Les similitudes de structure entre les circonscriptions électorales d’Allemagne de l’Ouest où l’extrême droite a remporté un tel succès sont frappantes. Il s’agit de circonscriptions où l’emploi industriel a subi des coupes claires ou où les salariés souffrent d’une précarisation croissante. Beaucoup de ces circonscriptions électorales ont été dirigées par les sociaux-démocrates depuis des décennies. Mais le SPD a largement perdu son pouvoir d’intégration. C’est le cas à Ludwigshafen am Rhein, la ville de BASF, où l’AfD a su exploiter de manière démagogique la profonde crise sociale.
Sur cette toile de fond vient encore s’ajouter l’inquiétude, dans une ville où l’industrie chimique est reine. Elle ne peut se passer de prix bas pour l’énergie. L’extrême droite se pose en défenseur des salarié.e.s et s’oppose à la politique dite de « transition verte ». Elle demande la remise en service du gazoduc Nord Stream 2 afin de pouvoir s’approvisionner en gaz naturel russe à bas prix. « Les gens votent pour l’extrême droite lorsqu’ils perdent espoir qu’il soit encore possible que les choses changent pour le mieux. Dans cette situation, ils ne font plus que de marcher sur ce qu’il y a au-dessous d’eux. » C’est ainsi que, peu après les élections législatives, Janis Ehling, membre du bureau national de Die Linke, a interprété la percée menaçante de l’AfD. Le témoignage d’un habitant de Ludwigshafen ci-dessous confirme cette déclaration et montre clairement que le simple fait de mener une campagne anti-nazie sans revendications sociales ne suffira pas à stopper la progression de l’extrême droite !
Dans le Palatinat (qui correspond à la partie sud de la Rhénanie-Palatinat), il a de nombreux endroits où c’est l’AfD qui a obtenu le plus de voix lors des dernières élections législatives : 24,3 % dans la ville de Ludwigshafen, 25,9 % dans la ville de Kaiserslautern, 26,9 % dans la ville de Kusel et même 27,8 % dans la ville de Zweibrücken. Quatre députés de l’AfD originaires du Palatinat entreront au nouveau Bundestag. Et pourtant, Ludwigshafen a longtemps été considérée comme un « bastion rouge », une ville industrielle où le SPD a toujours joué un rôle de premier plan.
Ce glissement catastrophique vers l’extrême droite de 2025 est en grande partie dû aux faiblesses du SPD et à un changement d’état d’esprit, en particulier chez les salarié.e.s. Au niveau fédéral, on constate également que 21,8 % des syndiqué.e.s ont voté pour l’AfD contre 20,6 % pour le SPD. Il y a quatre ans, le SPD avait encore une nette avance parmi les membres des syndicats (à l’époque, 32,1 % avaient voté pour le SPD et « seulement » 12,2 % pour l’AfD).
C’est sur ce point que nous devons nous concentrer : que s’est-il passé ? Pourquoi les salariés votent-ils en si grand nombre pour l’extrême droite ?
C’est une tendance que l’on observe également à Ludwigshafen. Les quartiers où l’AfD a obtenu un grand nombre de voix peuvent être considérés comme des quartiers ouvriers et, en outre, comme des quartiers ayant une « structure sociale critique », selon l’expression utilisée par l’administration.
Éviter l’impôt
En y regardant de plus près, on peut se demander si ce n’est pas toute la ville de Ludwigshafen qui a une « structure sociale critique ». Du fait des quelque 35 000 personnes employées par BASF, Ludwigshafen a le revenu moyen le plus élevé du Land. Mais la ville ne reçoit qu’une très faible part de l’impôt sur le revenu, car celui-ci est redistribué en fonction du lieu de résidence. Et toutes les personnes qui gagnent un peu plus ne vivent pas dans la ville de Ludwigshafen, mais dans les environs.
Par conséquent, il y a deux fois plus de « pendulaires entrants » que de « pendulaires sortants ». Et cela a également pour conséquence que seules les populations les plus pauvres ne quittent pas la ville : deux fois plus de bénéficiaires de l’aide sociale que la moyenne du Land, deux fois plus d’habitant.e.s issu.e.s de l’immigration que la moyenne du Land. Les revenus disponibles sont les plus bas de toute la Rhénanie-Palatinat. Une situation absurde : la pauvreté règne là où se trouve le siège du plus grand groupe chimique du monde. Selon la classification officielle, un enfant sur quatre y est pauvre. Un habitant sur trois est issu de l’immigration.
Justement, cette grande multinationale de la chimie mène sur place une politique radicale d’évasion fiscale. Une étude réalisée en 2016 par les Verts au Parlement européen a déjà montré que BASF avait soustrait près d’un milliard d’euros d’impôts au fisc entre 2010 et 2014.
Une commune appauvrie
Ni la ville ni BASF ne fournissent de chiffres précis sur les impôts effectivement payés. Cependant, une multinationale a de nombreuses possibilités de faire apparaître ses bénéfices et ses pertes là où c’est le plus avantageux. En 2023, le responsable des finances de la ville a résumé la situation en ces termes : « Nous avons maintenant des recettes de taxe professionnelle équivalentes à celles d’une petite ville, mais nous avons les dépenses d’une grande ville. » Conséquence : Ludwigshafen est très endettée, elle fait partie du groupe de tête des villes les plus endettées d’Allemagne.
