Le président du parti CDU Friedrich Merz lors de la signature de l’accord de coalition à Berlin, le 5 mai 2025. Photo : IMAGO / Mike Schmidt
Au vu de la montée en puissance de la droite dans le monde, la nouvelle coalition gouvernementale entre l’Union et le SPD apparaît comme une dernière tentative pour préserver le statu quo. Avec seulement 45 % des suffrages exprimés, les deux grands partis populaires ne représentent plus qu’une fraction de l’électorat. Il est difficile d’imaginer une perte de confiance plus spectaculaire : cette coalition n’a plus rien de « grand ». Et rien n’indique que la situation pourrait s’améliorer au cours de la prochaine législature. La stagnation économique, les dépenses militaires s’élevant dernièrement à 80 milliards d’euros par an, vont continuer à exercer une pression accrue sur les dépenses sociales. Avec quel programme le nouveau gouvernement entend-il faire face à la crise ? À quelles évolutions politiques faut-il s’attendre ? Et comment la gauche sociale devrait-elle y réagir ? Voici quelques perspectives.
Retour vers le passé avec l’accord de coalition<
Si l’on voulait faire une synthèse critique de l’accord de coalition entre l’Union et le SPD
C’est surtout au premier point que l’accord accorde une large place. Les 45 premières pages du document, qui en compte 146, traitent presque exclusivement de la question de savoir comment garantir aux entreprises allemandes les meilleures conditions possibles pour investir et rentabiliser leurs activités. Comme s’il n’y avait pas de crise climatique et environnementale qui allait bientôt engendrer des coûts énormes pour l’économie, la politique économique de la coalition n’est guidée que par une seule maxime : la croissance. Toute disposition légale susceptible d’exercer la moindre pression sur les entreprises en faveur d’une transformation contrôlée de leur modèle industriel est rejetée. Au lieu de cela, l’Union et le SPD s’affichent en défenseurs de l’industrie automobile – y compris de la technologie des moteurs à combustion, pourtant vouée à disparaître – qu’ils qualifient d’« industrie clé et garante d’emplois pour notre pays ». Ils promettent un « allègement de la charge qui pèse sur les entreprises » grâce à une baisse des impôts et des taxes, ainsi qu’à une « enveloppe électricité » visant à réduire les coûts énergétiques des industries exportatrices.
Les rares projets sociaux et écologiques auxquels la coalition « feu tricolore » avait finalement abouti sont retirés, comme la « loi sur les obligations de diligence dans la chaîne d’approvisionnement » (LSKG) qui visait à mettre un terme aux pratiques d’exploitation des fournisseurs étrangers, la « loi sur le chauffage » (Heizungsgesetz) qui avait pour objectif de réduire les émissions de CO2 dans le secteur du bâtiment, et le « revenu citoyen » (Bürgergeld) qui doit être transformé en une « nouvelle garantie de base pour les demandeurs d’emploi » assortie de sanctions nettement plus sévères. L’objectif de cette nouvelle garantie de base est « d’améliorer les incitations au travail », c’est-à-dire que la pression accrue exercée par les administrations doit pousser les bénéficiaires de prestations sociales à accepter encore plus rapidement des emplois dans les secteurs à bas salaires. Toutes ces mesures, qui élargissent la marge de manœuvre du capital au détriment des salarié·e·s et de l’environnement, sont vendues comme une « réduction de la bureaucratie ». Tout ce qui pourrait garantir les droits sociaux ou imposer des limites aux industries fossiles est considéré comme un fardeau politique.
L’accord de coalition consacre un retour en arrière en matière de politique économique, associé à un racisme fonctionnel et à un réarmement massif à l’intérieur et à l’extérieur.
