Les relations internationales, un « Far West planétaire »
« Multilatéralistes, si nous pouvons, unilatéralistes si nous devons » proclamait déjà Bill Clinton, pourtant considéré comme un président très multilatéraliste. Tout président fraichement élu se demande comment appliquer ses vues dans un système international dont il doit apprendre le fonctionnement. Donald Trump, lui, se demande pourquoi il devrait en tenir compte et en fait n’en tient aucun compte Il ne cesse de lui porter des coups depuis son arrivée à la Maison-Blanche, et ne fait que peu de cas du respect de la souveraineté des autres États, y compris de ses alliés.
- Attaque contre des États
Il faut d’abord citer la menace de réoccuper le canal de Panama dont l‘intérêt stratégique apparaît clairement dans la perspective d’un affrontement avec la Chine. Et son annonce de prendre possession du Groenland au mépris de l’opinion des Inuits et du Danemark, pourtant son allié dans l’OTAN, a surpris elle aussi. Si l’Arctique se révèle de plus en plus, du fait du réchauffement climatique comme zone stratégique essentielle et si à l’évidence les richesses minières du Groenland sont convoitées par Trump, ce traitement n’a pas manqué de choquer et de susciter des réactions indignées des autres alliés. Et que dire de l’idée d’imposer au Canada, avec des arguments qui ne résistent pas à l’analyse, des droits de douane de 10% ? Une décision qui aurait un impact récessif important sur les deux économies - deux économies symbiotiques - avec des secteurs et des géographies particulièrement affectées. Quant à son idée de faire du Canada le 51e État des États-Unis, idée dont il a osé dire qu’elle aurait de l’allure, elle n’a fait que renforcer le patriotisme canadien.
- Attaque contre l’humanitaire : USAID et OMS
La suppression de l’USAID (plus de 10 000 personnes dans 120 pays) met fin brutalement à de nombreux programmes humanitaires. Un budget de près de 43 milliards de dollars qui représente 42% de l’aide humanitaire déboursée partout dans le monde, mais qui ne chiffre qu’à hauteur de 1% du budget des États-Unis, précise Anne Deysinne. Et si cet argent allait la plupart du temps dans les pays africains ou du Moyen-Orient (Éthiopie, Jordanie, Somalie, Yemen), c’est depuis presque trois ans l’Ukraine qui est en le premier bénéficiaire, avec près de 38 milliards de dollars reçus depuis le début de la guerre en 2022. Il y a donc là une cohérence avec la position de Trump à l’égard de l’Ukraine. Mais, démonstration du caractère erratique de certaines décisions, il prive ainsi les États-Unis – Russes et Chinois s’en frottent les mains - d’un important « soft power ».
Le retrait américain de l’OMS ne sera effectif quant à lui, que d’ici un an, peut-être six mois selon les interprétations juridiques, mais la manne financière dispensée par les États-Unis commence déjà à refluer. Le pays finance l’OMS à hauteur de 20 % de son budget chaque année, ce qui en fait son principal bailleur. Globalement, Washington finance à lui seul 26 % des organisations internationales basées à Genève, dont l’Alliance mondiale pour les vaccins et la vaccination (GAVI) et le Fonds mondial – principal bailleur de fonds dans la lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme.« Personne n’est très surpris, on s’attendait à une attaque de l’administration Trump contre l’OMS, mais la rapidité et la brutalité avec lesquelles ils l’ont mise en œuvre sont très choquantes » (Suerie Moon, co-directricedu Centre de santé globale de l’Institut des hautes études internationales et du développement).
- Attaque contre le droit international
Dernier coup de boutoir en date sur lequel il faut insister compte tenu du contexte, le décret présidentiel pris le 6 février à l’encontre de la Cour pénale internationale, constitue une véritable déclaration de guerre au droit international (édito de Pascal Boniface, IRIS, exposé magistral auquel nous empruntons l’essentiel). Les Américains estimaient que le cadre juridique international créé à leur initiative après 1945 était un gage de stabilité, de relations plus pacifiques et régulées, et donc dans leur intérêt. Négation du droit international et illustration d’une politique de force, le décret de Donald Trump prévoit l’interdiction d’entrer aux États-Unis pour les dirigeants, employés et agents de la Cour pénale internationale ainsi que pour leurs proches, le gel de leurs avoirs détenus aux États-Unis et l’extension des sanctions à toute personne considérée comme ayant apporté son aide aux travaux d’enquête de la CPI, ce qui peut concerner des citoyens américains. La motivation est claire, la CPI est accusée d’avoir engagé des actions illégales et sans fondements contre les États-Unis (enquête sur l’Afghanistan) et leur proche allié Israël (Netanyahou et Gaza). Constat : un double standard : Washington peut soutenir la CPI lorsqu’elle inculpe Vladimir Poutine ou des dirigeants africains, mais la sanctionner si elle inculpe Benyamin Netanyahou.
