Illustration : Jorge Alaminos
Jorge Muracciole – Quelle est la situation actuelle de ce qu’on appelle la dette écologique ?
Éric Toussaint – Elle a atteint un niveau extrême. Les températures et le niveau des océans augmentent progressivement et le nombre de personnes touchées, tant au Sud qu’au Nord, est impressionnant. Toutes les données nous montrent que la situation va continuer à s’aggraver car le système capitaliste international n’a pas la volonté d’agir et les gouvernements n’ont donc pas la capacité de trouver des solutions. De nombreux gouvernements négationnistes, comme ceux de Trump ou de Milei, ne donnent pas d’importance à l’ampleur de la crise. Les États du Nord ont accumulé des dettes envers les peuples du Sud : ils devraient reconnaître la dette écologique mondiale historique qu’ils ont contractée et accepter le fait qu’ils doivent payer des compensations financières.
Jorge Muracciole –Est-ce faisable ?
On ne peut en aucun cas tenir les prolétaires européens pour responsables du projet civilisateur polluant de leurs bourgeoisies. Les paysan-nes ne sont pas non plus responsables du développement du modèle capitaliste dans la production agricole.
Éric Toussaint –Si l’on tient compte de la chronologie, la dette contractée par les États du Nord, au niveau de ce qui peut être mesuré en termes de changement climatique, de crise écologique et d’effet de serre à grande échelle, a commencé avec l’avènement de la révolution industrielle en Europe à partir de 1820/30 et s’est poursuivie aux États-Unis. Il s’agit d’un processus de deux siècles d’accumulation de gaz à effet de serre propres au développement industriel capitaliste. Au cours des XXe et XXIe siècles, d’autres pays de la périphérie capitaliste se sont ajoutés à ces émissions. Il est évident que les ouvriers qui ont travaillé tout au long du XIXe siècle, soumis à une exploitation extrême, avec des journées de plus de 12 heures et dans des conditions de travail insalubres, ainsi que le travail infantile inhumain, ne sont pas responsables des dommages écologiques causés par leurs gouvernements et les entreprises privées, soutenues par des méthodes policières. La réponse du mouvement ouvrier a été très variée. On ne peut en aucun cas tenir les prolétaires européens pour responsables du projet civilisateur polluant de leurs bourgeoisies. Les paysans ne sont pas non plus responsables du développement du modèle capitaliste dans la production agricole. Ils sont plutôt victimes de ce modèle. Les coupables sont les gouvernements au service de la classe capitaliste et de ses grandes entreprises privées.
Jorge Muracciole -Dans un texte datant du début de l’année 2025, vous affirmez que les groupes capitalistes dominants ont épuisé les réserves et pollué la planète par l’utilisation excessive des énergies fossiles et la surproduction : l’imposition d’une mondialisation néolibérale absurde selon les intérêts des peuples du Sud.
Éric Toussaint –On peut identifier de grandes sociétés industrielles qui existaient déjà il y a plus d’un siècle et qui exploitaient frénétiquement les ressources naturelles en Europe et en Amérique du Nord, puis dans le Sud global.
Il est essentiel de souligner la responsabilité des grandes entreprises qui ont vu le jour au XIXe siècle ou au début du XXe siècle, telles que Coca-Cola (fondée en 1886), Pepsi-Cola (1898), Monsanto (1901), Cargill (1865) dans le secteur agroalimentaire, BP (1909), Shell (1907), Exxon Mobil (1870), Chevron (1879), Total (1924), dans le secteur pétrolier, ThyssenKrupp (1811), Arcelor Mittal (une union de différents groupes nés dans la première moitié du XXe siècle) dans le secteur de l’acier et des métaux, Volkswagen (1937), General Motors (1908), Ford (1903), Renault-Nissan-Mitsubishi (groupe de trois entreprises créées entre 1870 et 1932) dans le secteur automobile, Rio Tinto (1873), BHP Billiton (1895) dans le secteur minier, ont eu et ont encore une énorme responsabilité dans les émissions de GES. Si l’on calculait la quantité de GES générée par leurs activités depuis leur création, on se rendrait compte que cela représente une part très importante de ce qui s’est accumulé dans l’atmosphère comme une véritable bombe à retardement, qui a fini par exploser. Plus récemment, il convient d’ajouter à la liste incomplète mentionnée ci-dessus l’impact néfaste sur l’environnement des GAFAM (Google, Apple, Facebook-Meta, Amazon et Microsoft), X,… avec leurs énormes centre de data qui prennent encore plus d’ampleur avec l’exploitation de l’Intelligence Articifielle. Enfin, il faut ajouter aujourd’hui à cette liste une série d’entreprises privées, ou dans certains cas publiques, originaires de pays capitalistes dits émergents qui jouent également un rôle néfaste pour l’environnement : Gasprom et Rosneff en Russie ; Sinopec et Petrochina en Chine, Petrobras et Vale do Rio Doce au Brésil, Coal India et Tata en Inde,… pour ne donner que quelques exemples.
