des collectifs citoyens, explique Paul Vannier. Ça passe d’abord par beaucoup de méfiance, mais quand ça marche, ça produit des résultats considérables. C’est une recette qui peut fonctionner dans beaucoup d’endroits aux municipales avec des collectifs locaux d’habitants auto-organisés. »
Interrogé à ce sujet, Mathieu Monot, premier secrétaire fédéral du PS en Seine-Saint-Denis, s’attend à des « duels fratricides », habituels dans le département, mais espère que l’absence de fusion au second tour entre les listes de gauche à Villeneuve-Saint-Georges ne fera pas « jurisprudence pour 2026 » : « On peut avoir des débats démocratiques de nuances à gauche. Mais une fois que le premier tour a parlé, celui qui est en tête doit rassembler derrière lui », alerte-t-il.
Une question d’incarnation
L’expérience villeneuvoise montre que cette logique n’est pas toujours partagée par les Insoumis, qui veulent pour beaucoup marquer leur différence avec « la gauche d’avant ». Cette affirmation identitaire sera au cœur des prochaines municipales, et elle se traduira par la candidature de personnalités insoumises médiatiquement bien repérées.
C’est l’autre stratégie déployée par LFI pour 2026, qui s’explique aussi par la croissance du mouvement en dix ans d’existence. À l’inverse de 2020, où aucune figure notable n’avait été tête de liste aux municipales, plusieurs député·es insoumis·es comptent se lancer pour cette nouvelle échéance. David Guiraud s’est déjà déclaré candidat à Roubaix (Nord), et dès l’été 2024 plusieurs autres parlementaires avaient fait connaître leur intérêt en interne – en cas d’élection, elles ou ils seraient remplacés par leurs suppléant·es.
Sébastien Delogu y pense pour Marseille (Bouches-du-Rhône), François Piquemal pour Toulouse (Haute-Garonne), Abdelkader Lahmar pour Vaulx-en-Velin (Rhône), Nathalie Oziol pour Montpellier (Hérault) ou encore Arnaud Saint-Martin pour Melun (Seine-et-Marne). Au total, ils et elles pourraient être une quinzaine d’ici à la fin du processus de désignation interne, entre mars et juin. « Bon nombre d’entre eux sont élus dans des territoires métropolitains et de banlieue où nous faisons des scores importants, et ils se sont construits politiquement à ce niveau d’intervention », explique Paul Vannier pour justifier cet intérêt.
À LFI, il y a une vraie volonté de renouvellement du personnel politique.
« Quand on est maire d’une ville préfecture comme Melun, c’est 1 200 employés, vous avez un effet dans le réel. Si LFI veut devenir un mouvement qui change la vie, il faut le faire aussi localement », revendique Arnaud Saint-Martin, qui y était conseiller d’opposition au maire Kadir Mebarek (Horizons), avant de devenir député. Après ses 54 % obtenus lors d’une triangulaire en 2024 à l’échelle de la ville, l’élu espère transformer l’essai : « Ce serait un gâchis effroyable de ne pas y aller. Je vais travailler à consolider une offre de gauche unie, et on est là pour la win », annonce-t-il.
Abdelkader Lahmar affirme aussi être « en train de travailler à un projet alternatif » pour Vaulx-en-Velin, ville actuellement dirigée par Hélène Geoffroy, tenante du courant hollandiste au PS et adversaire résolue de LFI. Il y a réalisé le score écrasant de 69,8 % en 2024. « Le mouvement a fait ses preuves au niveau national, maintenant il faut qu’on soit dans une stratégie d’ancrage durable au niveau local. Il y a de l’attente », affirme-t-il.
« Dans les quartiers populaires, on est investis au quotidien pour régler nos propres problèmes. On est suffisamment mûrs, c’est fini de confier le pouvoir aux autres », dit aussi le député venu de la société civile – il militait dans des collectifs citoyens depuis les années 1990 avant d’être investi par LFI.
L’ouverture de LFI aux mouvements de base venus des quartiers populaires, largement perfectible mais supérieure aux autres partis de gauche, suscite de fait des vocations dans ses rangs. Militant des quartiers populaires à Montpellier et ancien collaborateur parlementaire de Sébastien Rome – député LFI de 2022 à 2024 –, Rhany Slimane s’est ainsi déclaré candidat pour être cochef de file dans la capitale languedocienne dirigée par le socialiste anti-LFI Michaël Delafosse – il a au passage fait l’objet d’un torrent d’insultes racistes.
