En France, depuis 2011, on a surtout parlé de la campagne présidentielle de 2007 et de l’argent libyen qui a atterri dans les poches du clan Sarkozy. Comme cela est résumé dans le film Personne n’y comprend rien (à présent disponible en VOD), le sort d’un homme a été au cœur des tractations à l’époque : Abdallah Senoussi.
Alors qu’il a été condamné à perpétuité en France en 1999 pour avoir organisé l’attentat contre l’avion DC-10, dans lequel 170 hommes et femmes ont perdu la vie, la Libye espérait le voir blanchi en contrepartie de services rendus à Nicolas Sarkozy.
Mais Abdallah Senoussi a aussi été le cerveau d’autres attentats, comme celui du 21 décembre 1988, qui voit un Boeing 747 reliant Londres à New York exploser en plein vol au-dessus du village de Lockerbie en Écosse, faisant 270 victimes. Soit l’attaque terroriste la plus meurtrière de l’histoire du Royaume-Uni.
En janvier 2001, un seul agent libyen a été condamné par une cour écossaise statuant aux Pays-Bas, laissant un goût amer aux familles. Mais l’enquête a repris après la chute du régime en 2011 et les aveux d’un militaire libyen qui a reconnu avoir été l’artificier de l’attentat de Lockerbie. Un nouveau procès s’annonce donc à Washington. La justice écossaise a été cosaisie de l’enquête et s’intéresse particulièrement à des articles et à un livre.

Les articles, ce sont ceux écrits dans Mediapart par Fabrice Arfi et Karl Laske en 2018. Le livre, L’assassin qu’il fallait sauver. Au cœur de l’affaire Sarkozy-Kadhafi, est celui publié en janvier 2025, coécrit par Karl Laske et Vincent Nouzille, un journaliste indépendant. Avec Samir Shegwara.
Samir Shegwara est l’homme au cœur des révélations autour des attentats. Cet imprimeur de profession, qui a participé dans sa jeunesse à une insurrection contre le régime Kadhafi, a été écroué et torturé par les sbires du dictateur. Libéré après la chute du régime en 2011, il intègre les nouveaux services secrets libyens, encore embryonnaires, et se met en quête de rechercher des documents sur Abdallah Senoussi et sur les crimes du régime.
En Libye, beaucoup d’archives ont disparu, ont été transférées, détruites, brûlées, cachées. Mais Shegwara est obstiné et il parvient, au cours de différents déplacements dans des pays arabes, à mettre la main sur des milliers de documents établis entre 1987 et 2009.
Un de ses amis lit Mediapart et sait qu’il s’agit d’un des rares médias qui cherchent à documenter l’histoire libyenne. Le contact est établi. « À l’époque, on le rencontre à Istanbul, puis à Paris. Il nous présente tout un tas de pièces originales sur des supports vieillis, des feuilles de papier carbone : des rapports écrits, des notes de frais, des comptes rendus de réunions… », se souvient Karl Laske, qui a détaillé pendant huit heures cette histoire à la justice écossaise, avide de pouvoir analyser vingt-cinq documents qu’elle juge décisifs.
Grâce à d’autres documents qu’ils possèdent déjà, grâce à des témoignages passés ou qu’ils vont solliciter, grâce à des recoupements auprès des services de renseignement français, les deux journalistes parviennent à authentifier les documents.
Ils font traduire ces milliers de pages et retrouvent les fameuses rencontres secrètes entre l’avocat de Nicolas Sarkozy et celui d’Abdallah Senoussi. Mais aussi des documents préparatoires à l’attentat du DC-10 : la confection de la valise explosive, les repérages, les voyages, les essais de matériel…
Ils n’ont alors cependant pas connaissance du lot d’archives qui concerne l’attentat de Lockerbie. Quand Samir Shegwara leur transmet ces nouveaux documents, et même s’ils ne concernent ni la France ni Nicolas Sarkozy, Karl Laske se dit que l’intérêt historique est trop énorme pour ne rien en faire. « C’est assez unique d’avoir de telles pièces entre les mains. À l’époque, je ne mesure pas que les personnes citées dans ces documents n’ont jamais été jugées. Que cela va permettre la réouverture d’enquêtes à Washington ou à Édimbourg. Mais on se rend compte de l’importance de ces pièces puisque l’on y découvre par exemple les ordres donnés par Senoussi, et sa participation lors de certains préparatifs des valises explosives, alors que la Libye a toujours nié son implication dans l’attentat de Lockerbie. »
Leur livre va rencontrer un certain écho en France. Mais c’est la BBC, en Grande-Bretagne, qui consacre la plus grande couverture à l’ouvrage, avec un sujet qui fait une large place à Samir Shegwara en soulignant l’importance de ses archives et de son témoignage dans le cadre du futur procès de Washington. Deux jours plus tard, il est arrêté en Libye pour détention de documents secrets. « Nous l’apprenons par une de ses proches. On est évidemment très surpris et inquiets. »
Surpris parce qu’après la publication des premiers articles en 2018, il ne s’était rien passé. Et parce que les attentats paraissent lointains, font partie de l’histoire de l’ancien régime. « On ne s’est peut-être pas rendu compte du fait que les rapports de force avaient changé. Que Samir n’avait plus forcément les mêmes soutiens. Que les groupes historiquement kadhafistes s’opposent encore aujourd’hui à toute divulgation d’éléments mettant en cause la dictature de Mouammar Kadhafi. Un immense tifo de l’artificier de l’attentat, mis en cause dans l’enquête américaine, et dont le nom apparaît dans les documents, a par exemple été déployé récemment lors d’un match de football. »
Karl Laske se démène alors tous azimuts. Mais comme dans les affaires de prise d’otages, sans savoir s’il faut communiquer très fort ou passer par des canaux plus discrets : « On essaie de comprendre, d’avoir des nouvelles par des journalistes locaux. Grâce à des amis avocats, on parvient à identifier celle qui le défend sur place. On mobilise la maison d’édition. Et on active des voies diplomatiques. »
Peut-il y avoir une gêne à se rapprocher du Quai d’Orsay ou de la présidence de la République dans de telles circonstances ? Une peur d’être redevable ? « Non, balaye Karl Laske. Aucune. Grâce à cet homme, des archives essentielles pour l’histoire et la justice ont été obtenues, sur deux attentats. Il me semble qu’il va de soi que la diplomatie française se mobilise en sa faveur. »
Samir Shegwara sera libéré un mois plus tard, sans qu’on sache quelles interventions ont eu lieu, encore moins si elles ont exercé une quelconque influence. L’homme est toujours sous la menace d’une condamnation pour avoir violé des secrets d’État mais Karl Laske respire quand même déjà un peu mieux : « Quand il était en prison, c’était compliqué, et pesant. Je me suis demandé si j’avais pris les bonnes décisions. S’il avait fallu être plus prudent. Ou plus directif afin qu’il prenne ses dispositions au moment de la publication. J’avais aussi des craintes sur ses conditions de détention. »
La difficulté, explique Karl Laske, est d’avoir à évaluer la situation à distance : « Pendant la rédaction du livre, on a envisagé d’aller à Tripoli, mais notre sécurité n’était pas garantie. Et en ce moment, le pouvoir est extrêmement morcelé. Des pouvoirs de police ont été confiés à des milices. Il n’est pas facile de déterminer de quel côté peut pencher le rapport de force dans un contexte politique et militaire aussi trouble. »
Un contact a eu lieu depuis la sortie de Samir Shegwara de prison. Ce dernier se dit « serein ». Par prudence, Karl Laske ne veut pas en dire plus.
Michaël Hajdenberg, coresponsable du pôle Enquête.
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