Naisan Raji vit à Francfort. Elle est psychologue de profession, mais il lui faut actuellement deux emplois pour vivre. Lors du congrès du parti à Halle en octobre dernier, elle a été élue au comité directeur du parti. Elle tient beaucoup à ce que Die Linke fasse à nouveau entendre une voix forte contre le militarisme.
Thies Gleiss a lui aussi été réélu au comité directeur du parti à Halle, après une interruption de plusieurs années. Il est membre fondateur d’abord du WASG puis de Die Linke, et est le doyen d’âge du comité directeur. Par ailleurs, il est syndicaliste, et le travail syndical est au cœur de ses préoccupations. Il a travaillé pendant 32 ans comme ajusteur-mécanicien dans une usine de machines-outils.
Hermann Nehls est depuis novembre dernier le porte-parole de la section de Die Linke pour le district berlinois de Neukölln. Ce district est connu dans toute l’Allemagne pour être un bastion de la gauche. Auparavant, Nehls a été très actif pendant des années au sein de l’organisation de base du quartier Reuter-Kiez.
Die Linke, que l’on disait presque morte, a remporté un succès électoral spectaculaire. Comment cela a-t-il été possible ? Est-ce simplement dû au fait que Friedrich Merz, en soutenant l’AfD, a permis à ce parti de faire une entrée fracassante au Bundestag ?
Hermann Nehls (HN) : Non, je ne le pense pas. La campagne électorale a été préparée pendant des mois. Le parti était prêt et pouvait se lancer à fond.
Chez nous, à Neukölln, il y a eu une mobilisation incroyable. Un réseau composé de militant.e.s du SDS (Sozialistischer Deutscher Studentenbund, organisation étudiante Die Linke ndt), de l’association « Étudiant.e. contre l’extrême droite » et de membres d’associations de locataires s’est mobilisé pour faire en sorte que Die Linke entre au Bundestag. Parmi eux, beaucoup n’étaient pas membres du parti. Au total, il y a eu 2000 personnes sur le terrain. Rien qu’à Neukölln, nous avons frappé à 140 000 portes. Je n’avais jamais rien vu de tel.
Naisan Raji (NR) : Tout le monde s’accordait sur le fait que la survie de Die Linke passait par son retour au Bundestag, et que c’était également une nécessité sociale. Avant même le vote commun de la CDU et de l’AfD en janvier, nous avions enregistré une légère progression dans les sondages. Nous avions des retours positifs au porte-à-porte et sur le terrain. C’était aussi un résultat de l’unité qui s’était créée entre les courants. Lors du congrès du parti à Halle en novembre 2024, la diversité du parti, qui avait souffert ces dernières années, a été partiellement rétablie. Les différentes positions sur des sujets controversés ont pu être discutées, elles n’étaient plus écartées de manière bureaucratique en amont.
De nombreuses resolutions avaient une orientation antimilitariste. Cela a certainement motivé beaucoup de gens qui, auparavant, regrettaient que le parti n’ait pas une orientation clairement pacifiste et qui étaient résignés. Maintenant, ils avaient de nouveau le sentiment que cela valait la peine de défendre Die Linke. La resolution sur Gaza a été soutenue conjointement par différents courants .
Mes camarades et moi-même avons défendu ces positions avec force pendant la campagne électorale. Cela a également contribué au succès électoral. Deux semaines plus tard, la question de l’Ukraine et de l’initiative de paix de Trump aurait été le principal sujet d’actualité. Sur cette question, Die Linke est beaucoup moins unie.
Thies Gleiss (TG) : Au fond, le succès électoral n’a pas été si extraordinaire. Mais les militant.e.s ont pu de nouveau s’identifier à la campagne, ce qui a fait toute la différence par rapport aux élections précédentes !
Avant les élections législatives de 2024, les campagnes étaient très ternes. Celles et ceux qui y participaient ne parvenaient pas à faire le lien avec leurs propres préoccupations. Cette fois-ci, le facteur subjectif est entré en jeu, il s’est créé une dynamique comparable à ce qui se passe dans un grand mouvement politique. De plus, pour la première fois, l’orientation stratégique vers une participation gouvernementale avec les Verts et le SPD n’a plus joué de rôle. À la place, il y a eu une grande vague d’indignation contre l’AfD et un parti qui a clairement marqué son opposition. Tout s’emboîtait parfaitement.
Et un autre point est venu s’ajouter : pour la première fois, Die Linke a mené sa campagne électorale en position de faiblesse matérielle, avec peu de moyens financiers. Il a donc fallu organiser beaucoup de choses au niveau des sections locales et régionales, tant sur le plan des thèmes à traiter que sur le plan pratique. Cela a donné aux membres la possibilité de s’impliquer et de participer réellement à la conception du programme.
