Va-t-on réellement se coltiner les procès en trahison du Parti socialiste (PS) – dont la propension à décevoir son histoire et à tromper son camp est bien réelle – et les accusations de sectarisme de La France insoumise (LFI) – que des mois d’attaques iniques sur « les-extrêmes-qui-se-rejoignent » et sur la « haine du juif » ont transformée en forteresse obsidionale et machine à déni –, jusqu’à l’élection inévitable de Marine Le Pen si les choses continuent comme cela ?
N’y a-t-il vraiment pas davantage de leçons à tirer des débâcles récentes de la législative à Grenoble (Isère) et de la municipale à Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne), en dépit des spécificités propres aux élections partielles ? Des leçons qui ne se contenteraient pas de retenir les seuls éléments à charge ou à décharge : l’effet « repoussoir » de LFI pour les uns ; les « lâchages » socialistes pour les autres…
Sommes-nous véritablement condamnés à vivre les prochains mois dans un étau dont les mâchoires seraient constituées par les péroraisons de François Hollande et les provocations de Jean-Luc Mélenchon ? Le premier, du haut de son désastreux bilan, se permet d’affirmer que « la seule perspective » de LFI « est de bloquer la vie institutionnelle ». Le second accepte un visuel de LFI mettant sur le même plan Marine Le Pen et Olivier Faure, image qui relève davantage d’un trumpisme de gauche que d’une nécessité de brusquer les choses pour qu’elles changent en profondeur…
Boris Vallaud et Olivier Faure (à gauche) et Manuel Bompard, Paul Vannier et Mathilde Panot (à droite) à l’Assemblée nationale. © Photomontage Mediapart avec Amaury Cornu et Virginie Haffner / Hans Lucas via AFP
« Jamais depuis 1945, même lors des pires renoncements du PS, pendant la guerre d’Algérie et Guy Mollet, et bcp d’autres sombres moments, jamais une orga de gauche n’a fabriqué un visuel mettant sur le même plan un fasciste et le chef du PS », a tweeté à ce sujet le député Alexis Corbière depuis une position ni PS ni LFI…
La publication de ce visuel a finalement été supprimée, mais celui-ci raconte comment une partie de LFI regarde celles et ceux qui devraient rester des partenaires, et rappelle la façon dont la députée et proche de Mélenchon Sophia Chikirou avait affirmé : « Il y a du Doriot dans Roussel »,en référence à l’ancien maire de Saint-Denis, passé du communisme à la collaboration avec l’occupant nazi.
Que l’on croie davantage à la stratégie réformiste du PS ou à celle de rupture portée par LFI n’a désormais guère d’importance, tant les deux paraissent trop solitaires pour être capables d’atteindre leur objectif déclaré : prévenir une victoire de l’extrême droite et assurer celle de leur camp.
« Ne changeons rien, fonçons droit dans le mur ! », ironisait sur X le député François Ruffin, en rupture de ban avec LFI, après la législative partielle de Grenoble, perdue en raison du « couteau dans le dos habituel de Raphaël Glucksmann » (pour l’Insoumis Thomas Portes) ou de « leaders davantage obsédés à détruire les partenaires de gauche qu’à défaire la Macronie et battre le RN » (pour la purgée Clémentine Autain).
Une promesse de crash politique
Même si un hold-up électoral ponctuel comparable à celui effectué par Emmanuel Macron en 2022 demeure envisageable – à grand renfort d’imagination – dans le cadre vermoulu de l’élection présidentielle, il serait probablement sans lendemain, dès les élections législatives suivant le scrutin présidentiel, tant les institutions de la Ve République sont paralysées et paralysantes, le champ politique refermé et déplacé vers la droite dure, et la situation internationale inquiétante et peu favorable aux gauches.
Dans ce contexte, même s’il était possible d’être certain que la stratégie de LFI est meilleure que celle du PS – ou l’inverse –, c’est un crash politique que ces deux formations promettent actuellement au peuple de gauche en se persuadant, jusqu’à l’auto-intoxication, de la pertinence de leurs choix respectifs.