Les conséquences sont visibles et perceptibles partout. Les fenêtres des écoles sont fixées avec des vis pour qu’elles ne puissent pas être ouvertes. Les cadres de fenêtre pourris pourraient entraîner la casse des vitres lorsqu’on les ouvre. C’est dans des conteneurs que l’on dispense les cours et que l’on assure la garde des enfants après la classe, car il n’y a pas assez de place et les écoles se délabrent plus vite qu’on ne les répare. Il manque deux mille places en crèche, qui sont pourtant urgemment nécessaires. Les conteneurs sont également la solution standard pour loger les réfugiés.
Malgré une remise partielle de la dette accordée par le Land, qui a pris en charge 565 millions d’euros à l’été 2024, la ville doit encore rembourser 398 millions d’euros. Il est impossible d’équilibrer les budgets. Les conseillers municipaux doivent d’abord faire approuver leurs plans par l’autorité de surveillance financière du Land. Comme cette autorisation fait défaut, il n’y a plus de ticket social pour les transports publics depuis le début de l’année.
Les services de tramway sont réduits. Les espaces verts ne sont plus suffisamment entretenus, les bâtiments municipaux se délabrent, le service de nettoyage de la ville devrait être étoffé. Les routes sont en mauvais état. Le retard pris dans les travaux de rénovation se chiffre à plusieurs centaines de millions d’euros. Dans le même temps, la somme des intérêts à payer augmente chaque jour de plusieurs dizaines de milliers d’euros.
L’infrastructure se délite
À cela s’ajoute qu’aujourd’hui, les ouvrages en béton armé datant des années 60, les autoroutes et les ponts sans croisement qui permettent notamment aux nombreux navetteurs de se rendre chez BASF, commencent à montrer des signes sérieux de détérioration. Pour les réparer, c’est encore l’administration municipale qui doit mettre la main au porte-monnaie. La ville devient de plus en plus un gigantesque chantier permanent. Et pour finir, BASF est en train de se lancer dans un plan de restructuration qui va coûter plusieurs milliers d’emplois au site de Ludwigshafen.
Tout cela n’est bien sûr pas propre à Ludwigshafen. Ce sont des éléments qui alimentent le mal-être qui nourrit la montée de l’AfD : un sentiment d’insécurité généralisé qui s’est installé depuis la crise capitaliste de 2010, la crise du coronavirus puis les problèmes d’aujourd’hui. Est-ce que ma retraite sera suffisante ? Est-ce que je pourrai rembourser mon prêt immobilier ? Est-ce que je pourrai payer mon loyer ? Le sentiment qui existait jusqu’à présent que les choses s’amélioraient un peu chaque année a disparu. L’incertitude s’installe, et avec elle un sentiment de rancœur profondément ancré.
L’impression qu’on ne peut compter sur personne se répand : « Personne ne se soucie de nos problèmes ! » La social-démocratie a tenu ce rôle pendant de nombreuses années, mais elle ne le fait plus. Dans les villes industrielles, le SPD gère la pauvreté à l’échelle locale. Le SPD à Berlin est perçu comme un des piliers du cercle des puissants.
Jusqu’à présent, l’AfD de Ludwigshafen n’est pas apparu comme un « parti qui s’occupe des autres », mais comme une clique en proie à des dissensions. On ne vote pas pour eux parce qu’ils sont efficaces, mais pour des raisons émotionnelles. C’est le sentiment d’être laissé pour compte ou sur le point de l’être, et le fait que d’autres s’en sortent mieux que nous, « et qu’ils ne le méritent pas ».
Conclusions ?
Certes, tous les stands d’information, les manifestations et les rassemblements que nous avons organisés contre l’AfD ont été utiles et justifiés. Mais cela ne suffit pas, parce que les problèmes sont de plus grande ampleur.
Les problèmes de logement, de loyer, la paupérisation au niveau communal, la fiscalité, la gestion déplorable du système scolaire, les parcs et les installations sportives et de loisirs mal entretenus, l’ensemble des conditions de vie de la population laborieuse, tout cela détermine en fin de compte leur positionnement politique. Ce qu’il faut, c’est une lutte commune contre le fascisme, associée à un combat pour de bonnes conditions d’existence.
Cela passe aussi par une réorientation de l’action syndicale. Car les syndicats traitent l’AfD avec des gants de velours de peur de perdre des adhérent.e.s. C’est du moins l’impression que j’ai eue lors d’une réunion de responsables syndicaux avec le ministre du Travail et un membre du comité directeur de l’IGBCE (la fédération des mines et de la chimie du DGB)..
Si de nombreuses personnes ressentent que « nous ne sommes pas impuissants, nous pouvons faire bouger les choses, nous pouvons même les améliorer ! », alors une nouvelle conscience émergera. Et cela seul peut dissiper le sentiment d’impuissance et de rancœur et ouvrir de nouveaux horizons (politiques).
Correspondant(e)