Cette fois-ci, c’est surtout chez les jeunes qu’il y a eu un mouvement en faveur d’un parti, un mouvement axé sur les élections, et non un mouvement revendicatif comme Fridays for Future. Comment l’expliquer ?
TG : Le terme de « mouvement électoral » a fait son apparition lors de la fondation de Die Grünen, lors des campagnes électorales entre 1978 et 1983, lorsque de nombreuses personnes de gauche ont rejoint ce parti. Ils ont inventé le slogan : « Maintenant, nous nous élisons nous-mêmes ». Ils voulaient faire de la politique à la première personne, et ne plus simplement exécuter les consignes venant des sièges des partis.
HN : Il y a eu une forte mobilisation contre la droite. Quand j’ai demandé aux gens pourquoi ils avaient adhéré, ils ont souvent répondu : « Trop c’est trop ! » Au début de l’année dernière, lorsqu’une enquête de Correctiv a révélé les « intentions de ré-immigration » de l’AfD, ce qui a poussé trois millions de personnes à descendre dans la rue. Beaucoup disent : « Nous devons faire quelque chose contre l’extrême droite. » Et Die Linke est le mieux placé pour le faire.
NR : Les « Fridays for Future » ne représentaient pas l’ensemble de leur tranche d’âge, seulement certaines parties. Ils étaient très bruyants, très bien couverts par les médias et ont contribué au grand succès électoral des Verts en 2021.
Aujourd’hui, les moins de 24 ans sont une génération qui a grandi en mode crise : crise de l’UE, crise des réfugié.e.s, les multiples guerres, la crise du coronavirus, la crise climatique, la guerre en Ukraine. Le succès électoral de Die Linke dans cette catégorie d’électeurs est l’expression du fait que l’hégémonie du capitalisme est ébranlée. Die Linke a abordé ce sujet, en mettant par exemple l’accent sur la « question des milliardaires ». Il existe un besoin de se défendre ensemble contre cette société de concurrence et de crises. Dans cette tranche d’âge, on observe une polarisation : nous avons obtenu les meilleurs résultats, mais l’AfD nous talonne de près.
Chez les étudiant.e.s, leur propre situation sociale a également joué un rôle important dans le choix de l’engagement politique.
HN : Oh oui. Lors de la campagne de porte-à-porte, nous avons commencé par poser la question suivante : « Quels sont tes plus gros problèmes ? ». Le sujet des loyers et du logement est arrivé en tête. Cela a immédiatement permis d’établir un dialogue, car les étudiant.e.s sont également très affecté.e.s par les loyers élevés. Les autres questions concernaient la hausse des prix, et bien sûr la Palestine.
TG : Fridays for Future était le mouvement d’une jeunesse issue de familles aisées. Notre « mouvement électoral » était quant à lui porté par des attentes sociales bien réelles. Lors des discussions au porte-à-porte, ce sont les mêmes préoccupations que les nôtres qui ressortaient. Comme le disait déjà le Manifeste communiste : les communistes n’ont pas d’intérêts séparés, en dehors de ceux des masses. Ils défendent les mêmes intérêts, mais leur engagement est plus fort.
NR : Selon l’étude Shell sur la jeunesse de l’année dernière, 83 % des jeunes disent avoir peur de la guerre, 67 % ont peur de la déchéance sociale. Sur les stands d’information électorale, la retraite était un sujet important, surtout parmi les plus jeunes. Beaucoup pensent qu’ils n’auront plus de retraite. Ils regardent avec crainte leur avenir matériel et cherchent des solutions individuelles. C’est aussi une des raisons pour lesquelles on vote pour Die Linke. Le parti doit répondre à cela.
Die Linke a plus que doublé le nombre de ses membres, il y en a maintenant environ 110 000. Est-ce un nouveau parti ?
HN : En ce qui concerne le nombre de membres, c’est probablement vrai, mais les anciennes structures existent toujours. Le défi consiste maintenant à intégrer les nouveaux membres sur un pied d’égalité, à leur ouvrir des espaces et à leur permettre de participer, afin que le parti se renouvelle réellement. L’avenir nous dira si cela réussira.
Prenons l’exemple de Berlin. Die Linke y est désormais le parti le plus fort. Cela fait que beaucoup lorgnent déjà sur les élections législatives de 2026 et envisagent une participation au gouvernement avec le SPD et les Verts. Il importe de rester vigilant sur ce point : il faut adopter une position claire sur les questions de fond, en particulier sur la guerre et la paix.
Quelle est la proportion entre anciens et nouveaux membres au sein du groupe parlementaire au Bundestag, du comité directeur du parti et de la Karl-Liebknecht-Haus, l’appareil central du parti ?
