Il a fallu plus d’une décennie de règne de Hafez al-Assad pour que l’expression « grand maître de la patrie » entre dans le langage des fidèles du régime. Cette expression a été inventée au milieu des années 1980 par un homme qui se présentait comme un poète originaire d’Alep, qui siégeait à l’Assemblée du peuple et qui se faisait appeler « Abou al-Tayyib » en référence au célèbre poète. Ni le président ni ses proches n’ont trouvé à redire à cette formule qui semblait être une trouvaille qui hissait la langue au niveau d’un « dirigeant » exceptionnel. Par la suite, l’expression a commencé à apparaître dans les écrits et les discours, ainsi que d’autres expressions que les loyalistes ne cessaient d’inventer (le mot loyaliste en Syrie est en fait un euphémisme politique qui rend compte des états émotionnels et psychologiques multiples générés par l’oppression politique généralisée au sein de la population dans son ensemble et chez les individus, tels que l’hypocrisie, l’aliénation, la mesquinerie, le masochisme ...), telles que « le glorieux président », « l’honorable président », « le père commandant », « l’honorable président », « le père inspirant », et ainsi de suite.
Le journal du parti Baath, au lendemain du dernier « serment d’allégeance » à Hafez al-Assad, avait publié une photo en couleur de lui occupant la moitié de la première page, avec un seul mot en caractères gras et rouges : « Le Grand ». Ainsi, au fil d’un règne prolongé qui écrase la société, se développe un langage loyaliste écrasant qui place le dirigeant au-dessus du pays et du peuple et tend à la déification, qui se manifeste aussi dans des chants rabâchés tels que « Ô Dieu, fais descendre ta sanction, Hafez s’assiéra à ta place » ou dans des propos tout aussi rabâchés, comme celui que l’auteur a entendu dans la bouche d’un membre de l’Assemblée du Peuple dans les années 1990. Ce député, titulaire d’un prestigieux diplôme universitaire, racontait qu’en saluant le président lorsque celui-ci recevait les membres de l’Assemblée du peuple lors d’une nouvelle session, il avait remarqué que son visage était illuminé, puis le député avait rougi : « Je sais que c’est étrange et que vous avez le droit de ne pas le croire, mais je jure devant Dieu que j’ai vu un halo de lumière sur son visage. »
La personne pour laquelle l’expression « maître de la nation » a été inventée est décédée, mais l’expression n’est pas morte pour autant en attente d’un nouveau « maître ». Lorsque le fils a hérité de la présidence de la « République » de son père, la langue loyaliste avait été enrichie et thésaurisée au cours de ces trois décennies, attendant d’être utilisée. Le fils, qui avait passé deux ans en Grande-Bretagne et dont on avait l’habitude de dire qu’il avait une culture occidentale, a voulu saupoudrer son règne d’épices occidentales : il a ordonné que ses photos ne soient pas exposées, collées ou accrochées partout, comme c’était le cas pour son père, et a désigné son arrivée au pouvoir comme une phase de « réforme et modernisation », avant de se rendre compte que le mot « réforme » impliquait que ce qui l’avait précédé était corrompu, et de le remplacer par « développement et modernisation ». Malgré cela, les manifestations de « loyauté » se sont rapidement répandues dans le langage comme dans les images. Il n’a fallu que quelques mois pour que le fils devienne le « président honoré » et le « grand maître de la nation ». Le langage étant un système évolutif, le langage loyaliste a commencé à prendre une nouvelle direction avec le fils, cette fois-ci émotionnelle, ne se limitant plus à l’expression de la grandeur, de la puissance, de l’inspiration du dirigeant, etc.
La langue classique ne suffisant plus à exprimer la « spontanéité » des sentiments à l’égard du « chef », alors c’est la langue parlée qui est entrée en jeu avec sa chaleur et qui a occupé les places, les carrefours, les murs et les coins avec des photos du fils assorties de ce même message : « nous t’aimons ».
Puis le « bien-aimé » s’est enfui sans que ni l’amour ni la guerre aient pu lui venir en aide, et la langue loyaliste s’est retrouvée orpheline et négligée sur l’étagère, et voilà qu’aujourd’hui elle essaie de se trouver un nouveau « père », avec l’aide de nouveaux et d’anciens « amoureux ». Avec la perpétuation de l’autoritarisme et une répression largement répandue, la population se laisse convaincre de s’en remettre à ceux qui détiennent l’autorité, et la société s’habitue à l’autoritarisme, voire l’exige, de telle sorte que toute nouvelle autorité, quelle qu’elle soit, est tentée de combler non seulement la vacance du pouvoir, mais aussi le vide laissé par l’autoritarisme précédent, un vide de nature psychologique ressenti dans les esprits, semblable à une accoutumance au mal ou à un besoin qu’il faut satisfaire. Cela rappelle l’histoire du génie que l’on a mis dans une bouteille, qui s’est mis en colère, s’est rebellé, a promis une récompense à quiconque le ferait sortir de la bouteille, et qui, après un temps prolongé dans la bouteille, s’est calmé, s’y est habitué, et s’est mis à menacer ceux qui essayaient de l’en faire sortir. C’est ainsi que la tendance du pouvoir, de tout pouvoir, à la partialité et à la tyrannie rejoint le penchant des hommes à se soumettre au pouvoir et à le glorifier, car c’est un confort que d’abandonner le poids de la liberté et de rejeter la responsabilité sur les épaules des « grands ».
Il va de soi qu’il ne suffit pas de renverser un régime autoritaire établi de longue date pour que la société se libère, mais il faut aussi que la perception publique de l’autorité soit affranchie de l’aliénation et que les individus apprennent à considérer l’autorité sous un angle objectif et à apprécier cette neutralité, faute de quoi la société reprendra la même relation aliénante avec la nouvelle autorité, que celle-ci soit le résultat d’un coup d’État, d’une révolution, d’une colonisation ou de toute autre forme de changement de pouvoir.
La disposition psychologique de la société à accepter la domination et le contrôle est l’ombre que la tyrannie prolongée projette sur elle. Elle se manifeste sous la forme d’une peur de l’autorité et d’une apologie du détenteur du pouvoir qui va jusqu’à atteindre les limites du vulgaire. Il n’appartient pas aux autorités de renverser l’ombre de la tyrannie ; au contraire, cette ombre est un atout précieux qu’aucune autorité ne veut voir disparaître. C’est le travail des forces sociales indépendantes du pouvoir, des forces qui défendent les droits face au pouvoir, et c’est aussi la tâche de ceux et celles qui s’intéressent aux affaires publiques, et aussi des intellectuels qui ont une activité critique et un engagement dans la société civile, qui sont appelés à ramener le dirigeant sur terre comme le plus haut « employé » de l’État, au lieu de le considérer comme le détenteur du pouvoir.
Le gouffre qui engloutit les efforts de changement dans nos sociétés réside dans le fait que ces efforts sont dirigés contre les autocrates en tant qu’incarnation directe des maux de la tyrannie, plutôt que contre la tyrannie en tant que relation de soumission aux autorités. La soumission repose sur une attitude généralisée de vénération de l’autorité de la part de la population, qui justifie ses erreurs et ses méfaits par le fait qu’elle « sait ce que vous ne savez pas ». Ainsi, l’attitude à l’égard de l’autorité oscille entre l’incrédulité et la glorification, tant dans la sphère publique que privée, comme si notre attitude à l’égard de l’autorité était déterminée par un mécanisme psychologique plutôt que politique. Le résultat en est que la tyrannie reste intacte et continue à produire des tyrans.
Rateb Shabo