C’est une avancée considérable dans la reconnaissance du crime environnemental et sanitaire causé par l’utilisation du chlordécone en Martinique et en Guadeloupe. Dans son délibéré rendu mardi 11 mars, la cour administrative d’appel de Paris a clairement établi la responsabilité de l’État pour l’exposition des populations antillaises à cet insecticide utilisé dans les bananeraies de 1970 à 1993, et présent dans les eaux et les sols depuis.
Il ne s’agit plus seulement de « négligences fautives », comme il avait été jugé en première instance, mais de « fautes caractérisées », dit la cour. Ces fautes, c’est, outre l’utilisation du produit en tant que tel, le retard des autorités à réagir pour évaluer la pollution sur les deux îles, y mettre fin, informer et protéger la population. Autrement dit, l’impact du chlordécone est pris en compte pendant et après son interdiction, en 1993, et la décision de la cour d’appel va plus loin que ce qui avait été jugé en première instance, en juin 2022.
Lors d’une manifestation à Paris le 10 novembre 2024. © Photo Bertrand Guay / AFP
Surtout, la cour oblige l’État à indemniser les victimes, et ces victimes ne sont plus seulement les hommes atteints d’un cancer de la prostate – seule maladie professionnelle reconnue à ce jour pour quiconque a travaillé dans une bananeraie en Martinique ou en Guadeloupe. Désormais, les personnes parvenant à démontrer un « préjudice d’anxiété », qu’elles aient ou non travaillé dans une bananeraie, qu’elles aient été touchées avant ou après 1993, peuvent être indemnisées par l’État.
C’est en tout cas le sens de l’arrêt dont Mediapart a eu connaissance. « L’État doit réparer, lorsqu’il est démontré, le préjudice moral d’anxiété des personnes durablement exposées à cette pollution », dit la cour.
La reconnaissance de ce préjudice, qui « résulte de la conscience de courir un risque élevé de développer une pathologie grave, voire, lorsqu’il est démontré, un préjudice moral résultat des conséquences avérées de cette exposition », est une nouveauté dans l’histoire du chlordécone. Celui-ci peut concerner de nombreuses personnes vivant ou ayant vécu aux Antilles, et pas seulement la population ouvrière agricole des bananeraies.
Dans le cadre de cette procédure judiciaire à laquelle ont pris part plus de 1 300 requérant·es et trois associations, la victoire reste toutefois minime. Seules onze personnes ont obtenu une indemnisation, d’un montant de 5 000 à 10 000 euros. Et parmi elles, on ne compte que deux femmes, victimes de fausses couches répétées.
« C’est un grand progrès, souligne Christophe Leguevaques, un des avocats des requérant·es. Mais pour les pathologies pour lesquelles il n’y a pas suffisamment d’éléments scientifiques, c’est une aberration. 1 290 personnes restent sur le carreau, c’est injuste. »
Reste que l’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris ouvre la voie à de futures demandes d’indemnisation, et élargit considérablement le périmètre des victimes : dans l’histoire du scandale du chlordécone, c’est la première fois que des femmes sont reconnues victimes par la justice.
L’exposition « pré et postnatale » au chlordécone, reconnaît officiellement la cour, est associée à « un risque accru de naissance prématurée et [à] un risque d’impact sur le développement cognitif et le comportement de l’enfant ». Il faut pouvoir, pour prouver son cas, apporter des éléments suffisants – dosages sanguins, analyses de sols, des eaux ou de la chaîne alimentaire… –, et c’est dans ce cas que la cour « condamne l’État à réparer le préjudice d’anxiété ».
Une autre procédure, pénale, est toujours en cours pour juger des crimes liés au chlordécone. Après un non-lieu rendu en janvier 2023 au terme d’une instruction qui avait duré seize ans, les avocats des parties civiles ont fait appel afin d’obtenir un procès en bonne et due forme. Les planètes, de ce côté-ci, sont moins alignées : les tentatives de deux avocats, qui avaient déposé des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) en octobre afin de faire évoluer la jurisprudence sur les crimes environnementaux, n’ont pas abouti. Retoquée début février par la Cour de cassation, une de ces QPC aurait pu ouvrir la voie à un jugement pour crime d’empoisonnement.
Pour les autorités françaises, la décision de la cour d’appel administrative de Paris est accablante. « Il résulte de l’instruction que le retard de l’État dans la mise en place des contrôles tendant à la recherche […] de traces de chlordécone dans l’environnement et dans la chaîne alimentaire a nécessairement conduit à un retard d’au moins une décennie dans la délivrance à la population de la Guadeloupe et de la Martinique des informations pourtant indispensables pour se protéger d’une contamination par le chlordécone », peut-on lire dans l’arrêt.
Autrement dit, le désastre qui touche aujourd’hui 90 % du peuple antillais aurait pu être évité. En Martinique comme en Guadeloupe, le chlordécone coule toujours au robinet, et des quartiers entiers sont obligés, pour boire, de se procurer de l’eau minérale.
Amélie Poinssot