Rarement, voire jamais, grâce présidentielle à l’occasion de la fête de l’Indépendance de l’Algérie, le 5 juillet, n’a été autant attendue par toute l’élite politico-médiatique… française. Et jamais peut-être un tel geste n’a eu autant d’enjeux diplomatiques que celui qui concerne Boualem Sansal, l’écrivain franco-algérien arrêté à Alger, à sa descente d’avion en provenance de Paris en novembre 2024.
À 80 ans, il est accusé d’avoir « porté atteinte à l’intégrité du territoire national » en vertu de l’article 87 bis du Code pénal, qui concerne « les crimes qualifiés d’actes terroristes ». Quelques jours auparavant, dans un entretien au média français d’extrême droite Frontières, du conseil d’administration duquel il est membre, il avait déclaré que l’ouest algérien faisait partie intégrante du Maroc avant la colonisation française, en 1830. Une contrevérité historique : les premiers mouvements de résistance, sous la direction de l’émir Abdelkader, se sont déclenchés justement dans cette partie du territoire algérien.
L’espérance que Sansal pourrait être gracié par le président Abdelmadjid Tebboune avait des allures de troisième verdict, après le premier, prononcé le 27 mars, et le second, en appel le 1er juillet. Les deux décisions ont condamné l’écrivain à cinq ans de prison ferme.
© Illustration Simon Toupet / Mediapart avec AFP
Dès le 4 juillet au soir, les signaux n’étaient pas bons : après avoir annoncé une grâce en faveur de milliers de détenus, le communiqué de la présidence algérienne a ajouté que les personnes « définitivement condamnées » pour certains crimes, dont l’atteinte à l’unité territoriale, en seraient exclues. Vers minuit, les 6 500 heureux graciés ont quitté les prisons, et l’auteur du Serment des barbares (Gallimard, 1999) n’en faisait pas partie.
Après une courte et prudente accalmie dans leurs actions, dans l’espoir d’arracher une clémence au palais d’El Mouradia, le siège officiel de la présidence algérienne, les partisans de Sansal ont vu leurs espoirs douchés, même s’il reste encore la cassation, dernier recours judiciaire. Et même si « le président peut gracier à tout moment, et en dehors des fêtes officielles et religieuses », souligne un journaliste local.
Réticences au Maghreb
Dès le début, l’affaire a pris une ampleur inédite dans les annales diplomatiques des deux pays, en raison de la mobilisation en France pour la libération de l’écrivain. Aucun intellectuel ou militant franco-maghrébin n’avait eu droit jusque-là à un élan de solidarité aussi puissant, non seulement de la part des médias, mais des hommes politiques français.
Boualem Sansal a été élevé au rang de champion de la lutte anti-islamiste, notamment par les médias d’extrême droite, et présenté par certains intellectuels et journalistes français comme le plus grand écrivain maghrébin de langue française, ou même comme un « Voltaire arabe ».
Mais au Maghreb, l’ambiance est très différente. L’« affaire Sansal » suscite au contraire méfiance, réserves et, dans certains cas, une certaine indifférence parmi les intellectuels et les militants, y compris de la gauche laïque. Pour la majorité d’entre eux, c’est le « oui mais » qui prévaut chaque fois que « le cas Sansal » est évoqué.
Certains considèrent que Sansal bénéficie déjà de suffisamment de soutien en France et qu’il vaudrait mieux réserver leurs forces aux autres victimes.
« Je ne parle même pas de ces intellectuels panarabistes qui ont une dose plus ou moins islamiste. Pour ces derniers, le cas Sansal ne mérite aucune mobilisation », précise Fouad Abdelmoumni, militant et économiste marocain de gauche, condamné en mars dernier, en première instance, à six mois de prison ferme pour « outrage à des corps constitués ».
« Les autres intellectuels, beaucoup plus dans le référentiel universel et laïc, considèrent que Sansal bénéficie déjà de suffisamment de soutien en France et qu’il vaudrait mieux réserver leurs forces aux autres victimes, qui, elles, sont ignorées par les élites françaises et occidentales », précise le militant.
