Le barrage de Kotri sur le fleuve Indus dans le Sindh. DR.
Le Sindh, le Baloutchistan et la Khyber Pakhtunkhwa sont confrontées à une discrimination manifeste dans le partage des ressources naturelles au bénéfice du Punjab, province de 130 millions d’habitants et d’une superficie de 205 000 km2 traversée par la majorité des grands fleuves et rivières du pays : l’Indus, le Jhelum, le Chenab, le Ravi et le Sutlej.
En exploitant son avantage en tant que province riveraine en amont, le Punjab détourne unilatéralement les cours d’eau au moyen de canaux, de barrages et d’autres systèmes de stockage pour son usage provincial exclusif, affectant gravement l’écoulement naturel des rivières vers les autres provinces, en particulier le Sindh, dont la capitale est Karachi, une mégalopole méridionale de 20 millions.
En réaction à cette pratique contestable, un mouvement anti-Punjab est apparu dans le Sindh à la faveur des tentatives récentes de détournement de l’Indus pour irriguer la zone désertique du Cholistan, dans le sud du Punjab [1]. Cette situation constitue une illustration éclatante de la manière dont le gouvernement central pakistanais discrimine ses propres citoyens en matière de partage de l’eau. Paraphé 12 ans après le premier conflit indo-pakistanais (1947-48) par le 1er ministre indien Jawaharlal Nehru et le Président Field Marshal Ayub Khan (Pakistan). Ceci alors que le Pakistan est engagé depuis trois générations avec l’Inde sur le sensible dossier du partage des eaux de l’Indus [2] (Indus Water Treaty de 1960 [3]).
Le Save Indus River Movement (SIRM) est une coalition de militants écologistes, personnalités politiques et citoyens pakistanais soucieux de préserver la santé écologique de l’Indus qui coule en direction du sud-est depuis la chaîne himalayenne jusqu’à la mer d’Oman sur 3200 km. Créé en réponse aux plans gouvernementaux de construction de six nouveaux canaux sur le fleuve, le SIRM défend l’idée que ces projets sont « inconstitutionnels » et représentent une menace majeure pour l’écosystème du fleuve, l’un des sept cours d’eau sacrés de l’Inde, et les moyens de subsistance des communautés qui en dépendent [4].
Les manifestations et la colère vont croissantes contre la politique de la gestion de l’eau
Début mars 2025, le SIRM a annoncé des manifestations dans l’ensemble de la province du Sindh pour s’opposer au projet de construction d’un canal au Punjab, les dirigeants du mouvement dénonçant sévèrement le président pakistanais Asif Ali Zardari pour avoir approuvé les projets de canaux. La direction du Save Indus River Movement appelle le Parti du peuple pakistanais (PPP, formation de la dynastie Bhutto historiquement ancrée dans le Sindh) à se retirer du gouvernement fédéral en signe de protestation [5]. Selon le SIRM, l’eau douce du fleuve qui s’écoule jusqu’à se jeter dans la mer n’est pas gaspillée mais fait partie d’un processus naturel dont les répercussions sont cruciales pour l’environnement et l’économie.
S’appuyant sur des manifestations, des campagnes de sensibilisation du public et de programmes de collaboration avec d’autres organisations environnementales, le mouvement ambitionne de mettre un terme à la construction du canal et de promouvoir une gestion durable des ressources de l’Indus. Des objectifs nobles autant qu’ambitieux confrontés à l’opposition déterminée d’autres acteurs moins portés sur ces considérants sociétaux.
Pour les autorités provinciales du Sindh, le détournement des eaux de l’Indus aura pour conséquence de réduire le débit en aval, menaçant ainsi l’agriculture et l’approvisionnement en eau douce de cette province méridionale de 140 000 km2 et 56 millions d’habitants. Le Sindh accuse donc le Punjab d’accaparer indûment cette précieuse ressource naturelle et de violer l’accord interprovincial sur l’eau de 1991 censé garantir une répartition équitable de l’eau entre les provinces.
A Lahore, la capitale du Punjab, on justifie ces nouveaux projets de canaux en mettant en avant leur importance vitale pour le secteur agricole de la province, la plus féconde du pays. Ce déséquilibre des perceptions et des enjeux a mécaniquement intensifié les tensions entre les deux provinces. Le Pakistan, seconde nation la plus peuplée du sous-continent indien et cinquième démographie du globe avec ses 252 millions d’habitants, est en réalité confronté à une grave crise de l’eau, les quatre provinces du pays voyant le niveau de leurs nappes phréatiques se réduire dangereusement tandis que les quatre cinquièmes de l’eau potable du pays seraient déjà jugées impropres à la consommation. Au niveau mondial, le Pakistan figure au 14e rang des 17 pays soumis à un stress hydrique extrêmement élevé, selon le World Resources Institute.
