Les avocats de l’ancien président philippin Rodrigo Duterte, en route pour La Haye (Pays-Bas) afin de répondre de crimes contre l’humanité devant la Cour pénale internationale (CPI), ont indiqué mercredi avoir déposé une requête devant la Cour suprême des Philippines pour demander son rapatriement à Manille (Philippines).
L’avion ayant transporté Duterte de Manille à Rotterdam a atterri mercredi après-midi, après une escale à Dubaï ayant duré plusieurs heures.
Rodrigo Duterte, qui a dirigé les Philippines de 2016 à 2022, a été interpellé mardi 11 mars juste après son retour d’un bref voyage à Hong Kong, en vertu d’un mandat de la CPI qui le soupçonne de crimes contre l’humanité.
Rodrigo Duterte à Manille, le 28 octobre 2024. © Photo Jam Sta Rosa / AFP
L’appareil a « décollé à 23 h 03 ce soir [mardi 11 mars – ndlr] et a quitté l’espace aérien des Philippines », avait annoncé le chef de l’État de l’archipel, Ferdinand Marcos Jr., au cours d’une conférence de presse, tandis que des journalistes de l’AFP ont assisté à ce départ à l’aéroport international de Manille. « L’avion est en route pour La Haye, aux Pays-Bas, où l’ancien président doit répondre d’accusations de crimes contre l’humanité dans le cadre de sa guerre sanglante contre la drogue », a souligné le président.
Rodrigo Duterte avait peu de temps auparavant dit espérer que la Cour suprême empêche qu’il ne soit conduit à la CPI, une de ses filles, l’actuelle vice-présidente Sara Duterte, déplorant à cet égard qu’il soit ainsi « emmené de force ». Le bureau de Sara Duterte, elle-même visée par une procédure en destitution, a indiqué qu’elle était montée mercredi à bord d’un vol pour Amsterdam.
Les organisations de défense des droits humains estiment que des dizaines de milliers d’hommes, pour la plupart pauvres, ont été tués par des policiers et des groupes d’autodéfense lors de la guerre contre la drogue menée par Rodrigo Duterte, souvent sans qu’il soit prouvé qu’ils étaient liés au trafic.
Crimes contre l’humanité
Rodrigo Duterte, aujourd’hui âgé de 79 ans, doit être transféré une fois arrivé à La Haye au siège de la CPI, qui a ouvert une enquête sur cette campagne entamée en 2016. Ses avocats ont indiqué avoir déposé une requête auprès de la Cour suprême au nom de sa fille cadette, Veronica, accusant le gouvernement d’« enlèvement » et exigeant qu’il soit contraint de « le ramener ».
« La CPI ne peut exercer sa compétence que si le système juridique national d’un pays ne fonctionne pas », a affirmé devant des journalistes, en face du bâtiment de la cour, Salvador Paolo Panelo Jr., l’un des avocats de Duterte. Or, le système judiciaire philippin « fonctionne correctement », selon lui.
Claire Castro, attachée de presse de la présidence philippine, a de son côté déclaré que la coopération avec Interpol dans cette affaire relevait de la prérogative du gouvernement. « Il ne s’agit pas seulement de la remise d’un citoyen philippin, mais d’un citoyen philippin accusé de crimes contre l’humanité, et plus précisément de meurtres », a-t-elle déclaré lors d’une conférence de presse.
Le président Marcos a lui aussi souligné que le gouvernement « ne faisait que son travail ». « Nous devons nous montrer à la hauteur de nos responsabilités, des engagements que nous avons pris envers la communauté des nations, et c’est ce qui s’est passé ici », a-t-il déclaré, précisant que « la politique n’entre pas en ligne de compte ».
Devant la CPI à La Haye, Gilbert Andres, avocat représentant les victimes de la guerre contre la drogue, a déclaré que ses clients « sont très reconnaissants envers Dieu, car leurs prières ont été exaucées ». « Ils sont reconnaissants de voir que même un homme aussi puissant que Rodrigo Duterte est traduit en justice », a-t-il ajouté.
Dynasties
D’autres personnes sont venues au contraire soutenir l’ancien président. « Nous soutenons le président Duterte », a déclaré Aimee, 28 ans, originaire de Manille, refusant de révéler son nom de famille par crainte pour sa sécurité. « Ce qui se passe ici est injuste et me fait pleurer », a-t-elle confié.