TG : Le groupe parlementaire au Bundestag compte 64 membres, dont 53 sont nouveaux. Gösta Beutin, Doris Achelwilm et Jan van Aken, qui avaient fait une pause, s’y sont également joints. Cette nouvelle composition se reflète dans la forme des actions, par exemple le fait de se mettre à chanter ensemble des chants antifascistes sur les marches du Parlement. J’espère que cela continuera ainsi !
En supposant que le gouvernement tienne le coup, nous avons quatre ans pour réussir quelque chose avec ce groupe. Après, les vieux débats impulsés par les partisans de la participation au gouvernement avec les socialistes reviendront. Malheureusement, plus le succès politique est grand, plus les forces qui freinent et aspirent au pouvoir ou se contentent du peu qu’elles ont gagné augmentent.
NR : Le comité du parti n’a pas profité du renouveau, car il a été élu avant la vague d’adhésions. Néanmoins, avec Ines Schwerdtner, c’est une nouvelle venue qui a été élue présidente.
Mais la question n’est pas l’âge ou le nombre d’années d’appartenance au parti. C’est une question de positionnement : quelles sont nos priorités ? Je suis fermement convaincue qu’au vu des préparatifs de guerre massifs, un parti se considérant comme socialiste doit faire de la résistance à ces préparatifs le thème central. Ce n’est pas le cas jusqu’à présent.
Nous devons discuter de la façon dont le parti a travaillé ces dernières années. Avant d’introduire de nouvelles idées, nous devrions relancer celles qui existaient déjà. Par exemple, que les organes démocratiquement élus puissent travailler sans être entravés par des discussions en coulisses et des instances particulières illégitimes.
TG : La campagne électorale de 2021 en est un exemple flagrant. La stratégie décidée par le bureau du parti a été détournée en pleine campagne électorale par l’élite du groupe parlementaire pour revenir à l’ancien « rouge-rouge-vert » et à la participation au gouvernement.
Les têtes d’affiche du parti ont un meilleur accès aux médias grâce à leurs mandats et autres ressources. Les permanent.e.s ont beaucoup plus d’influence au sein du comité directeur que les non-permanent.e.s. Je ne suis pas non plus ravi que nos deux présidents et quelques autres membres du comité directeur siègent au Bundestag.
Dans un parti de gauche, il y a toujours deux forces en présence : le groupe parlementaire et son appareil d’une part, et le bureau et son appareil d’autre part. Si ce problème n’est pas résolu, le pouvoir du groupe parlementaire finira par l’emporter sur celui du parti, et ce à moyen terme. Le rythme du travail parlementaire et ses opportunités ont une influence bien plus grande que les processus démocratiques au sein du parti. C’est pourquoi les mandats devraient être limités dans le temps et le nombre de députés siégeant au bureau restreint.
NR : Les nouveaux membres doivent être intégrés par le biais de réunions-débats. Un parti vivant doit aussi être un parti qui débat, afin que chacun puisse évaluer la situation politique et se positionner par rapport à elle.
On dirait que les structures du parti restent figées dans leurs vieilles habitudes. N’y a-t-il pas de débat sur ce que les nouveaux membres peuvent faire maintenant ?
HN : Si, il y en a. À Neukölln par exemple, nous avions avant les élections six organisations de base qui sont assez autonomes et ont leur propre budget. Au lieu de 900 membres, elles en ont maintenant 2000. De nouveaux groupes de base devraient maintenant voir le jour, surtout dans les quartiers de Neukölln où Die Linke n’est pas encore très présente. Des groupes de travail sur différents sujets sont également organisés.
Nous avons maintenant besoin d’organiser le parti de manière classique, sans que cela ne paralyse l’élan initial, mais en instaurant une culture participative. Sinon, je crains que l’élan ne se perde rapidement. Nous avons besoin de structures d’auto-organisation qui favorisent un haut niveau d’activité.
NR : Un problème important qui affecte le parti depuis des années est que nous ne connaissons pas nos camarades. Nous ne savons pas quels métiers ils exercent, s’ils font des études ou une formation et dans quels domaines. Nous sommes surtout structurés au niveau régional.
On parle parfois de groupes d’entreprises, mais ce n’est pas mis en pratique. Un parti dans lequel les membres s’engagent et s’organisent autour de leur lieu de vie aurait des possibilités d’action tout à fait différentes. Dans la social-démocratie d’avant-guerre, les gens étaient organisés par immeuble, ce serait peut-être un bon modèle.
Nous devons savoir qui sont nos adhérent.e.s au niveau local, dans l’entreprise, à l’université et dans le quartier. Nous en sommes encore loin, même si nous avons maintenant les moyens humains pour le faire.
