On dirait l’intrigue d’une comédie noire particulièrement absurde : un juif étasunien part à la chasse aux Palestinien·nes dans les rues de Miami, identifie par erreur un père et son fils – tous deux juifs israéliens – comme Palestiniens, et décharge immédiatement un chargeur sur eux ; les deux survivent miraculeusement. À l’hôpital, le fils publie un billet disant que son père et lui ont survécu à une tentative de meurtre motivée par l’antisémitisme », signant le billet du slogan israélien populaire « Mort aux Arabes ». Ce n’est qu’après avoir appris que l’agresseur était un Juif cherchant à tuer des Arabes qu’il supprime ses remarques et apparaît à la télévision israélienne pour dire que « peu importe ce que nous sommes, Juifs, Russes, Arabes… aucun être humain n’a le droit d’ôter la vie à un autre ».

La police de Miami Beach le long d’Ocean Drive, à South Beach, Miami, le 16 janvier 2016. (Adam Fagen/CC BY-NC-SA 2.0)
Ce n’est pas la première fois que des Juifs/Juives israélien·nes sont attaqué·es après avoir été pris·es pour des Arabes. Au cours des journées tendues d’octobre 2015, plusieurs incidents de ce type se sont produits en Israël : des soldats ont abattu Simcha Hodadov, 28 ans, un immigrant du Daghestan qui s’était installé en Israël par sionisme, avait étudié dans une yeshiva, avait servi dans l’unité Netzah Yehuda de l’armée israélienne et avait ensuite travaillé comme agent de sécurité. Les soldats l’ont soupçonné d’être arabe et ont ouvert le feu.
Le même mois, Uri Rezkan a été poignardé sur son lieu de travail, dans un supermarché de la ville de Kiryat Ata, par un autre Juif israélien, et à Jérusalem, un Haredi a attaqué un piéton juif avec une barre de fer, le blessant grièvement. Dans les deux cas, l’auteur a délibérément visé les victimes parce qu’il les prenait pour des Arabes.
C’est une règle empirique israélienne bien connue : plus la situation est tendue et violente, plus il est dangereux de « paraître arabe ». Mais en vérité, dans les territoires contrôlés par Israël, il n’y a jamais vraiment de bon moment pour le faire.
Cette idée a été distillée par l’écrivain palestinien Sayed Kashua dans l’un des épisodes les plus drôles et les plus tristes de sa célèbre sitcom « Arab Labor ». Le protagoniste, Amjad Alian, décide de participer à l’émission de téléréalité « Big Brother » pour prouver aux Juifs/Juives israélien·nes que les Arabes ne sont pas effrayant·es. Les autres concurrent·es, qui savent qu’il y a un Arabe parmi eux mais ignorent son identité, soupçonnent à tort le Mizrahi d’être arabe – et leur comportement à son égard change en conséquence.
Des non-Juifs/Juives ont également été attaqué·es après avoir été pris·es pour des Arabes, comme le migrant érythréen Habtom Zerhom, qui a été lynché par une foule de civils et de policiers à la gare routière centrale de Be’er Sheva après avoir été pris pour un « terroriste ». Mais parmi les Juifs et Juives israéliennes, dans une réalité où l’« apparence arabe » est le principal déclencheur de la violence, les Mizrahim sont particulièrement exposé·es.