Tandis que l’État est censé renoncer à ses fonctions de contrôle vis-à-vis de « l’économie », la politique intérieure et sécuritaire promet rien de moins qu’un « tournant historique » dans le développement des dispositifs de surveillance. Dans le quotidien nd, le journaliste Matthias Monroy a qualifié la nouvelle coalition gouvernementale de « grande coalition du contrôle » et a résumé les principaux changements comme suit : La législation pénale visant à protéger les forces de police et de secours doit être encore renforcée, la police fédérale doit se doter d’outils de surveillance numérique (« Quellen-TKÜ ») pour lutter contre les infractions graves, parmi lesquelles est rangée l’aide à l’immigration clandestine, souvent qualifiée de « trafic d’êtres humains ». Il est également prévu de faitre appel à l’intelligence artificielle pour la reconnaissance faciale sur Internet, ainsi qu’à l’« identification biométrique à distance » dans les lieux publics. De manière générale, les services de sécurité doivent être renforcés, leurs pouvoirs étendus et leur coopération facilitée, ce qui devrait continuer à vider de leur substance les principes constitutionnels de séparation entre la police et les services de renseignement. Le tout culmine dans cette annonce grandiloquente : « En ce qui concerne les ennemis de la démocratie, le principe de tolérance zéro s’applique. »
Nul n’ignore contre qui cette « offensive sécuritaire » annoncée sera dirigée. Depuis les années 1970, la droite néolibérale internationale prône une politique qui associe de manière systématique le démantèlement des infrastructures sociales, le renforcement des appareils policiers et les discours racistes. Pour la Grande-Bretagne, le sociologue et spécialiste du racisme Stuart Hall avait déjà méticuleusement mis en évidence ce lien en 1978 et parlait d’une « gestion policière de la crise » (Policing the Crisis
Une évolution très similaire peut être observée 50 ans plus tard en Allemagne : malgré une tendance à la baisse du taux de criminalité, le nouveau gouvernement reprend à son compte le discours de la droite selon lequel l’Allemagne se trouverait dans ce quelque chose comme une situation d’urgence. Sans surprise, les migrant.e.s pauvres originaires de pays non européens sont au centre de cette « offensive sécuritaire ». Selon l’accord de coalition entre l’Union et le SPD, l’« immigration qualifiée » vers l’Allemagne doit certes se poursuivre afin de « garantir un socle de main-d’œuvre pourvue de compétences », mais l’« immigration irrégulière » est présentée, comme par l’extrême droite, comme une menace pour la cohésion sociale.
Dans cette optique, les programmes d’accueil doivent être supprimés et le regroupement familial, qui est depuis longtemps impossible dans de nombreux pays en raison de l’impossibilité d’avoir accès aux ambassades, doit être suspendu. Le refoulement aux frontières d’autres États membres de l’UE doit être réintroduit et une « offensive de rapatriement » doit être lancée, au moyen de la mise en détention massive des immigrés irréguliers. La coalition veut ainsi « exploiter toutes les possibilités d’augmenter considérablement les capacités de détention préalable à l’expulsion et veiller à ce que les capacités de détention et de garde à vue soient mieux adaptées à la pratique ». Les outils répressifs sont également renforcés à l’encontre des Allemands issus de l’immigration. Dans la lutte contre la « criminalité clanique », il est prévu d’imposer un « renversement complet de la charge de la preuve en cas de confiscation de biens d’origine incertaine », ce qui ouvre la voie à l’arbitraire à l’encontre des familles migrantes, souvent cataloguées de manière stéréotypée comme « clans » par les autorités allemandes. L’annonce selon laquelle, à l’avenir, non seulement les explosifs, mais aussi les couteaux seront considérés comme des objets destinés à la préparation d’attentats terroristes va dans le même sens. Il est significatif que les énormes arsenaux d’armes régulièrement découverts parmi les groupes d’extrême droite ne soient pas mentionnés dans l’accord de coalition.
En revanche, la partie consacrée au réarmement de la Bundeswehr est relativement discrète. Bien que le frein à l’endettement pour les dépenses militaires ait été levé et qu’une augmentation significative du budget de la défense ait été annoncée, les formulations restent plutôt prudentes : « Nous créerons toutes les conditions nécessaires pour que la Bundeswehr puisse remplir sans restriction sa mission de défense du territoire et de l’alliance. Notre objectif est que la Bundeswehr apporte une contribution essentielle à la capacité de dissuasion et de défense de l’OTAN et devienne un modèle pour nos alliés. Les menaces évoquées nous obligent à augmenter nos dépenses de défense à des fins de dissuasion. Notre objectif à long terme reste notre engagement en faveur du contrôle des armements, de la non-prolifération et du désarmement. » Cela ne ressemble pas vraiment à des battements de tambours. Reste à savoir si cette retenue est due à des concessions de l’Union envers les sociaux-démocrates ou à la nouvelle constellation géopolitique après la victoire électorale de Donald Trump, qui ne rend plus judicieuse une attitude trop agressive envers la Russie.
Le vent en poupe pour l’AfD – l’Union menacée d’implosion ?