Ces préoccupations environnementales alimentent également l’opposition du Sindh aux projets de détournement des eaux du voisin punjabi. Le delta de l’Indus souffre déjà d’un débit d’eau réduit, entraînant une grave érosion côtière, l’intrusion dommageable d’eau salée et la perte de biodiversité. Les défenseurs de l’environnement redoutent que de nouveaux détournements d’eau ne dévastent cet écosystème fragile et n’exacerbent plus encore les effets du changement climatique. Déjà, la diminution du débit du fleuve impacte les communautés dépendant de l’Indus pour leur subsistance, faisant pour ces dernières de la gestion durable de l’eau une question cruciale.
Les risques de pénuries d’eau et leurs conséquences alarmantes
L’impact sur l’agriculture et les moyens de subsistance dans le Sindh est particulièrement alarmant. Situé entre Jamshoro et Hyderabad, le barrage de Kotri (150 km au nord-est de Karachi) alimente en eau douce 1,2 million d’hectares de terres agricoles. Son « bon fonctionnement » dépend d’un approvisionnement en eau régulier. Si l’eau charriée par l’Indus est détournée en amont, le risque est d’entraîner des pénuries impactant directement les agriculteurs et diminuant d’autant le rendement des cultures. En outre, de nombreuses communautés de la partie inférieure du Sindh dépendent de l’Indus pour l’eau potable et la pêche. Une nouvelle réduction du débit de l’eau aggraverait les difficultés économiques et accentuerait les troubles sociaux dans la région.
Voici pourquoi la problématique hydrique interprovinciale est devenue un enjeu important de la politique nationale au moment où le pays est exposé à des fragilités politiques croissantes depuis le printemps 2022 et la fin du mandat précipité de l’ancien Premier ministre Imran Khan, fondateur du Pakistan Tehreek-i-Insaf (PTI), aujourd’hui la principale formation politique de l’opposition. Le Parti du peuple pakistanais (PPP), en situation historiquement dominante dans la province du Sindh, est certes un partenaire majeur de la coalition au sein du gouvernement fédéral mais n’a eu lui-même d’autre choix que de s’opposer ouvertement aux projets de détournement des eaux à Lahore et appelle la population de la province et ses sympathisants à exprimer leur colère. De son côté, le SIRM a mobilisé l’opposition en organisant des manifestations dans toute la province contre la construction de nouveaux canaux. L’approbation de ces projets par le président Asif Ali Zardari (PPP) a suscité des réactions négatives de la part des nationalistes sindhis et de la société civile, un élément supplémentaire de tensions au sein de la coalition au pouvoir.
L’exigence grimpe pour une plus grande autonomie provinciale dans la gestion de l’eau
Le favoritisme manifeste du gouvernement fédéral à l’égard du Punjab est une autre source majeure de frustration dans le Sindh. De nombreux habitants de cette province du sud-est pakistanais jugent que les politiques de l’eau du Punjab favorisent de manière disproportionnée les grands propriétaires terriens et les personnalités disposant d’appuis politiques, au détriment des petits agriculteurs [6]. Cela a conduit à des demandes croissantes pour une plus grande autonomie provinciale en matière de gestion des ressources hydriques, certains préconisant une renégociation du cadre de partage de l’eau du fleuve Indus.
Sans surprise, au-delà des différends provinciaux traditionnels, cette question a de ce fait également d’importantes conséquences géopolitiques pour la fragile République islamique du Pakistan. De façon assez grossière, Islamabad a tenté d’impliquer le voisin indien dans la question du partage de l’eau, évoquant notamment le traité sur les eaux de l’Indus et les différences dans la gestion de l’eau en amont. Le pouvoir pakistanais prétend en même temps que Delhi ne respecte pas les conditions imposées par l’Indus Water Treaty ou détourne indûment les eaux du système fluvial de l’Indus, Islamabad jetant régulièrement l’opprobre à New Delhi dans le concert des nations. Gesticulations qui, pour certains, lui servent pour se défausser de ses propres obligations.
Il reste que la controverse sur le détournement des eaux de l’Indus n’est pas que de nature environnementale, beaucoup s’en faut. Sa dimension politique et économique exacerbe les divisions provinciales et les rancœurs et nuit à la stabilité nationale du Pakistan. Au printemps 2025, alors que les manifestations se poursuivaient [7], nombreux sont les résidents du Sindh à prédire à court terme une possible escalade de la violence ciblant les Punjabis et leurs entreprises dans cette province du Sud voisine du Gujarat indien, voire la fermeture de la frontière interprovinciale [8].
Petit-fils de l’ancien Premier ministre et président du même nom [9], chef de la faction Shaheed Bhutto du PPP, Zulfikar Ali Bhutto Jr a récemment lancé cette mise en garde : « L’Indus est une ligne de vie pour le peuple. Le mouvement contre les canaux va continuer à prendre de l’ampleur [10] ». Mise en garde de bon sens car la mobilisation contestataire s’étend désormais aux villes et aux villages du Sindh et pourrait bien gagner le soutien d’autres provinces, dont le Baloutchistan et le Khyber Pakhtunkhwa qui s’estiment lésées par un gouvernement fédéral et un establishment militaire qu’ils jugent avant tout préoccupé par le sort du Punjab.
Olivier Guillard