Juger que les deux principales formations de la gauche française nous mènent chacune dans le mur ne doit cependant pas conduire à les renvoyer dos à dos. Le PS et LFI fonctionnent certes en miroir, et le Janus horribilis des figures repoussoirs que sont, pour les uns ou pour les autres, François Hollande et Jean-Luc Mélenchon existe bel et bien.
Toutefois, partager les torts à l’identique, même en partant du sentiment que ces deux partis nous entraînent aujourd’hui dans des culs-de-sac parallèles, demeure impossible, tant la responsabilité des deux formations dans le marasme actuel n’est pas symétrique.
L’une de ces composantes a, en effet, déjà gouverné, et il n’y a guère plus aujourd’hui que le député Hollande pour défendre le bilan du président Hollande et ne pas avoir honte d’avoir mis en orbite le macronisme et ses effets aussi délétères qu’inégalitaires sur la démocratie et la société française.
La débâcle du Parti démocrate aux États-Unis en novembre dernier rappelle également que la gauche centriste n’est sans doute pas adaptée au monde actuel dominé par un capitalisme « de la finitude » ou « de l’apocalypse » et un « grand basculement des droites » vers ses composantes radicales, autrefois marginales et devenues centrales.
Cette défaite cuisante de Kamala Harris ne dessine pour autant en rien les conditions de possibilité d’une victoire d’une gauche radicale, qui ne peut prétendre gouverner sans mobiliser au-delà de ses maigres troupes et sans réguler sa nécessité d’être autant force de rupture que puissance de confiance.
Étranglée entre les deux paris pyromanes de LFI et du PS, la stratégie unitaire incarnée par une Marine Tondelier ou une Lucie Castets n’en est pas ou plus vraiment une. Elle constitue au mieux un vœu pieux, au pire une berceuse pour enfants fiévreux.
S’il serait néanmoins suicidaire de la négliger ou de la congédier, car elle seule peut permettre de contrer l’extrême droite dans les urnes comme on l’a vu aux législatives de juillet dernier, elle fait aussi écran à la catastrophe en cours en installant l’idée d’un sursaut toujours possible sur la base d’un programme commun dont l’existence tangible rend encore plus désolante la situation actuelle.
« On s’engueulera plus tard »
L’union de la gauche demeure une boussole, mais sa réitération tient trop souvent lieu de conjuration déclarative, de mantra pseudo-rassurant, pensant à tort pouvoir enjamber les questions stratégiques au nom de quelques considérations iréniques.
Brandir l’union de la gauche en étendard demeure sans doute une nécessité morale et électorale, mais jette un voile illusoire sur le fait que l’échec est promis autant aux aventures en solitaire qu’aux tentatives de maintenir une unité de surface sans affronter la tectonique des plaques qui s’entrechoquent en profondeur.
Il est évident qu’il existe des positions et des identités différentes, et même divergentes, à l’intérieur de ce qu’il demeure nécessaire d’appeler gauche. Et il serait tout aussi vain de prétendre qu’elles sont susceptibles de s’évaporer à peu de frais que de céder à celles et ceux qui, à l’instar du véritable traître qu’est Manuel Valls, jugent qu’elles sont irréconciliables.

Visuel de LFI produit après le choix du PS de ne pas voter la motion de censure déposée par les autres composantes du NFP.
Dans ce contexte, chercher le barycentre entre les positions de LFI et celles du PS, même s’il était possible de dépasser les postures et les haines recuites de certains acteurs de la mauvaise tragicomédie qui se déroule sous nos yeux, est sans doute une dépense d’énergie inutile, voire contre-productive. Chercher à modérer LFI, à radicaliser le PS ou contraindre à un choix tranché entre deux tendances de la gauche dont l’une ne pourra vaincre sans l’autre, c’est peut-être aujourd’hui se tromper de combat.