« Donald Trump veut revenir à une sorte d’état de nature dans lequel chacun fait ce qu’il veut et où les plus puissants sont donc libres d’agir sans contrainte et sans réserve, et où les plus faibles n’ont d’autre choix que de subir ce que les grandes puissances leur imposent. Bref, revenir à un état sauvage de la planète, une sorte de Far West planétaire, où le mieux armé a raison » (Pascal Boniface)
- Une guerre commerciale ?
Si, l’après-guerre se caractérise par un net recul du protectionnisme dans le monde - En 1947, est signé l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), qui vise à réduire progressivement les droits de douane de manière mutuelle - les États-Unis restent fidèles à un certain protectionnisme. Le protectionnisme n’est d’ailleurs pas une nouveauté dans l’histoire américaine. L’historien de l’économie Paul Bairoch ne l’avait-il pas désigné comme « la mère patrie et le bastion du protectionnisme moderne »
C’est dans ce contexte qu’il faut envisager les initiatives tempétueuses de Trump dans ce domaine. En 2019, Donald Trump fait passer de 10 % à 25 % les droits de douane supplémentaires sur environ 5 700 produits représentant 200 milliards de dollars (178 milliards d’euros) de biens chinois importés. La guerre commerciale avec la Chine était lancée. Mais c’est désormais au reste du monde que Trump déclare la guerre commerciale en dressant des barrières douanières comme son premier mandat n’en avait pas connues et ce en ne respectant aucunement leurs engagements pris dans le cadre de l’OMC (éviter les discriminations, tenir compte des niveaux de développement des partenaires), en ciblant, au nom du principe « œil pour œil », tant des pays émergents (Brésil, Mexique) que les pays développés (Canada, UE). Et ce, non sans reculs avec annonce de négociations (Canada, Mexique, Inde), qui sont bien à la mesure du caractère erratique du personnage
- La crise climatique, un « canular » !
Alors que les États-Unis font partie des plus grands émetteurs de carbone au monde, Donald Trump annonce pour la deuxième fois, la sortie des États-Unis de l’accord de Paris sur le climat, alors même que la Californie est aux prises à des incendies dévastateurs. Le président américain, qui qualifie le dérèglement climatique de « canular », va ranger les États-Unis aux côtés de l’Iran, la Libye et le Yémen, les trois seuls pays à n’avoir pas ratifié l’accord de Paris. Le retrait devrait être effectif dans un an. Alors que la crise climatique est aujourd’hui l’une des menaces les plus omniprésentes pour les droits humains car elle entraîne des famines, des crises de réfugiés et autres crises humanitaires, la pauvreté et le sans-abrisme à travers le monde.
L’immigration, Trump et l’extrême-droite européenne, un même combat raciste
- Un peu d’histoire pour commencer
Une « nation d’immigrants », ainsi parlait des États-Unis le président Kennedy afin de rappeler leur tradition d’accueil des étrangers issus de tous les continents. Mais l’immigration n’est pas seulement un fait du passé. Après une période de restriction, des années 1920 (lois des quotas) aux années 1960, les États-Unis sont redevenus aujourd’hui un grand pays d’immigration.