Selon lui, ces derniers « font donc le service minimum, qui consiste à dire : “Nous avons les idées racistes de Sansal en horreur mais nous considérons que la détention pour délit d’opinion n’est pas défendable et qu’il doit être libéré.” »
Depuis quelques années, Boualem Sansal adopte en effet un discours qui adhère ouvertement aux thèses les plus extrêmes de la droite française, et reprend de manière décomplexée les thèmes portés par Éric Zemmour, plusieurs fois condamné pour ses propos racistes : l’apport « positif » de la colonisation, le « déclin » de l’Occident, « l’islamisation » de la France, la théorie fumeuse du « grand remplacement », la menace que représenterait l’immigration en France, etc. C’est cet aspect-là de son discours, et non pas son hostilité envers l’idéologie islamiste, qui justifie les réticences des intellectuels et des militants maghrébins.
« Évidemment, Sansal est un écrivain et il n’a pas à se trouver en prison. C’est inadmissible, et le régime algérien en assume la responsabilité, abonde l’universitaire Khadija Mohsen-Finan. Mais je pense qu’il y a eu un glissement dangereux qui, finalement, n’a pas servi Sansal dans ce qu’il endure actuellement en Algérie. »
Elle regrette que « les médias et les journalistes d’extrême droite se soient emparés de son cas pour mettre l’Algérie à l’index et véhiculer un discours extrémiste devenu banal en France ».
D’autres intellectuels en prison
Au Maghreb, une autre partie des réticences s’explique par une vision du « deux poids deux mesures » adoptée par l’intelligentsia parisienne. Khadija Mohsen-Finan rappelle qu’« en France il est présenté comme le seul et unique écrivain qui ose critiquer le régime algérien et l’idéologie islamiste, ce qui est totalement faux » : « Des dizaines d’intellectuels maghrébins l’ont fait avant lui et continuent de le faire en en payant le prix fort, mais personne ne parle d’eux en France. »
Plusieurs intellectuels franco-maghrébins, de la gauche laïque, subissent les foudres de leurs dirigeants, sans déclencher d’émotion particulière en France. L’un des cas emblématiques est celui de Maâti Monjib, un historien de renom franco-marocain, plusieurs fois condamné à des peines de prison ferme pour ses opinions critiques. Il est aujourd’hui interdit de quitter le territoire, suspendu de son poste de professeur à l’université de Rabat, et tous ses biens sont gelés.
« Sansal n’a rien à faire en prison, indépendamment de ce qu’on pense de ses idées qui sont pour moi des idées nauséabondes, totalement farfelues et qui ne tiennent pas la distance dans le cadre d’un débat purement intellectuel, indique l’écrivain et journaliste algérien Akram Belkaïd, rédacteur en chef au Monde diplomatique, à Paris. Mais quand on le lit, quand on l’entend, il n’y a que lui qui aurait tenu tête au régime, il n’y a que lui qui serait l’emblème de la démocratie et de la libre pensée. »
Or, « il y a des gens qui se battent, il y a des gens qui sont en prison », martèle-t-il. « Il y a à peu près deux cents détenus d’opinion en Algérie, dont personne ne parle, souligne le journaliste. Il a fallu attendre juillet 2025, par exemple, pour que le quotidien Le Monde évoque le cas de Mohamed Tadjadit, un jeune poète qui s’est engagé pour le Hirak et qui ne cesse de faire des allers-retours d’une prison algérienne à l’autre. »
Faut-il rappeler aussi que « l’affaire Sansal » a vu le jour alors que les relations franco-algériennes traversaient déjà une période de tension jamais vécue auparavant ? Le cas de l’écrivain franco-algérien est devenu un instrument de pression diplomatique utilisé par Paris sur Alger, et vice versa. « Je crois que les gens ne sont pas stupides,poursuit Akram Belkaïd. Ils voient bien que le ministre de l’intérieur Bruno Retailleau, que CNews, que les Sonia Mabrouk et autres Pascal Praud n’en ont rien à faire, en réalité, de Sansal. »
« Ce qui est important pour ces personnes, pour ces médias, c’est de toujours s’attaquer à l’Algérie. C’est presque une affaire franco-française. Il y a encore des passions mal éteintes, et l’Algérie continue d’avoir un effet mobilisateur pour la droite et l’extrême droite françaises », analyse-t-il.
Des soutiens largement orientés qui n’aident pas l’écrivain, estime Akram Belkaïd : « Au Maghreb, on peut se demander pourquoi il faudrait le défendre, puisqu’il est soutenu par des gens si peu fréquentables. C’est dommage : on peut le défendre en faisant abstraction de ses soutiens. »
Omar Brouksy