La priorité pourrait plutôt être alors de rebâtir un édifice qui ne mette pas sous le tapis les divergences (« On s’engueulera plus tard », comme le disait une affiche pro-NFP à la fois drôle, prémonitoire et rétrospectivement pathétique) mais les retravaille dans le but de transformer les guerres intestines du moment en un combat partageable contre l’alliance des droites en fusion et du macronisme finissant.
Quelles seraient alors les conditions d’un élan inverse de la dynamique mortifère dont nous sommes témoins, et dont les différentes composantes du NFP sont comptables, même si le principal coupable se trouve à l’Élysée pour avoir refusé de donner sa chance au NFP en préférant confier la gouvernance du pays à la droite ou à son noyau dur ?
La première réside sans doute dans le simple rappel d’une réalité que l’air vicié du trumpisme généralisé pourrait nous faire vite oublier, à savoir que l’espoir politique ne demande qu’à se débrider, surtout par temps mauvais.
On ne peut pas travailler avec les outils de l’adversaire ni dans le langage de l’ennemi.
On l’a vu en juin dernier, lorsque la perspective de l’arrivée du RN aux commandes à la suite de la dissolution décidée par Emmanuel Macron a permis aux frères ennemis de la gauche de bâtir un programme de rupture cohérent et rendu possibles des campagnes de terrain enthousiasmantes qui ont barré provisoirement la route à l’extrême droite, quitte à se désister en faveur d’élus macronistes ou Les Républicains (LR) qui se livrent aujourd’hui sans vergogne à la rhétorique lepéniste.
La deuxième se loge sans doute dans l’observation de ce qui fonctionne aujourd’hui politiquement, à savoir la vigueur de l’extrême droite, non seulement pour en démonter les ressorts et pouvoir les contrer, mais aussi pour, peut-être, composer avec certaines de ses stratégies : montrer des gages de « responsabilité » institutionnelle tout en faisant vibrer les aspirations populaires ; jouer tour à tour de la respectabilité et de la transgression ; s’activer à la fois dans la rue et dans les urnes ; admettre et digérer des divergences économiques et politiques profondes en son sein…
Il ne s’agit en aucun cas ici de s’aligner sur les pratiques de l’extrême droite. Pour le dire comme le metteur en scène Sylvain Creuzevault, dans un article du Mondeconsacré aux esthétiques et aux imaginaires de la nation, mais qui pourrait se transposer à bien d’autres domaines, « on ne peut pas travailler avec les outils de l’adversaire ni dans le langage de l’ennemi ».
Ce n’est pas en plagiant la rhétorique et les procédés de l’adversaire que l’on peut espérer lui faire pièce, parce qu’il est inenvisageable, depuis le camp de l’émancipation, de flatter les bas instincts et les passions tristes, quel que soit leur potentiel électoral.
Mais il n’est pas non plus interdit de voir que la dynamique des extrêmes droites contemporaines s’est bâtie sans exiger en amont l’homogénéité doctrinale de ses différentes composantes et en pariant plutôt sur le fait de toucher large politiquement, en s’adressant de façon parfois différenciée aux divers segments de la population que l’on cherche à capter.
Répartition des élections
La troisième condition de possibilité d’une dynamique non mortifère à gauche tient à cette réalité qu’au vu des divergences actuelles, il pourrait paraître plus judicieux de faire le parti d’une répartition des rôles que d’un rapprochement des pôles.
On ne sous-estime pas ici le risque de naïveté qu’il y aurait à proposer une pragmatique politique face à des difficultés existentielles et structurelles. Mais on peut aussi espérer que la gauche française sache changer rapidement et sérieusement ses pratiques en voyant le crash arriver, contrairement aux agents du capitalisme qui ne bougent pas d’un iota, même face à la perspective de l’effondrement écologique.
Dans ce cas, on pourrait alors imaginer, pour les prochaines années, une forme de répartition des élections. Certes, la présidentielle demeure la clé de voûte du système politique français, et il sera difficile à quiconque d’y renoncer. Mais les principaux partis de gauche peuvent s’accorder sur la nécessité de réformer en profondeur nos institutions en réduisant les pouvoirs solitaires de l’Élysée et afficher comme objectif prioritaire de faire de la prochaine présidentielle la dernière de ce type.
