Le 10 juillet 1985, le Rainbow Warrior, un bateau de l’ONG Greenpeace, explose dans le port d’Auckland, au nord de la Nouvelle-Zélande, à la veille de partir en campagne contre les essais nucléaires français dans le Pacifique. Fernando Pereira, photographe et militant présent à bord, est mort noyé.
Ce sont les services secrets français, sur un ordre venu du sommet de l’État, qui en sont responsables. La révélation des commanditaires et des modalités de cet attentat, par les journalistes Edwy Plenel et Bertrand Le Gendre dans les colonnes du Monde, va provoquer un scandale mondial.
Quarante ans plus tard, « cette tragédie reste un symbole fort de la répression subie par les mouvements écologistes », écrit Greenpeace, qui annonce que le Rainbow Warrior III, qui a pris la relève du navire coulé en 1985, mouille en ce mois de juillet 2025 dans le port d’Auckland, « là où son prédécesseur avait été coulé lors de cet attentat qui marqua durablement l’histoire de Greenpeace ».
Le « Rainbow Warrior » coulé dans la baie d’Auckland, le 10 juillet 1985. © Photo Patrick Rivière / AFP
Entre 1966 et 1996, la France a procédé à 193 tirs nucléaires en Polynésie française, d’abord dans l’air puis souterrains, afin de tester son armement atomique. Pour l’écrivaine polynésienne Chantal T. Spitz, « une grande partie de la société est encore incapable de se défaire des mensonges et de la chape de peur qui a accompagné cette période ».
En 1991, elle a publié un roman d’une grande force littéraire et politique sur la tragédie d’une famille mā’ohi prise dans les filets de la colonisation française, L’Île des rêves écrasés – publié par les éditions Au vent des îles. Poétesse, autrice engagée dans la déconstruction des stéréotypes sur la « vahiné » et contre la réduction de la Polynésie à une « carte postale », Chantal T. Spitz accorde peu d’entretiens aux médias mais a répondu aux questions de Mediapart.
Mediapart : Le 10 juillet marque le 40e anniversaire de l’attentat des services secrets français contre le « Rainbow Warrior » de Greenpeace. Que symbolise cet événement dans l’histoire polynésienne ?
Chantal T. Spitz : L’attentat lui-même ne symbolise pas grand-chose pour nous parce qu’il s’est passé en Nouvelle-Zélande. Le sabotage du Rainbow Warrior ne fait pas partie de notre histoire. Par contre, pour nous, opposants aux essais nucléaires, à l’époque, sa signification, c’était vraiment que l’État français était prêt à toutes les ignominies pour continuer de perpétrer ces essais.
Dans les années 1970, beaucoup de militants étrangers sont venus, particulièrement de Nouvelle-Zélande, parfois en voilier, dans les eaux de Moruroa. Notamment le Vega, mais il y a eu aussi le Spirit of Peace, et des frégates de la flotte néo-zélandaise. Ils ont souvent été arraisonnés de manière violente, et les opposants étrangers ont tous été expulsés.
Même les personnalités françaises qui sont venues soutenir le mouvement dans ces années-là, Jean-Jacques Servan-Schreiber, le général de Bollardière, Brice Lalonde, Mgr Gaillot, étaient surveillées. Le sabotage du Rainbow Warrior a marqué le dernier chapitre d’une longue série de répression de l’État français contre les opposants aux essais, les autochtones comme les étrangers.
Quelles étaient les modalités d’action des activistes de Polynésie contre ces essais nucléaires français ?
Dès le départ, dans les années 1960-70, il y a eu des actions à l’international : une pétition déposée par des femmes à l’ONU, des réseaux créés avec Fidji, qui a été le centre de la contestation océanienne avec le Free Nuclear and Independent Pacific (Fnip), qui regroupait les contestations des différents pays. L’Église protestante s’est impliquée en Europe et dans le monde. Je me suis contentée d’avoir des actions au niveau local, qui étaient en particulier des marches de protestation et des pétitions. On a tendance aujourd’hui à dire qu’on n’avait pas les informations. C’est faux. Si on voulait avoir les informations, on pouvait les avoir.