Au contraire, « Duterte a de la chance, il bénéficie d’une procédure régulière », alors qu’« il n’y a pas eu de procès en bonne et due forme pour [s]on fils », a déploré Emily Soriano à propos de son fils Angelito, lors d’une conférence de presse organisée par une association locale de défense des droits humains à Manille mercredi. « Il sera couché dans un bon lit, mon fils est déjà en train de pourrir au cimetière », a-t-elle poursuivi.
« Tôt ce matin, Interpol Manille a reçu la copie officielle d’un mandat d’arrêt émis par la CPI », a expliqué la présidence philippine. Le porte-parole de la cour, Fadi el Abdallah, a confirmé ce mandat d’arrêt et a déclaré qu’une audience de comparution initiale serait prévue lorsque Rodrigo Duterte serait en détention à La Haye.
Un temps pressentie pour succéder à son père, sa fille Sara s’est retirée en faveur de Ferdinand Marcos Jr., fils de l’autocrate du même nom, auquel elle s’est alliée, avant d’être nommée à la vice-présidence. Mais l’alliance entre les deux dynasties a récemment implosé, à l’approche des prochaines élections de mi-mandat. Le Sénat doit trancher sur le sort de la vice-présidente, accusée notamment d’avoir voulu fomenter un assassinat du chef de l’État.
Dans une vidéo diffusée sur le compte Instagram de sa fille Veronica, Rodrigo Duterte a exigé de connaître les raisons de son arrestation. « Quelle est la loi et quel est le crime que j’ai commis ? Prouvez-moi maintenant la base légale de ma présence ici », y avait-il lancé. « J’ai été amené ici non pas de mon plein gré mais par une volonté extérieure [...], vous devez maintenant répondre de ma privation de liberté. »
S’exprimant devant des milliers de travailleurs philippins dimanche à Hong Kong, Rodrigo Duterte avait traité les enquêteurs de la CPI de « fils de pute ».
Jusqu’à 30 000 morts selon la CPI
Les Philippines ont quitté en 2019 à son initiative la Cour pénale internationale, mais celle-ci a maintenu sa compétence en ce qui concerne les meurtres qui se sont produits avant ce retrait, ainsi que pour ceux commis dans la ville de Davao, à l’époque où Rodrigo Duterte en était le maire.
Plus de 6 000 personnes ont été tuées dans les opérations antidrogues qu’il a ordonnées, selon les données officielles nationales, cependant que les procureurs de la CPI évaluent ce nombre entre 12 000 et 30 000.
Se définissant lui-même comme un tueur, Rodrigo Duterte avait demandé aux policiers de tirer mortellement sur les personnes soupçonnées de trafic de stupéfiants si leur vie était en danger.
Il a insisté sur le fait que la répression avait permis de sauver des familles et d’éviter que les Philippines ne se transforment en un « État narco-politique ».
Rodrigo Duterte a fermement défendu sa guerre sanglante contre la drogue en octobre, dans le cadre de son audition au Sénat qui enquête sur les meurtres à grande échelle pendant cette période. « J’ai fait ce que j’avais à faire et, que vous le croyiez ou non, je l’ai fait pour mon pays », s’était-il exclamé.
L’ancien chef de l’État reste extrêmement populaire aux Philippines, où beaucoup ont soutenu ses solutions expéditives face à la criminalité. Il est en lice pour retrouver son poste de maire.
« Mon fils a maintenant obtenu justice », s’est félicitée auprès de l’AFP, à propos de l’arrestation de Rodrigo Duterte, Luzviminda Dela Cruz, dont le fils de 19 ans a été abattu par la police en 2017.
C’est une « étape cruciale dans l’obligation de rendre des comptes aux Philippines », a pour sa part réagi Human Rights Watch. La Chine a quant à elle appelé la CPI à « éviter les deux poids et deux mesures », l’exhortant à « exercer ses prérogatives avec prudence » et à « éviter toute politisation ».
L’arrestation de Duterte survient alors que la CPI se trouve sous le coup de sanctions du président des États-Unis, Donald Trump, mécontent du mandat d’arrêt émis par la cour contre le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, dans le cadre de la guerre à Gaza.
Une fois arrivé à La Haye, Rodrigo Duterte doit être conduit dans le centre de détention de la CPI, dans le quartier balnéaire de Scheveningen, avant une première comparution qui devrait avoir lieu dans les prochains jours.
La rédaction de Mediapart et Agence France-Presse