La législation contemporaine trouve ses origines dans une loi d’immigration votée en 1965. Avant cette date régnait le régime des quotas fondés sur l’origine nationale, mis en place en 1921 et en 1924. Ce régime imposait une limite annuelle de 150 000 visas à l’immigration européenne, interdisait l’immigration asiatique et établissait des quotas nationaux destinés à favoriser l’admission d’étrangers provenant d’Europe de l’Ouest et du Nord. La loi qui fut adoptée en 1965 remplaça les quotas nationaux par un système où les étrangers pouvaient être admis en fonction de leur caractère propre, et non de leur origine nationale ou raciale. Insistant surtout sur la nécessité d’abolir un régime dépassé et discrédité, les partisans de la réforme affirmèrent que le nouveau système n’allait pas augmenter les flux ou modifier leur composition. Tromperie délibérée dans le souci de rallier à la réforme les sceptiques et les conservateurs ou simple erreur sur les conséquences pratiques de leur projet, cette affirmation allait en tout cas s’avérer profondément erronée : sous le régime mis en place en 1965, le nombre total d’admissions a plus que triplé et l’origine nationale des nouveaux venus a radicalement changé, l’Asie et l’Amérique latine remplaçant l’Europe comme source principale de l’immigration.
- L’offensive de Donald Trump
Donald Trump a lancé son offensive anti-immigration à coup de déclarations brutales et décrets chocs. Le nouveau président, qualifiant le droit du sol de « ridicule » a signé un décret remettant en cause le droit d’asile et le droit du sol. Le droit du sol est pourtant protégé par le 14e amendement de la Constitution. D’où d’ailleurs les actions en justice auxquelles est soumis son décret. Il a également signé un décret déclarant l’« état d’urgence » à la frontière sud » avec le Mexique et la Maison Blanche a annoncé reprendre la construction du mur. « Toutes les entrées illégales seront immédiatement stoppées et nous commencerons à renvoyer des millions et des millions d’étrangers criminels là d’où ils viennent. » a-t-il lancé. L’application CBP One (Customs and BorderProtection, qui permet de demander l’asile aux États-Unis, a été fermée. Elle fonctionnait depuis mai 2023 et était devenue le passage obligé pour les personnes demandant l’asile aux États-Unis. En décidant de la fermer, Donald Trump prive les personnes exilées de toute possibilité de dépôt de demande d’asile dans le pays.
Que Donald Trump ait fait de l’expulsion de millions d’immigrés illégaux, au risque de fragiliser des secteurs entiers de l’économie, une promesse phare de sa campagne victorieuse ne peut laisser indifférent. Donald Trump a ainsi fait son miel du fait que, sous la présidence Biden, le nombre d’entrées illégales à la frontière avec le Mexique a atteint 8 millions, soit trois fois plus que pendant son premier mandat. C’est que la question, aux États-Unis comme en Europe, porte sur l’immigration illégale. La question de l’immigration n’a-t-elle pas été un facteur déterminant du vote des Britanniques en faveur du Brexit en 2016 ? Des succès de Viktor Orban en Hongrie, de Giorgia Meloni en Italie, de Geert Wilders aux Pays-Bas, de Marine Le Pen en France ?
On ne peut s’interroger, sur fond de lâchage des classes populaires par les démocrates, sur le degré de proximité de Trump avec le fascisme des leaders de l’extrême droite européennesans analyser les mécanismes qui font de la xénophobie une arme électoralement payante entre leurs mains.
Entre Chine et Russie, permanence et renversement
- La Chine et la question de Taiwan, une conflictualité entre impérialismes qui demeure.
Le fait que les États-Unis désirent se réorienter vers la région indopacifique et plus particulièrement vers le Pacifique est clair pour tout le monde d’autant qu’il constitue une continuité de la politique américaine au moins depuis la présidence Obama, lequel avait annoncé ce « pivot » vers l’Asie.
Après avoir, au temps de la Guerre froide, joué la Chine contre l’Union soviétique, (diplomatie du ping-pong de Kissinger et Nixon (1971) puis reconnaissance de la Chine populaire en janvier 1979), l’approche américaine après la guerre froide, s’est tournée vers l’inclusion toujours plus forte de la Chine dans les échanges internationaux et, en particulier, a promu son entrée à l’Organisation mondiale du commerce en 2001. Mus par une foi quasi religieuse en leur propre modèle, les États-Unis ne pouvaient concevoir que la Chine résiste à la séduction de l’économie de marché. Ils pensaient – croyance, pourtant auparavant démentie par les faits, dans le lien entre capitalisme et démocratie libérale - qu’elle se laisserait entraîner par les idées libérales et la démocratisation. D’où une sous-estimation de la pérennité d‘un système difficile à cerner (un national-communisme ?), la montée en puissance d’une économie de plus en plus extravertie, le développement rapide de sa puissance militaire et l’objectif de favoriser l’émergence d’un ordre mondial qui lui soit favorable.