Quelles informations vous semblaient choquantes ?
Sur la dangerosité et les retombées radioactives. Parce qu’il ne faut pas oublier que déjà il y avait eu des essais américains aux îles Marshall dans les années 1950, et des essais anglais en Australie. C’est le Pacifique, c’est l’Océanie, c’est nous. On savait que c’était dangereux.
On savait aussi que les États-Unis et l’Angleterre avaient signé le traité contre les essais atmosphériques. Et pourtant, l’État français a décidé de faire ces essais chez nous. Il faut dire aussi qu’à la décharge de beaucoup de gens, il y a eu une propagande de désinformation terrible dès le départ et des menaces.

Chantal T. Spitz. © Photomontage Mediapart
Quelles menaces ?
Les gens qui étaient opposés aux essais nucléaires étaient suivis par les renseignements généraux. Tous les médias faisaient partie du mensonge d’État. Ils essayaient de nous dire que la France avait inventé la bombe propre, qu’il n’y avait aucun danger et puis, surtout, qu’on allait en bénéficier. Tout de suite, on a été noyés sous des flots financiers. Ils ont fait taire les gens.
Au bout d’une dizaine d’années, quand la contestation a commencé à être un peu plus audible, les gens les plus en vue étaient fouillés dans les rues à la vue de tous. Ceux qui avaient des prétentions politiques, s’ils étaient dans l’administration, étaient mutés ou licenciés. Si ce n’était pas eux, leurs enfants avaient des difficultés à obtenir du travail. Les opposants étaient ostracisés et traités comme des malpropres. Les anti-nucléaire étaient considérés comme des indépendantistes et des vauriens.
Le 2 juillet marquait le jour d’un autre anniversaire : celui d’Aldébaran, le premier « essai » nucléaire français en Polynésie, en 1966. Les effets de cet événement continuent-ils à se faire sentir aujourd’hui ?
Aldébaran tout seul, non. Mais Aldébaran et les 192 essais qui ont suivi sont plus que présents aujourd’hui. Cette date du 2 juillet est symptomatique de la difficulté qu’on a à appréhender la période nucléaire de façon historique et sereine. Depuis des dizaines d’années, elle fait l’objet de cérémonies plus ou moins suivies et plus ou moins décriées par les Polynésiens eux-mêmes.
Pendant la période des essais, des milliers de travailleurs vont tout abandonner pour partir travailler sur les sites, pour la raison que ça paie bien.
Une grande partie de la société est encore incapable de se défaire des mensonges et de la chape de peur qui a accompagné cette période. Aldébaran n’est que le début d’un long traumatisme dont aujourd’hui encore nous peinons à sortir. C’est normal, après plusieurs décennies de mensonges, de secrets et de mépris de l’État français.
D’où vient ce traumatisme : la violence des explosions ? La contamination des terres et des eaux ? La présence des militaires ?
C’est cela. Mais il y a d’autres sujets dont on ne parle pas. La délocalisation de milliers de travailleurs qu’on embauche dans les atolls les plus éloignés pour construire les structures. Il faut imaginer que c’est une entreprise gigantesque qu’on va installer sur des atolls qui sont loin de tout. Donc il y a des constructions pendant des années.
Ensuite, pendant la période des essais, des milliers de travailleurs vont tout abandonner pour partir travailler sur les sites, pour la raison que ça paie bien. Leurs familles vont se délocaliser à Tahiti pour attendre les hommes qui étaient partis à Moruroa. Elles vont se retrouver déracinées et déstructurées. Et elles ne rentreront pas chez elles : aujourd’hui 75 % de la population de la Polynésie française vit à Tahiti.