Des policiers israéliens détiennent un activiste lors de l’expulsion de familles majoritairement Mizrahi du quartier de Givat Amal à Tel Aviv, le 29 décembre 2014. (Oren Ziv)
Un juif ou une juive mizrahi peut changer son nom de famille, se distancier de tout élément arabe dans son identité et son héritage, et embrasser pleinement la culture occidentale, mais elle ou il ne peut pas se défaire de sa peau. Dans les espaces publics – que ce soit en Israël ou ailleurs, comme le montre l’incident de Miami – elle ou il peut toujours être facilement identifié·e, et donc traité·e, comme « un·e Arabe ».
Le « mauvais » type de juif/juive et d’arabe
Mais l’apparence extérieure n’est qu’une partie de l’histoire Mizrahi-Arabe, et ce n’est même pas la principale. Dans les premières années d’Israël, l’establishment ashkénaze nourrissait à l’égard des Mizrahim un ressentiment et un mépris brûlants pour leur identité arabe, bien avant de les rencontrer en personne et de voir la couleur de leur peau ou de leurs yeux. « Il s’agit d’une race différente de toutes celles que nous avons vues auparavant », a écrit le journaliste israélien Aryeh Gelblum dans Haaretz en avril 1949. « La primitivité de ces gens est insurpassable… Par-dessus tout, il y a un fait tout aussi grave : leur incapacité totale à s’adapter à la vie dans ce pays, et surtout leur paresse chronique et leur haine pour toute forme de travail ».
En 1951, l’Agence juive et le gouvernement israélien ont adopté une politique d’immigration sélective pour les Juifs et les Juives du Maroc et de Tunisie, contrairement à l’immigration sans restriction accordée aux Juifs et Juives des pays occidentaux. En 1952, Abba Eban, alors ambassadeur d’Israël aux États-Unis et à l’ONU, écrivait : « L’une des plus grandes inquiétudes qui pèsent sur nous alors que nous évaluons notre état culturel est que l’afflux d’immigrant·es des pays de l’Est abaisse le niveau culturel d’Israël au niveau de celui des pays voisins ».

Manifestation des résidents Mizarhi de Wadi Salib devant le commissariat de police de Haïfa, le 9 juillet 1959. (Police israélienne/Wikimedia Commons)
Quelques années plus tard, le soulèvement des Mizrahi dans le quartier de Wadi Salib à Haïfa allait libérer toutes ces craintes refoulées. « Je ne sais pas qui ils font venir de Perse maintenant, mais nous sommes condamnés à les accepter. Nous verrons bien quel genre de jungle nous sommes en train de nous créer », a grogné le Premier ministre Levi Eshkol.
Le ministre de l’éducation de l’époque, Zalman Aran, est allé jusqu’à accuser « les Juifs et les Juives des communautés orientales » de « sympathie passive pour la violence ». Des décennies plus tard, Nathan Eshel, proche conseiller de Benjamin Netanyahou, se fera l’écho de ces sentiments, affirmant que les Mizrahim « réagissent bien à la violence ».
Ce bref aperçu – qui n’est que la partie émergée de l’iceberg dans un océan de racisme – a pour but de nous rappeler ce que tant de Mizrahim en Israël s’obstinent à nier : le noyau arabe ancré dans leur identité mizrahi, et le prix qu’il exige.
Depuis un an et demi, dans le climat toxique de haine et de vengeance de la guerre, les déclarations sur la « barbarie arabe » se sont répandues en Israël – malheureusement, même de la part d’hommes et de femmes mizrahi qui étaient autrefois des allié·Ês dans la lutte pour l’égalité. Celles et ceux qui, pendant des années, ont analysé de manière critique les racines de l’oppression des Mizrahi en Israël ont soudain adopté la terminologie la plus raciste et la plus anti-arabe lorsqu’elles ou ils parlent des Palestinien·nes.
La fusillade de Miami pourrait leur servir de rappel important : lorsque le tireur a quitté sa maison avec l’intention de tuer des Palestinien·nes, il ne pensait pas aux Palestinien·nes dans un sens politique. Même si ses victimes avaient été des Palestinien·nes, il n’avait aucun moyen de savoir s’il s’agissait de Palestinien·nes sionistes, comme Yoseph Haddad. Sa cible était l’arabité elle-même. En fait, on pourrait dire qu’il n’a pas fait d’erreur : il a fini par tirer sur des Arabes, mais sur le « mauvais » type d’Arabes. En ce sens, il n’est pas différent de sa victime, qui s’est empressée d’écrire « Mort aux Arabes », juste avant de réaliser que son agresseur était un Juif raciste.
Les Mizrahim peuvent continuer à nier leur identité arabe, à la mépriser, à s’en éloigner – mais en fin de compte, une balle leur rappellera : après tout, vous êtes arabe vous aussi.
Orly Noy