Dès 2001, le théoricien des relations internationales John Mearsheimer qualifiait l’engagement américain envers la Chine de « monumentale erreur stratégique ». D’où sans compter la rivalité entre deux impérialismes, en Afrique ou en Amérique du Sud, la menace d’augmenter les droits de douane pour les porter à 60%, en renonçant ensuite à taxer les colis de moins de 800 $ (visés Shein et Temu). Mais, les deux économies sont tellement imbriquées que cet affrontement entre les impérialismes chinois et américain apparaît bien plus compliqué qu’au premier abord et l’interprétation de leurs relations doit nous incliner à la prudence.
Mais s’il convient de ne pas développer ici la question de la course aux armements (nucléaire compris) qui, dans cette région du monde, a été incontestablement lancée par une République populaire de Chine soucieuse d’équilibrer la puissance américaine voire de la repousser au-delà du chapelet d’îles qui la ceinturent, il est nécessaire de la garder en mémoire car elle illustre cet affrontement entre les deux impérialismes. Il reste que les avancées de la Chine qui visent, au mépris du droit international, à faire de la Mer du Sud (Mer de Chine méridionale pour les Occidentaux) une chasse gardée adossée à une série de bases militaires, constituent un lieu permanent d’affrontement.
La question la plus chaude est la question de Taiwan, dont le caractère indispensable tient à sa place de leader mondial en matière de supraconducteurs et de protégée des États-Unis depuis l’après-guerre. Un discret changement de Trump concernant la position des États-Unis sur Taïwan, s’est produit. Le département d’État américain a en effet supprimé une phrase hautement symbolique de sa mise à jour de routine sur Taïwan. Si ses précédents bulletins d’information indiquaient : « Nous ne soutenons pas l’indépendance de Taïwan », cette phrase a disparu le 13 février 2025. Sa disparition a été saluée par Taipeh, mais ce n’est pas tout. Le nouveau gouvernement de Donald Trump a également déclaré le même jour qu’il préconisait une résolution pacifique et sans coercition de la question sino-taïwanaise et qu’il s’opposait à toute modification unilatérale du statu quo de la part de l’une ou l’autre des parties. Ces changements envoient un signal fort à la Chine comme le montre, la première conversation téléphonique de Marco Rubio avec son homologue chinois :« Le secrétaire d’État a également souligné l’engagement des Etats-Unis envers leurs alliés dans la région et les graves préoccupations que suscitent les actions coercitives de la Chine contre Taïwan et en mer de Chine méridionale », a précisé la porte-parole du département d’État.
Pékin craint que les changements apportés à la fiche d’information du département d’État ne suggèrent que le gouvernement de M. Trump adopte une position plus ferme que prévue en se préparant à défendre ou à soutenir l’île de Taïwan. Le problème pour la Chine est qu’elle considère Taïwan comme une province sécessionniste qui, selon elle, devrait, de gré ou de force, retourner dans l’orbite de Pékin. Conquise par la Chine à la fin du XVIIe siècle, Taiwan est cédée au Japon en 1895 puis, à l’issue de la victoire de Mao Zedong dans la guerre civile, occupée par le Guomindang en 1949. Seule représentante de la Chine à l’ONU, la « République de Chine » (telle est sa dénomination), Taiwan en est évincée au profit de la République populaire en 1971. À l’inverse, de nombreux Taïwanais la considèrent comme un État distinct.
La Chine étant considérée comme l’adversaire stratégique fondamental pour l’impérialisme américain, il n’est pas impossible que le « rapprochement » avec Poutine réponde à l’idée de détacher la Russie de l’alliance avec la Chine pour avoir les mains libres. Le choix du moindre entre deux impérialismes ? Une illusion car contradictoire avec les objectifs avoués de Poutine.