On va construire des trucs immenses : des logements pour les militaires expatriés, des bureaux, des centres d’analyse. Le développement de la capitale et des communes avoisinantes va être complètement anarchique parce que le CEP [Centre d’expérimentation du Pacifique, l’organisme commandant les tirs nucléaires et leur préparation – ndlr] s’installe partout où il y a de la place.Or, chez nous, c’est tout petit. Il n’y a pas d’espace. Il y a des montagnes, une petite côte et la mer. Donc le CEP va occuper un espace incroyablement important de l’île.
Il y a les dégâts environnementaux, en dehors des dégâts causés par les essais eux-mêmes, liés aux extractions de matériaux pour toutes ces infrastructures. On va prendre dans les rivières, dans les montagnes, on va faire des remblais gigantesques sur terre et sur mer. Tout va être bouleversé. Aujourd’hui, un pan de l’atoll de Moruroa s’est détaché, et risque de sombrer dans la mer et provoquer un tsunami.
Ces bouleversements physiques et matériels ont-ils eu des conséquences sociales ?
La modernisation trop rapide avec un flot d’argent incontrôlé déversé par l’État a entraîné une consommation effrénée et des changements radicaux dans les modes de vie : abandon des langues autochtones, du secteur primaire, de l’alimentation et de l’organisation familiale traditionnelles.
Selon un rapport parlementaire, 13 000 personnes ont été identifiées comme malades ou décédées d’une maladie ayant un lien possible avec les tirs. Mais seulement 1 200 ont été officiellement reconnues comme victimes et indemnisées. Selon une analyse de prédiction des risques, les essais nucléaires pourraient être responsables de 2,3 % des cas de cancer de la thyroïde en Polynésie française.
Le lien entre des pathologies et ces essais nucléaires est difficile à mettre en évidence, selon l’Inserm en 2021. Une étude menée sur les vétérans présents sur les sites d’essais nucléaires en Polynésie entre 1966 et 1996 met en évidence une augmentation du risque de mortalité par hémopathies malignes (un type de cancer du sang).
Des effets intergénérationnels et transgénérationnels peuvent exister. En 2018, Christian Sueur, psychiatre, et praticien hospitalier, a publié sur les « conséquences génétiques » des essais, décrivant un nombre élevé de cas de troubles envahissants du développement (TED) associés à des anomalies morphologiques ainsi que des retards mentaux chez les petits-enfants d’anciens travailleurs civils ou militaires du Centre d’expérimentation du Pacifique, et d’habitant·es des Tuamotu-Gambier.
Mais l’Inserm ses conclusions, considérant qu’elles sont affaiblies par des biais méthodologiques et d’interprétation, et ajoute que « la littérature scientifique internationale ne mentionne aucune preuve d’effets transgénérationnels pour des doses inférieures au millisievert », ce qui « réduit drastiquement la probabilité de transmission » de ce type dans le cas des retombées des essais nucléaires en Polynésie française.
Mais il y a aussi un sentiment de culpabilité. Par exemple, chez beaucoup d’anciens travailleurs qui étaient partis pour offrir une vie qu’ils pensaient meilleure à leur famille. En fait, quand ils sont rentrés, ils ont donné des maladies à leurs enfants, liées à la radioactivité (voir encadré). On a peur des possibilités de mutations génétiques. Lors du dernier essai atmosphérique en 1974, on estime à 110 000 le nombre de personnes qui ont été potentiellement contaminées.
On a un sentiment d’impuissance parce que, quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, rien n’a d’effet sur les événements. Cela donne des déprimes, de la passivité, des colères, des rancœurs. Donc c’est compliqué dans nos têtes d’avoir un regard clair sur la période nucléaire. Par exemple, une grande majorité de Polynésiens est convaincue que tous les cancers aujourd’hui sont liés au nucléaire. Alors que ce n’est pas forcément vrai. Mais on nous a tellement menti que, maintenant, tout ce qu’on nous dit, on est incapables de l’entendre.