TG : Je vois les choses de la même manière. J’ai proposé que nous cherchions à savoir où travaillent nos membres et à quel syndicat ils appartiennent. Nous pourrons ensuite les regrouper. Dans le secteur de la santé de Ver.di, par exemple, ils sont si nombreux qu’ils pourraient se battre pour la direction politique du syndicat. Malheureusement, la suggestion d’un recensement des membres n’a pas été incluse dans le projet de proposition de résolution pour le prochain congrès du parti.
Die Antikapitalistische Linke (AKL Gauche anticapitliste, courant du parti ndt) a lancé le cri de guerre : Reclaim the party ! Les nouveaux membres doivent conquérir ou se réapproprier le parti. C’est d’ailleurs ce qui se passe déjà dans une large mesure, ce qui ne peut que nous réjouir. Ils expérimentent beaucoup, font du travail de terrain, organisent des fêtes de quartier, des opérations d’échange de vêtements. Ils soutiennent les banques alimentaires. Ils proposent des services de consultation sociale à tous les niveaux, sur les frais de chauffage ou les retraites. Il y a parfois un risque qu’ils confondent travail socialiste et travail social. Mais pour les jeunes, c’est aussi une façon formidable d’acquérir de l’expérience.
La campagne électorale de proximité, comme on l’a appelée, a eu pour effet que de nombreux membres souhaitent la pérenniser. Au fond, cette pérennisation reviendrait à créer des bureaux de quartier, des centres socialistes dans chaque quartier. C’est quelque chose que nous pouvons aussi soutenir matériellement, car 64 députés ont déjà signé une déclaration dans laquelle ils s’engagent à réduire leur indemnité parlementaire au minimum et à reverser le reste. Cela va également être annoncé publiquement.
Il est nettement plus difficile de constituer des groupes d’entreprise. À la direction du parti, nous avons discuté de la nouvelle proposition de résolution pour le congrès. Le texte initial de la présidente, qui était globalement bon, mettait l’accent sur la structuration du parti, la mise en place d’une organisation sur le terrain, avec des groupes d’entreprise, etc. Mais la résistance des « purs parlementaires » s’organise déjà. Le projet a été édulcoré lors de la première discussion au sein du bureau et le sera encore davantage lors du congrès du parti si la gauche au sein de Die Linke ne s’y oppose pas. Les « socialistes de gouvernement » n’ont pas disparu.
De plus, le comité directeur du parti est actuellement complètement dépassé sur le plan de ses capacités humaines. Nous sommes 26 membres, dont seulement dix ont déjà siégé au comité directeur.
La restructuration du parti concerne également la Karl-Liebknecht-Haus. Notre secrétaire général a présenté un projet de résolution portant sur la transformation du siège du parti. Quatre-vingt personnes y travaillent actuellement. Une grande partie d’entre elles ne savent pas vraiment quel est l’intérêt de cet appareil hypertrophié. Il faut tout remettre à plat. Et surtout, les grandes questions politiques ne doivent pas être perdues de vue dans les petits détails de la structuration du parti.
HN : Je pense que la question du renouveau ne se résume pas à la direction. Il s’agit maintenant de construire quelque chose de nouveau avec les nombreux nouveaux membres. Je pense que l’éducation politique et la formation sont essentielles à cet égard.
Nous devons bien combiner trois choses : la pratique politique, la formation politique et une culture participative. Ce que nous organisons dans les cantons et les districts est plus important que ce que fait le comité directeur du parti.
NR : Nous devons aussi veiller à ce que les nouveaux membres ne soient pas submergés de fonctions et de mandats. Sinon, tout le monde va se retrouver dans un conseil local ou un parlement communal où on lui chuchotera à l’oreille qu’il ou elle pourrait peut-être accéder au Bundestag.
Nous avons besoin de discussions et de formations accessibles à tous, de lieux où les nouveaux membres peuvent apprendre quelque chose sur l’histoire, les ltraditions et l’identité du parti. C’est un travail que les comités directeurs seuls ne peuvent pas faire, et encore moins les parlementaires. Il revient aux camarades plus âgé.e.s de transmettre leur expérience et leur savoir.
En Hesse, j’ai fait beaucoup de campagne électorale avec de nouveaux membres de la linksjugend-solid, l’oganisation de jeunesse ndt). Ils cherchent des réponses aux grandes questions, des moyens de changer fondamentalement cette société. Les réponses ne se trouvent pas dans toutes les petites choses du train-train de la vie politique au jour le jour.
Entretien de SoZ avec Naisan Raji, Hermann Nehls et Thies Gleiss