- Avec la Russie, un renversement d’alliance au détriment de l’Ukraine et de l’UE
Aux prises depuis 2014, mais surtout depuis l’invasion de 2022, avec l’agression impérialiste de la Russie, le peuple ukrainien se défend avec un courage, une inventivité, une auto-organisation qui a forcé l’admiration. Au prix de 70 000 morts militaires et 120.000 blessés, et plus de 12 000 civils. Au prix aussi de destructions considérables. Le drame a été que dans ce combat dissymétrique contre une puissance d’envergure mondiale il devait se battre avec des armes fournies par d’autres, par ceux que la Russie avait désignés comme ses ennemis, les Américains et les Européens, organisés dans l’OTAN. Mais de manière mesurée car ils n’ont pas voulu mobiliser les moyens qui auraient rendu possible une victoire ukrainienne, par crainte des conséquences d’une défaite russe. Si Biden soutenait les Ukrainiens, Trump et les Républicains avaient déjà manifesté leurs désaccords – blocage pendant 6 mois des crédits alloués à l’Ukraine – et Trump avait déjà même indiqué qu’il se situait comme un homme d’affaires trouvant que cela coûtait cher.
Pas vraiment de surprise donc à sa volonté de mettre fin au conflit – paradoxe apparent ? Au moment où la Russie est en difficulté ? - mais la sidération est venue de la célérité avec laquelle la diplomatie américaine a mis les bouchées doubles sur le dossier ukrainien. “le président Donald Trump a affirmé que les discussions pour mettre fin à la guerre en Ukraine allaient commencer sur-le-champ, après avoir discuté ce mercredi (12 février) au téléphone avec le président russe, Vladimir Poutine” (CNN). Cet appel téléphonique – à l’initiative de Trump, ce qui en dit long sur ses intentions – aurait duré quatre-vingt-dix minutes. Ce dernier a assuré s’être entendu avec le maître du Kremlin pour que “leurs équipes respectives commencent à négocier immédiatement” et a affirmé qu’il allait en informer Volodymyr Zelensky, ce qu’il a fait.
Il est clair cependant que dans cette conversation téléphonique les deux hommes décidés à négocier entre puissants (l’UE sera-t-elle hors des discussions ?) ont allés plus loin qu’une simple discussion sur l’Ukraine. Ce qui se dessine à grands traits, c’est un rapprochement plus fondamental entre les deux puissances, une marginalisation de l’Europe même si cela a été corrigé par la suite.Dans un entretien avec la Pravda paru le 10 janvier, le conseiller de Poutine, Nikolaï Patrushev, annonçait la position de la Russie : le partage de l’Europe. « J’estime que les négociations relatives à l’Ukraine doivent avoir lieu entre la Russie et les États-Unis — sans qu’y interviennent d’autres pays occidentaux. Nous n’avons rien à débattre avec Londres ou Bruxelles »
Cette position a été reprise par Vladimir Poutine. Dans un entretien avec le journaliste Pavel Zarubin publié le 28 janvier le président russe se disait sûr de l’inévitable vassalisation européenne : « Trump mettra rapidement de l’ordre là-dedans. Vous verrez, cela arrivera très vite. Et bientôt, les élites européennes se jetteront aux pieds de leur maître en agitant doucementla queue. Vous verrez que chaque chose sera très vite à sa place ».
Partage des influences ? Le cynisme avec lequel Trump s’adresse désormais à Zelensky semblerait démontrer qu’il cherchait à tout prix à se débarrasser de cette épine dans son pied de businessman d’abord en formulant des propositions de troc : soutien contre minerais et terres rares pour une valeur dépassant très largement les engagements américains. Il chiffrait cette proposition à 500 Mds de $ alors que lui-même avait chiffré l’aide américaine à 350 Mds, ce qui est encore trois fois plus que la réalité qui est de 114 Mds. Une proposition de rapine !
Le refus par Zelensky de ce qui n’était au fond qu’un chantage éhonté, explique la violence des invectives trumpiennes à l’égard du Président ukrainien : « dictateur sans élection », ne disposant que de 4% de soutien dans la population (la vérité est qu’il en est à 57% de soutien), ayant fait un « boulot épouvantable » ou « responsable du déclenchement de la guerre ». Zelensky n’a pas manqué de répliquer que Trump vivait dans un « espace de désinformation » - mais c’est Trump lui-même qui organise cet espace de désinformation - et qu’il aidait Poutine à « sortir d’années d’isolement ». Bref, le torchon brûle entre Trump et Zelensky et une crise s’est ouverte entre les États-Unis et l’Ukraine. Et l’Europe, laissé de côté dans cet entre-deux des deux impérialismes.