On peut d’ores et déjà prédire que l’AfD poursuivra sa montée en puissance sous le nouveau gouvernement. La principale cause en est la crise du modèle industriel allemand, qui devrait s’aggraver pour au moins trois raisons. Premièrement, la dépendance à l’exportation de l’économie, voulue depuis des décennies par les responsables politiques, s’avère de plus en plus problématique compte tenu de la montée en puissance de la Chine, de la concurrence géopolitique croissante et du nouveau protectionnisme américain. Deuxièmement, les industries phares allemandes ont pris du retard dans la transition vers un « capitalisme électrique » (Birgit Mahnkopf
Dans ce contexte, les craintes de déclassement social vont continuer à gagner du terrain. Or, c’est précisément ce qui alimente l’extrême droite, qui sait mieux que toute autre force politique canaliser le sentiment général d’insécurité. Certes, sa stratégie qui consiste à accélérer encore la dynamique destructrice du capitalisme en empêchant de s’attaquer aux causes de la crise aura des conséquences catastrophiques. Mais son programme politique, qui repose sur un déni général de la réalité, correspond à un désir largement répandu de préserver le statu quo. Ce processus est favorisé par le fait que le nouveau gouvernement reprend à son compte des éléments centraux du discours de l’AfD. Ainsi, la coalition noire-rouge nourrit d’une part l’espoir illusoire que le modèle industriel actuel puisse être maintenu et soutient d’autre part l’idée raciste selon laquelle l’existence d’une sous-classe de migrants (« l’immigration clandestine ») serait la cause de la crise sociale.
Le fascisme, qui reposait déjà dans les années 1930 sur la promesse paradoxale de changer radicalement la société sans toucher aux rapports de forces fondamentaux, ne peut que profiter d’une telle constellation. Tant que le centre politique, malgré l’insécurité sociale croissante, fera tout pour maintenir hors du débat public la question de la répartition des richesses entre le haut et le bas de l’échelle, la crise est susceptible d’entraîner une nouvelle montée de l’extrême droite.
Il est tout à fait réaliste de penser que cette évolution plongera bientôt le principal parti allemand, à savoir l’Union, dans une crise existentielle. Le fait que Carsten Linnemann, secrétaire général de la CDU particulièrement proche du capital et des lobbies, ait renoncé à un poste ministériel, donne une indication sur la manière dont la droite de l’Union entend procéder. Si la crise économique perdure, comme on peut s’y attendre, elle en rendra responsable les concessions faites au SPD et exercera une pression extérieure pour un changement de cap. Le « mur de protection » contre l’AfD devrait alors tomber et l’Union tentera de conclure ses premières alliances avec l’extrême droite au niveau des Länder.
Jusqu’à présent, cependant, aucune alliance avec l’extrême droite en Europe n’a permis de juguler la perte d’influence des partis conservateurs. Si l’Union chrétienne-démocrate reste durablement derrière l’AfD, comme le laissent présager les premiers sondages, il faut s’attendre à des mouvements de défection importants. En Italie, en France et aux Pays-Bas, on a vu à quelle vitesse les partis chrétiens-démocrates et libéraux-conservateurs peuvent s’effondrer lorsque leur concurrence de droite s’est installée.
L’Union devrait bénéficier du fait que la social-démocratie, invoquant la crise d’État qui menacerait en cas de rupture de la coalition, sera prête à avaler presque toutes les couleuvres imaginables. Le SPD, qui n’est plus que le troisième parti avec 16,4 % des voix, continuera donc d’être tenu pour responsable de la crise. La radicalisation du centre politique – lors des dernières élections fédérales, selon Infratest / Dimap, un million d’électeurs ont quitté l’Union, 890 000 le FDP et 720 000 le SPD pour rejoindre l’extrême droite AfD – entre dans une nouvelle phase dramatique.
Fissures possibles : division sociale, crise climatique, État sécuritaire
Pour la gauche sociale, le scénario qui se profile pour les quatre prochaines années est complexe. Michael Ehrhardt, syndicaliste de l’IG Metall, a exposé le problème de manière convaincante dans une interview avec l’auteur : si les syndicats veulent enrayer la montée de l’AfD, ils doivent « prouver qu’il est possible de s’attaquer avec succès aux riches et aux puissants et d’assurer la redistribution des richesses. Le problème majeur aujourd’hui est que beaucoup de salarié.e.s ne nous en croient plus capables »
À cet égard, la meilleure stratégie antifasciste consiste sans doute à inscrire avec succès les questions de redistribution à l’ordre du jour. L’explosion des loyers, qui a été au centre des luttes sociales (dernièrement notamment avec la campagne « Exproprier Deutsche Wohnen & ; Co. ») mais aussi des campagnes électorales de Die Linke, en est un exemple réussi ces dernières années. En revanche, le syndicat ver.di a renoncé à mener une grande lutte dans le secteur public, qui aurait pu mobiliser près de trois millions de salariés pour une autre société en mettant en avant, outre les revendications salariales, la situation désastreuse des services publics, car il doutait de sa propre capacité à mener ce combat. À cela s’ajoute le fait que les médias privés (et publics !) continueront à l’avenir à tout mettre en œuvre pour utiliser la question migratoire afin de canaliser le mécontentement social et de masquer les rapports de distribution entre le haut et le bas de l’échelle.