Il y aurait alors du sens à voir chaque formation de la gauche française se concentrer sur l’élection dans laquelle elle est la meilleure, avec le soutien de toutes les autres. Au PS et au PCF serait donnée la charge de mener les élections municipales et départementales ; aux écologistes échoiraient les élections européennes et les élections régionales. Et à LFI serait confiée la tâche de mener le combat de l’élection présidentielle (rappelons aux socialistes, écologistes et communistes que pas un seul de leur candidat n’y a dépassé la barre des 5 % en 2022). Étant entendu que les législatives demeureraient menées par un NFP uni sur le programme élaboré au printemps dernier.
La condition dans cette dernière condition serait sans doute toutefois que le désormais trop clivant Jean-Luc Mélenchon renonce à être le candidat de LFI. On conçoit ce que cet avenant à un possible contrat politico-électoral peut avoir d’inacceptable non seulement pour l’état-major de LFI mais même au-delà. Quiconque revendique aujourd’hui une sensibilité de gauche ne peut évacuer une forme de reconnaissance pour celui qui a contribué à relever une gauche compromise dans les travers inégalitaires du néolibéralisme.
Il serait, en outre, bien présomptueux de vouloir prédire de longs mois à l’avance les dynamiques politiques envisageables, si on se souvient que six mois avant la présidentielle de 2022, personne n’aurait imaginé que la candidate socialiste finirait à moins de 2 % et le candidat de LFI à plus de 20 %.
Élection présidentielle en miniature
On aperçoit cependant difficilement les réserves de voix que pourrait engranger une nouvelle candidature de Jean-Luc Mélenchon dans un contexte où le vote LFI recule à peu près partout depuis l’élection présidentielle de 2022, à moins de fantasmer à la fois une mobilisation en masse des abstentionnistes tout entière dirigée vers Mélenchon et l’absence totale de conséquences des brutalisations récurrentes de ses potentiels électeurs et électrices par le leader de LFI. Tandis qu’on devine assez clairement comment même certaines personnes ayant voté pour lui en 2012, 2017 et 2022 ne lui accorderont pas, cette fois-ci, leur bulletin de vote.
Jean-Luc Mélenchon s’est souvent et à raison vanté d’avoir suscité une nouvelle génération d’hommes et de femmes politiques portant un projet de rupture cohérent et nécessaire. Il se trouve aujourd’hui face au dilemme de lui laisser la main et de finir sa carrière comme conscience et garant d’une gauche que la pratique de gouvernement ne ferait pas renoncer à sa volonté transformatrice, plutôt que de terminer sa vie sur un quatrième échec au scrutin présidentiel.
Une telle répartition des rôles aurait, en tout cas, plus de portée que la volonté actuelle de LFI de faire de chaque élection municipale une élection présidentielle en miniature, ou la prétention du PS d’être redevenu la force centrale de la gauche au seul nom des 13,8 % de votes obtenus par Raphaël Glucksmann aux dernières élections européennes dans un contexte polarisé par l’après 7-Octobre. Soit moins de 3,5 millions de voix dans un pays qui compte environ 50 millions d’inscrit·es sur les listes électorales…
Cette répartition des espaces, si elle fonctionne électoralement, pourrait ensuite s’appliquer à d’autres domaines du politique. Il est évident qu’on ne peut plus laisser au PS l’orientation des principales politiques économiques et sociales au vu de ses contorsions sur le budget, et tout aussi clair qu’il serait absurde d’imaginer un ministre LFI au quai d’Orsay, tant la vision géopolitique de cette formation demeure campiste, comme les saillies de Mélenchon sur la Syrie l’ont encore rappelé.
Bref, l’état d’urgence politique contemporain invite sans doute moins à chercher aujourd’hui une inatteignable homogénéisation qu’à se répartir au mieux les rôles d’une indispensable mobilisation, plutôt que de rester chacun et chacune dans un couloir de nage qui ne promet que le naufrage en bout de course.
Joseph Confavreux