Trahison des Ukrainiens au prix d’un deal avec Poutine, découpler la Russie et la Chine ! Mais quelles limites à ce rapprochement ?Poutine déviera-t-il de sa ligne de mire, désoccidentaliser le monde, dédollariser l’économie mondiale, agir en complicité avec l’Iran, la Corée du Nord et la Chine, instrumentaliser les BRICS [Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud], tels sont les axes stratégiques de Moscou pour mettre fin à l’« hégémonie » des États-Unis, suivis de manière limpide et constante.
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Un lâchage de son plus vieil allié, l’Europe ?
- La défense
La défense de l’Europe est depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale indissolublement liée aux États-Unis par le Traité de l’Atlantique Nord (OTAN, avril 1949). Produit à la fois d’une volonté d’hégémonie de l’impérialisme américain en Europe et du désir de la majeure partie des opinions européennes, cette organisation voit le jour après le Plan Marshall (annoncé en juin 1947, une aide non désintéressée des États-Unis). Cela prend aussi sens dans le contexte des initiatives de Staline (« coup de Prague » (1948) et blocus de Berlin, 1949) vécues comme une menace existentielle. Ainsi se mettait en place, dans le cadre d’un affrontement avec l’Union soviétique une situation de dépendance des États de l’Europe non communiste, hors pays neutres (Suède, Finlande, Autriche), à l’égard d’une puissance nucléaire (le « parapluie » américain disait-on). Après la chute du Mur de Berlin (1989) et surtout la désintégration de l’Union Soviétique (1991) l’OTAN s’est, malgré une promesse verbale adressée à la Russie, déplacé vers l’Est à la demande, naturellement volontiers acceptée, des pays concernés. Un mouvement qui s’est accentué avec l’agression de l’impérialisme poutinien en Ukraine (adhésions de la Suède et de la Finlande).
Mais la question s’est dès lors posée, en termes de % du PIB consacrés aux dépenses militaires, des contributions de chacun. C’est dans ce contexte de diminution drastique de ces dépenses par les pays européens (« les dividendes de la paix ») que se placent les menaces de Trump. Dès son premier mandat il avait semé un doute sur l’application de l’article 5 qui stipule, en cas d’agression d’un pays membre, de l’obligation de porter assistance à ce pays, sous des modalités à définir par chacun. C’est d’ailleurs cet article qui avait joué pour épauler la guerre américaine en Afghanistan après l’attentat contre le World Trade Center (11 septembre 2001). Mais là, Trump franchit une étape supplémentaire lorsqu’il déclare, prétendant restituer une discussion avec un chef d’État important, qui lui aurait demandé si les États-Unis protégeraient son pays en cas d’offensive de Moscou : « J’ai dit : “Vous n’avez pas payé ? Vous êtes des mauvais payeurs ? (…) Non, je ne vous protégerais pas. En fait, j’encouragerais [les Russes] à faire ce que bon leur semble. » De fait, depuis l’agression de l’Ukraine par la Russie de Poutine, tous les pays européens ont entrepris de réarmer et de porter leurs dépenses d’armement à 2% du PIB et même plus pour certains (Pologne, Pays baltes, Suède, Finlande) mais cela n’a pas empêché qu’en tant que Président il déclare que tous les pays devraient « atteindre 5% de leur PIB » alors que les États-Unis eux-mêmes n’en sont qu’à 3% ! En fait cela souligne que Trump est dans une perspective transactionnelle (annonces fortes pour négocier en position de force). Ou pour le dire crûment, une politique de chantage ! Que penser de cet apparemment n’importe quoi, sinon, peut-être, que son arrière-pensée serait que ce serait du pain béni pour les exportations américaines d’armement, les pays européens achetant essentiellement du matériel américain ?
- L’Union européenne, un allié pire qu’un ennemi en matière de commerce ?
Mais l’Union européenne n’échapperait non plus pas à la « règle » en matière de commerce ! Actuellement le taux moyen des droits de douane appliqués par l’UE sur les produits américains est de 4 %, tandis que l’oncle Sam impose un taux moyen de 3,5 % sur les produits européens. Le Vieux Continent devrait voir ses exportations lourdement impactées en raison de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) appliquée sur les produits américains. Ce taux, qui varie entre 16 % et 27 % selon les pays européens, serait pris en compte par l’administration américaine pour calculer les nouveaux droits de douane additionnels, tout comme les subventions et les dévaluations monétaires qui, selon elle, avantagent les exportateurs européens. Les alliés des Etats-Unis sont « souvent pires que nos ennemis » sur le plan commercial, s’est plaint le président, qui assume l’idée de défendre coûte que coûte les intérêts de son pays.