Une piste pour une contre-offensive mobilisatrice pourraient être les immenses coupes dans les dépenses sociales qui sont à prévoir malgré l’assouplissement du frein à l’endettement. L’Union a déjà annoncé qu’elle financerait la hausse vertigineuse des dépenses militaires. Comme elle exclut toute augmentation d’impôts, la pression à la baisse sur les dépenses va s’accentuer. Un mouvement social dans le sens contraire ne pourra voir le jour que si la politique de réarmement est reconnue comme un problème.
Tant que l’idée prévaudra dans la population que les industries de l’armement défendent les droits sociaux et les libertés « de chacun.e d’entre nous », de larges couches de la population seront prêtes à sacrifier leurs intérêts de classe au profit des intérêts nationaux. Dans un tel contexte, la gauche doit faire comprendre que le militarisme tourné vers l’extérieur ne peut être arrêté par une militarisation intérieure et qu’aucune politique progressiste n’a jamais été menée aux côtés des entreprises d’armement et de l’armée allemande. Une grande partie de la gauche sociale et de la base syndicale est aujourd’hui très éloignée de cette position.
La crise écologique pourrait bientôt redevenir un deuxième thème de mobilisation. Certes, le mouvement pour le climat semble avoir été écarté du débat public. Mais avec les phénomènes météorologiques extrêmes prévisibles, cela peut rapidement changer. Ce champ d’activité est d’une extrême importance pour Die Linke, car il lui faut se positionner suffisamment tôt comme une référence politique compétente. Alors que les Verts, en tant que parti bourgeois, occultent le lien indissoluble entre le mode de production capitaliste et la crise climatique, il ne reste que la gauche pour se faire le porte-voix de la critique écologique. Elle seule peut formuler ce qui est évident : sans sortie de la logique capitaliste d’accumulation, la destruction des bases naturelles de la vie continuera de s’accélérer. Pour être en mesure de défendre une telle position, la gauche doit élaborer une analyse matérialiste des relations entre les différents métabolismes. Elle doit sans cesse rappeler que la crise écologique est le résultat d’un mode de production concret, dont la responsabilité incombe essentiellement aux classes supérieures, et qu’elle a des conséquences bien plus dévastatrices pour les classes populaires que pour les nantis. Elle peut ainsi montrer clairement que le maintien du statu quo, tel que le prône la droite, constitue une atteinte aux bases matérielles de la vie.
Enfin, un troisième domaine dans lequel des conflits sociaux pourraient éclater avec cette nouvelle coalition, c’est celui de la répression étatique. En Allemagne, on n’a guère discuté jusqu’à présent du fait que certains des mouvements de masse les plus importants de ces dernières années ont été déclenchés par des violences policières. Ainsi, les manifestations Black Lives Matter aux États-Unis ont rassemblé entre 15 et 25 millions de personnes dans les rues en 2020. En France, la classe prolétarienne plurinationale des banlieues réagit régulièrement par des émeutes aux meurtres commis par la police, et la défaite électorale des gouvernements néolibéraux du Chili et de la Colombie en 2022 est également due à des mois de protestations contre la répression étatique. La situation est différente en Allemagne jusqu’à présent, bien que la violence policière soit également un problème majeur dans ce pays. L’année dernière, 22 personnes ont été abattues par la police – en France, ce chiffre s’élevait à 13 cas en 2023, une année particulièrement scandaleuse où tout le pays a été agité par la mort par balle du jeune Nahel Merzouk, âgé de 17 ans. Selon une étude récente de l’université de Bochum, il faudrait compter plus de 10 000 cas pour lesquels il y a soupçon de violences policières illégales en Allemagne.
Les groupes abolitionnistes et les associations de migrant.e.s voient un lien étroit entre ce phénomène et le régime frontalier de l’UE. Pour eux, la violence policière à l’encontre d’une population pauvre majoritairement issue de l’immigration et la prévention de l’immigration « irrégulière » de personnes en situation de pauvreté sont les deux faces d’une même médaille, qui se trouve en outre au cœur de la politique d’extrême droite. De fait, peu d’autres objectifs politiques revêtent autant d’importance pour la droite que le renforcement des appareils sécuritaires et le cloisonnement raciste des frontières. Si la gauche veut contrer efficacement l’AfD, elle ne doit pas se contenter d’arguments « humanitaires », mais elle doit mettre en évidence le noyau politique de classe au cœur du programme de l’extrême droite. Il s’agit pour elle d’endiguer les « classes dangereuses » en renforçant les instruments de répressionet de masquer les contradictions sociales entre le haut et le bas de l’échelle.
C’est un terrain difficile pour Die Linke. En tant que parti parlementaire et réformiste, il ne lui est pas naturel de penser et d’agir en dehors des catégories nationale et étatique. La défense de l’État providence
Raul Zelik
Notes
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