« À LFI, il y a une vraie volonté de renouvellement du personnel politique et de prendre en compte la diversité du peuple français », salue-t-il. Entre l’intérêt prêté à la notoriété des député·es et la légitimité de figures locales ancrées sur le terrain, il faudra cependant choisir.
Résister à l’ascension du RN
Les Insoumis·es savent que leurs résultats aux législatives et aux européennes ne sont pas automatiquement convertibles aux municipales – Villeneuve-Saint-Georges l’a prouvé –, mais l’éventualité qu’ils réalisent une percée est toutefois prise très au sérieux par leurs adversaires. L’intervention récente du ministre de l’intérieur Bruno Retailleau, sur X, pour barrer la route à Louis Boyard en est un signe : « Aucune commune de France ne mérite d’avoir à sa tête un maire de La France insoumise », a-t-il écrit. Il offre un avant-goût du front anti-LFI qui pourrait à nouveau se former en 2026.
La surmobilisation des quartiers populaires en faveur de LFI aux dernières élections inquiète déjà des notables locaux, à droite comme à gauche, qui craignent que leurs villes basculent. À Meaux, où la candidate LFI Amal Bentounsi était arrivée en tête en 2024 avec 62,4 % des suffrages exprimés, Jean-François Copé a d’ores et déjà annoncé qu’il briguait un sixième mandat à la mairie. Il avait qualifié la campagne d’Amal Bentounsi à l’époque de « communautariste ».
L’anathème est déjà dans toutes les bouches des opposants à LFI, qui voient d’un mauvais œil les liens noués par le mouvement dans les mobilisations pour la paix en Palestine et à l’occasion des européennes. En octobre dernier, face à la vigoureuse campagne d’opposition de représentants locaux de LFI qui accusaient d’islamophobie le maire de Montpellier Michaël Delafosse, le PS de l’Hérault avait réagi en dénonçant « l’utilisation cynique du communautarisme musulman par les militants et dirigeants locaux de LFI ». « Tous les moyens sont utilisés pour calomnier dans la perspective des prochaines municipales », fustigeait le communiqué du PS.
Il faut d’une part que LFI soit respectée dans ses zones de force, mais il faut aussi empêcher le RN de prendre des villes.
À Villeneuve-Saint-Georges encore, la candidate de droite Kristell Niasme s’est appliquée à montrer « comme LFI cherche à fracturer la société en jouant sur le communautarisme ». Sa victoire prouve la relative efficacité de cette stratégie de l’épouvantail et, une fois de plus, la droitisation du paysage politique qui avalise de plus en plus les mots et les thèses du Rassemblement national (RN).
La stratégie insoumise devra compter avec ce facteur, et les résultats de Villeneuve-Saint-Georges prouvent à quel point il peut lui être nuisible. Elle doit aussi intégrer le risque que le RN fait peser plus largement sur de nombreuses villes entre 10 000 et 30 000 habitant·es, que le parti d’extrême droite convoite.
Le député de Loire-Atlantique Matthias Tavel insiste sur cette dimension du scrutin, que LFI pourrait avoir tendance à perdre de vue à trop vouloir disputer le terrain au reste de la gauche dans des grandes villes où elle est forte, alors qu’elle est largement absente ailleurs. « Il faut d’une part que LFI soit respectée dans ses zones de force, mais il faut aussi empêcher le RN de prendre des villes – et il peut en gagner de nombreuses entre 10 000 et 30 000 habitants. Ces éléments doivent faire l’objet d’une discussion nationale », alerte-t-il. Sa circonscription est exemplaire de ces enjeux multiples qui appellent une stratégie flexible.
D’un côté, il y a le maire de Saint-Nazaire, David Samzun, soutien de Bernard Cazeneuve, et qui s’est opposé par deux fois à l’union de la gauche aux dernières législatives. De l’autre, il y a Donges, une ville de 8 000 habitant·es qui héberge un important centre de stockage pétrolier et qui pourrait tomber dans l’escarcelle du RN. À ce sujet, il émet un souhait : « Que la dynamique du NFP vive de Paris à Saint-Nazaire. » Encore faut-il qu’elle puisse cohabiter avec l’affirmation de l’identité insoumise.
Mathieu Dejean