Le vendredi 14 février, l’exécutif européen a publié un communiquéindiquant qu’il considérait la politique commerciale « réciproque » voulue par Donald Trump comme « un pas dans la mauvaise direction ».La Commission a ajouté que « l’UE réagirait fermement et immédiatement contre les obstacles injustifiés au commerce libre et équitable, tout en continuant à soutenir un système commercial mondial ouvert et prévisible, qui profite à tous les partenaires ».
Mais, aussi bien pour Trump que pour Poutine l’Union européenne est un obstacle qu’il faut faire sauter. Pour le premier, même s’il s’agit d’une Europe capitaliste, c’est une union qui représente une certaine régulation dans un univers que lui et le gang de la High Tech 2.0 souhaitent sans entraves. Pour le second, l’objectif est de dominer les anciens pays qui appartenaient à l’URSS. Au prix d’un éventuel partage en zones d’influence.
Cette politique européenne de Trump peut, d’après « l’European Union Institute for Secturity Studies », déboucher sur deux scénarios. Soit une politique du donnant donnant, faisant une différence entre ceux qui paient et les autres. Un scénario qui pourrait aboutir à une bi-latérisation des relations de défense. Ce qui conduirait à un maintien de la présence américaine comme leader, non plus d’une alliance formelle mais de relations avec des États. Un scénario compatible avec le maintien des intérêts de la base militaro industrielle américaine aux dépens des capacités européennes. Soit, autre terme de l’alternative, un scénario privilégiant un retrait d’Europe et une priorisation d’autres théâtres (Pacifique en premier lieu), ce qui reviendrait à choisir, en cas de conflit armé, entre une guerre navale et une guerre terrestre, que l’Europe devrait assumer seule. L’Europe (l’UE) doit se préparer aux deux scénarios.
Un soutien renforcé à Israël et un mépris pour les Palestiniens
- Renforcement de l’armement israélien
L’administration de l’ancien président démocrate Joe Biden avait suspendu l’année dernière les livraisons à Israël de 1.800 bombes de 2.000 livres (907 kg). Biden avait averti que l’utilisation de ce type de bombe à très grande capacité destructrice à Gaza serait une tragédie humaine. Et Bernie Sanders avait de plus plaidé pour une fin de ces ventes d’armes : « Les États-Unis sont complices de toutes ces atrocités. Nous finançons ces atrocités et cettecomplicité doit cesser ». Le 25 janvier, l’administration Trump approuvait la vente de bombes, munitions et missiles d’une valeur totale de 7,4 milliards de dollars à Israël. Cette vente « améliore la capacité d’Israël à faire face aux menaces actuelles et futures, renforce sa défense et sert de moyen de dissuasion face aux menaces régionales », avait alors indiqué l’Agence américaine de coopération en matière de sécurité de défense (DSCA).
- `Soutien à la politique suprémaciste
On connaissait depuis son premier mandat le soutien de Trump à la politique d’Israël et de Netanyahou en particulier (6 décembre 2017, reconnaissance de Jérusalem comme capitale de l’État d’Israël), ce qui fait que la première mesure significative, la révocation du décret de Biden disposant de sanctions pour les colons responsables de violences à l’égard des Palestiniens (20 janvier), n’a guère surpris les observateurs !
Mais le comble de l’infamie a été atteint le 4 février lors d’une conférence de presse conjointe avec Netanyahou où il a tenu des propos à la fois à la fois délirants et cohérents avec les visées des suprémacistes au pouvoir à Tel-Aviv, propos qualifiés de « révolutionnaires » par Netanyahou – propos réitérés depuis à plusieurs reprises - une potentielle prise de contrôle de la bande de Gaza pour la transformer en nouvelle « Riviera » et en expulser les quelque 2 millions de personnes qui y survivent aujourd’hui dans des circonstances épouvantables symbolisent de manière spectaculaire une approche qui consacre la primauté de la force sur le droit…
Cynisme insupportable à l’égard d’un peuple qui survit dans des conditions épouvantables compte tenu du massacre de masse (« guerre génocidaire » ou « génocide » selon les appréciations) dont il a été victime de la part d’un gouvernement israélien aux mains des suprémacistes. Bilan probablement provisoire plus de 60 000 morts dont beaucoup de femmes et d’enfants, des survivants au bord de la famine, destruction de plus de 70% du bâti… Cela porterait, si réalisée, un nom effroyable, celui de déportation, et une qualification évidente, celle de crime contre l’humanité. Au-delà des sympathies pro-israéliennes d’un large courant religieux et politique – la « Christian Coalition » tendance essentielle du lobby sioniste – et du côté affairistede la chose, cette approche interventionniste offensive de l’administration états-unienne montre que malgré la priorité donnée à la Chine le Moyen-Orient, à commencer par un soutien indéfectible à Israël, reste une zone privilégiée de l’impérialisme américain.