Demander pardon, est-ce être absous et ensuite se laver les mains des conséquences de ses exactions ? À mon avis, c’est une formule qui n’engage à rien.
L’État et les militaires ont toujours un discours très rassurant : « On ne risque rien, tout va bien, tout est sous contrôle. » Sauf qu’on ne les croit plus. C’est tout cela qui ronge notre société. Et ce sont ces traumatismes qui sont collectionnés et qui nous pourrissent la vie. Personne n’y échappe.
Une commission parlementaire vient de rendre un rapport sur les effets des essais nucléaires français en Polynésie. Elle recommande notamment l’inscription dans la loi d’une demande de pardon de la nation française à l’égard de la Polynésie. Est-ce une bonne idée selon vous ?
Le mot « pardon » me pose problème. C’est quoi le pardon ? La rémission d’une offense ou l’absolution d’un péché. De quelle offense ou de quel péché, l’État français demanderait-il le pardon au peuple polynésien ? Cette offense, est-ce qu’elle a été identifiée ou nommée ? L’État a-t-il déjà reconnu une offense ? Demander pardon, est-ce être absous et ensuite se laver les mains des conséquences de ses exactions ? À mon avis, c’est une formule qui n’engage à rien. Il suffirait de nous demander pardon pour qu’on puisse traverser tous les traumatismes qui continuent à nous pourrir la vie ?
Les discours des deux présidents de la République française qui sont venus ici disent quoi ? Hollande, en 2016, parle de « la contribution que vous avez vous-mêmes apportée ». Qu’est-ce qu’une contribution ? C’est l’action de contribuer à quelque chose, la part apportée à une œuvre commune. Ses synonymes sont : « aide », « collaboration », « concours », « participation ».
C’est faux. Depuis le début on s’est opposés aux essais nucléaires. Si on a « participé », c’était pour gagner notre vie. On n’a pas participé de bon cœur.
Macron, en 2021, que dit-il ? Que la nation a « une dette » à l’égard de la Polynésie. La dette d’avoir abrité les essais nucléaires de la France. Mais il dit aussi qu’on ne nous a jamais menti. Qu’il n’y avait pas de risque, pas de danger. Il dit aussi que si l’État et les militaires ont pris des risques, ils étaient parfaitement mesurés. Il dit même que tous, militaires et autochtones, étaient traités de la même façon.
On sait bien que c’est faux. Les preuves des mensonges sont là. Donc ce n’est pas la peine d’essayer encore de nous enfumer. Ça veut dire quoi la dette du fait d’avoir abrité les essais nucléaires ? Comment on fait ? On la chiffre ? Comment on la calcule ? Quel prix on va attribuer aux morts ? Quel prix on va attribuer aux malades ? Quel prix on va attribuer aux traumatismes ? Les mots, ça parle. Et ils disent beaucoup plus que ce qu’ils paraissent dire.
L’État français peine depuis toujours à reconnaître ses exactions sur son sol : Seconde Guerre mondiale, le 17 octobre 1961 quand on a noyé les Algériens dans la Seine. Et dans ses colonies, les anciennes ou les actuelles, c’est encore pire. Donc imaginer que l’État français est capable de reconnaître ce qu’il a fait chez nous, je pense que c’est un manque de lucidité total.
Pour en revenir à la commission parlementaire sur les effets des essais nucléaires, je regrette quelques petites choses. Par exemple, il y a une recommandation qui appelle à la construction d’un centre pour la « commémoration » de la mémoire du CEP. On va revenir sur l’importance des mots : « commémoration » veut dire cérémonie destinée à commémorer. Il s’agit en général d’une fête ou d’un anniversaire. Et « commémorer » veut dire célébrer et fêter. Par exemple, on commémore la victoire. Alors si on a fait une commission d’enquête parlementaire pour en arriver à commémorer la mémoire du CEP… c’est sans commentaire.
Jade Lindgaard
Europe Solidaire Sans Frontières


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