« On ne peut en aucun cas tenir les prolétaires européens pour responsables du projet civilisateur polluant de leurs bourgeoisies. Les paysan-nes ne sont pas non plus responsables du développement du modèle capitaliste dans la production agricole. »
Fondamentalement, que ce soit au Nord ou au Sud, le mode de production capitaliste est responsable de la destruction de la planète. Au lieu de rendre l’humanité responsable de la crise écologique en parlant d’anthropocène, il serait plus approprié de rendre le mode de production capitaliste responsable de la crise et d’utiliser l’expression capitalocène, comme le fait le CADTM et d’autres.
Jorge Muracciole –Et aujourd’hui ?
Éric Toussaint –Cet impact de l’industrie extractive se produit en pleine mondialisation, avec la recherche de terres rares ou de lithium pour l’industrie de la téléphonie numérique et des batteries, dans des régions telles que le triangle entre le sud de la Bolivie, le nord-ouest de l’Argentine et le nord du Chili. On pourrait dresser une longue liste d’exemples de l’impact environnemental et humain.
Jorge Muracciole –Ce sont des faits occultés par la presse dominante.
Éric Toussaint – La solution au problème n’est pas compatible avec le mode de production capitaliste. Il n’existe pas de solution de « capitalisme vert ». Il faut une politique de rupture avec le mode de production capitaliste.
Jorge Muracciole – Ce ne sera pas facile.
Éric Toussaint –Cette année, différents peuples autochtones de différentes régions de la planète auront l’occasion de débattre de cette question, notamment lors de la COP 30 qui se tiendra à Belém, au Brésil, du 10 au 21 novembre. Les peuples autochtones des Amériques, avec des délégations du monde entier, s’opposeront au sommet officiel, qui n’offrira aucune solution réelle. Ils s’opposeront même à l’orientation productiviste et extractiviste du gouvernement Lula, qui souhaite exploiter davantage de pétrole, y compris dans des zones très sensibles sur le plan environnemental.
Image : Jorge Alaminos
Jorge Muracciole –En ce qui concerne ce sommet, quelle est la situation des régions les plus touchées par les effets du productivisme extractiviste ?
Éric Toussaint –L’Asie, et en particulier l’Asie du Sud, avec des pays comme le Pakistan et le Bangladesh, qui comptent au total 400 millions d’habitants. Au Pakistan, en 2022, des inondations ont provoqué le déplacement de près de 30 % de la population. Il en va de même en Afrique de l’Est : des inondations combinées à l’intervention de groupes paramilitaires payés par des sociétés transnationales, comme en République démocratique du Congo, au Kenya, en Tanzanie et au Mozambique, pour extraire du coltan, du cuivre, de l’uranium, du pétrole...
Jorge Muracciole –En Amérique du Nord également.
Éric Toussaint –Oui, des pluies incontrôlables avec de grandes inondations ou des sécheresses prolongées et des incendies en Californie, à Hollywood, ou encore à São Paulo et Quito. Tout cela est le résultat d’un projet civilisationnel qui génère des changements climatiques dans le Nord global et affecte toute la planète. Il est nécessaire de mettre en œuvre un projet de décroissance dans les pays du Nord afin de réduire considérablement les effets de cette croissance incontrôlée. Et de modifier le mode de vie des populations du Nord... Par exemple, en réduisant l’utilisation des voitures individuelles. D’autre part, dans les pays du Sud, nombreux sont ceux qui ont besoin de croissance, de réorganiser et d’articuler la production avec des éléments de décroissance dans certains secteurs de production et de croissance dans d’autres. Par exemple, une production accrue pour améliorer les conditions de logement, l’accès à l’électricité, aux égouts, à l’eau courante, à faible coût pour la population, l’investissement dans l’éducation...
Jorge Muracciole –Pour le mettre en œuvre, un véritable changement de conscience est nécessaire.
Éric Toussaint –Un changement de culture ne suffit pas, il faut également mettre fin ou réduire fortement les activités des entreprises extractives et limiter l’utilisation des ressources naturelles du sous-sol. Il faut lutter pour changer le mode de production et les relations de propriété. Les entreprises énergétiques et extractives doivent être sous contrôle public. L’obligation de rembourser la dette est ce qui instaure l’idée forte d’exporter davantage de matières premières pour les pays périphériques. Il faut l’annuler.