En dehors de tout autre considération, il reste malgré tout qu’il s’agit principalement de soutenir Israël jusques et y compris dans son évolution suprémaciste qui vise, que ce soit à Gaza ou en Cisjordanie, à éliminer la présence palestinienne sur sa propre terre. D’autant que le président états-unien a comparé, lors de ladite conférence du 4 février dernier, le « petit territoire » d’Israël au Moyen-Orient à la taille d’un stylo sur son bureau, estimant qu’il n’était pas bon qu’Israël dispose d’un si « petit morceau de terre ». Cette nouvelle sortie sur Gaza s’inscrit dans une suite de déclarations controversées depuis plusieurs mois. Le 17 août 2024, Donald Trump affirmait qu’Israël était un « tout petit point » sur la carte et se demandait s’il n’y avait pas « moyen d’en obtenir plus » (sic). Idée déjà suggérée en mars 2024, si l’on en croit le gendre du président Trump, Jared Kushner, qui percevait alors dans le contexte de la guerre à Gaza la promesse d’un horizon favorable à la fois aux intérêts d’Israël et aux investissements économiques américains. Il faisait l’éloge du potentiel « très précieux » des « propriétés en bord de mer », suggérant qu’Israël déplace les civils pour « nettoyer » la bande (re-sic).
Au-delà du caractère difficilement réalisable de ce plan sans une complicité des États arabes – mais ils refusent tous d’en être complices – ou sans une extrême violence, comble du cynisme à l’égard d’un peuple jeté aux orties au nom des intérêts croisés du soutien à Israël et de préoccupations mercantiles. Cette volonté de fouler aux pieds le droit international et les institutions qui l’incarnent, vire, en ce qui concerne la Palestine, au cauchemar éveillé.
Conclusion
Qui sont les promoteurs de ce nouvel ordre international. Ce sont des oligarques de la tech 2.0, parfois qualifiés de « broligarques » (de brothers et oligarques) qui souhaitent imposer leur propre système de valeurs et s’affranchir des normes existantes – et cela, non seulement en politique intérieure, mais aussi en politique étrangère. Derrière la figure ultramédiatisée d’Elon Musk (Space X, X (ex tweeter), et Tesla), il y a Viviek Ramaswany (investissement), tous deux nommés à la tête du « département de l’efficacité gouvernementale, mais aussi Jeff Bezos (Amazon), Marc Zuckerberg (Meta, (ex Facebook)), le vice-président J.D. Vance (avocat d’affaires proche des milliardaires de la Silicon Valley), Peter Thiel (Paypal, l’idéologue du groupe), Steve Case (AOL) ou encore Steve Witkoff (immobilier ). Mais ces milliardaires sont aussi des idéologues car ils incarnent le courant libertaire radical – « libertarien » - axé sur les possibilités offertes par la révolution numérique, dont l’idéologie et le projet sont mis en lumière dans le livre de l’historien canadien Quinn Slobodian « LeCapitalisme de l’apocalypse - Ou le rêve d’un monde sans démocratie ». Le titre original en anglais était « le capitalisme de fracture ». À bas bruit jusque-là, mais à grand bruit désormais, le capitalisme high tech 2.0 a construit son utopie néo-fasciste : un monde débarrassé de la démocratie, de la citoyenneté et de l’État, libéré de la loi, du droit du travail, des taxes ou des réglementations, disséminé sur une multitude de petits territoires reliés par la mobilité du capital et des élites. Bref, une « archipélisation » du capitalisme. Non seulement ils ont l’intention de fonder ce capitalisme mafieux mais ils ont aussi l’ambition d’imposer ces idées de liberté sans limites (cf. discours de Vance à Munich).
Jean-Paul Bruckert
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