Dans « Global Battlefields : My Close Encounters with Dictatorship, Capital, Empire, and Love », Walden Bello revient sur une vie riche en tant qu’universitaire et militant, depuis son combat contre le soutien des États-Unis au dictateur philippin Ferdinand Marcos dans les années 1970 et 1980 jusqu’à son rôle de critique de premier plan de la mondialisation néolibérale, en passant par son entrée à la Chambre des représentants des Philippines et sa candidature à la vice-présidence.
Comme Bello le raconte dans « Global Battlefields », sa vie a connu des périodes très différentes. Ce n’est qu’une fois arrivé aux États-Unis pour préparer son doctorat à Princeton qu’il s’est lancé dans le militantisme politique. Littéralement : en avril 1970, alors que les États-Unis étendaient la guerre du Vietnam au Cambodge, il est passé devant une foule qui bloquait l’entrée de l’Institute of Defense Analysis, lié au Pentagone. En voyant la police disperser la chaîne humaine devant l’entrée, « quelque chose s’est rompu » en lui et il a rejoint les manifestants, « jeme suis retrouvé aux côtés de deux personnes qui, comme je l’ai appris plus tard, étaient Arno Mayer, un éminent professeur d’histoire de la diplomatie, et Stanly Stein, un professeur tout aussi éminent d’histoire de l’Amérique latine ». On peut se demander quels professeurs de l’Ivy League seraient prêts aujourd’hui à s’engager dans une telle désobéissance civile.
Les débuts d’un activiste
Rejoindre les militant.e.s anti-guerre a peut-être été une décision prise sur un coup de tête, mais elle n’est pas tombée du ciel. Dans les premiers chapitres de Global Battlefields, malheureusement supprimés de l’édition américaine pour des raisons de place, Bello se rappelle qu’il était alors un jeune existentialiste athée à l’université Ateneo de Manille, un bastion catholique. Dans cette université, pépinière de membres conservateurs de l’élite, Bello était très conscient de son « statut de membre de la classe moyenne ». Pendant une grande partie de sa vie, Bello a été en quelque sorte un marginal, avant de devenir un militant philippin et un membre du Parti communiste des Philippines (CPP) aux États-Unis. Au cours des années 1990 et au début des années 2000, il a été un porte-parole et un penseur éminent du mouvement altermondialiste qui s’opposait à l’extension du modèle néolibéral, en particulier tel qu’il était imposé aux pays du Sud. Se démarquant d e la sensibilité anarchisante qui prévalait, du moins dans les pays occidentaux, au sein de ce mouvement, Bello a toujours considéré la politique et les États non seulement comme une partie du problème, mais aussi comme une partie de la solution.
Le travail de Bello dans le cadre du mouvement altermondialiste est sans doute mieux connu du public européen et états-unien. S’appuyant sur ses recherches sur le rôle de la Banque mondiale dans le soutien à la dictature de Marcos aux Philippines, qu’il a publiées dans Development Debacle : the World Bank in the Philippines (1982), Bello est devenu un analyste et un critique du rôle des institutionsinternationales prétendument apolitiques telles que la Banque mondiale et le FMI. Ces institutions ont joué un rôle clé dans la mondialisation néolibérale qui a connu son apogée dans les deux décennies qui ont suivi l’effondrement de l’Union soviétique. Bello a rédigé des études marquantes sur ce qu’on appelait alors les « pays nouvellement industrialisés » (PNI) d’Asie : la Corée du Sud, Taïwan, Singapour et Hong Kong. Tous ces pays avaient en commun des politiques économiques qui ne suivaient pas le modèle du libre marché effréné préconisé par les idéologues néolibéraux.
Le rôle de l’État et sa capacité à intervenir dans le développement économique ont été déterminants pour permettre la croissance économique observée dans ces pays. La croissance économique rapide de la Corée du Sud, par exemple, contraste fortement avec la stagnation des Philippines, alors que ce dernier pays était autrefois considéré comme l’un des « pays les plus prometteurs » d’Asie. Bello explique comment les politiques inspirées par le FMI et la Banque mondiale, telles que « la réduction des salaires, la diminution des dépenses publiques, la dévaluation et une orientation vers l’exportation », ont conduit à un enlisement de ces économies dans le « piège du bas niveau » caractérisé par de faibles investissements, de bas salaires et une croissance réduite, condamnant ainsi ces pays à rester des fournisseurs de ressources bon marché et de main-d’œuvre à bas coût pour le marché international. Pour sortir de ce piège, écrit Bello, « il fallait un agent extérieur, l’État, pour contrer la logique systémique conduisant à la stagnation ». Cet aspect a probablement toujours été le point faible de l’analyse de Bello : l’État n’est pas exactement un agent extérieur dans la mise en œuvre des politiques néolibérales, à commencer par la dictature de Pinochet au Chili. Il suffit de penser à son rôle dans la mise en place de mécanismes de marché là où ils n’existaient pas auparavant et, surtout, à son rôledans la répression des protestations sociales et la mise au pas des travailleur·euses.
Au-delà des frontières et des générations
Plus qu’un simple récit de la vie d’engagement d’un intellectuel militant à la productivité impressionnante, Global Battlefields apporte une perspective précieuse qui « traverse les frontières ». C’est le point de vue d’un anti-impérialiste du Sud pour qui la lutte contre la guerre américaine au Vietnam a été une expérience formatrice. Le parcours politique de Bello a également croisé des mouvements qui peuvent être considérés comme emblématiques de leur époque. Installé aux États-Unis, Bello a rejoint la résistance contre le régime de Ferdinand Marcos, ce qui signifiait militer contre le soutien de Washington au dictateur philippin. Dans le cadre de ce mouvement, Bello a rejoint le CPP.
Sa sortie du parti
Le CPP incarnait certaines des meilleures et des pires caractéristiques du type de mouvements marxistes-léninistes qui dominaient largement la gauche dans les années 1970. Il avait une vision claire de la nécessité d’une transformation socio-économique profonde pour que les Philippines puissent se libérer de l’impérialisme. Il avait des racines sociales profondes et regroupait des révolutionnaires déterminé.e.s. Bello insiste sur le type d’engagement que ce mouvement a suscité. Aux Philippines, cela signifiait être prêt à risquer la torture et la mort. Il semble peu convaincu que les nouvelles générations soient capables de pleinement appréhender ce que représentait ce type de foi politique.
Le revers de la médaille de la détermination du CPP était un dogmatisme et un autoritarisme étouffants. S’appuyant sur une vision largement mythique de l’histoire soviétique et chinoise, le CPP maoïste pensait que la révolution consistait en son accession au pouvoi, et non en l’émancipation des masses populaires. Lorsque l’histoire a refusé de suivre ses prétendues lois et que, par exemple, l’opposition libéralepourtant supposée impuissante a repris vie aux Philippines au début et au milieu des années 1980, le CPP s’est retrouvé marginalisé. Le parti n’a joué aucun rôle dans les manifestations de 1986 qui ont renversé Marcos, la « révolution EDSA » [initiales du nom de l’avenue desmanifestations, Epifanio de los Santos] .
En apprenant la nouvelle de la chute de Ferdinand Marcos, Bello s’est précipité à l’ambassade des Philippines avec John Cavanagh, de l’Institute for Policy Studies, le centre d’études progressiste pour lequel il travaillait à l’époque. « Tous les deux, nous avons pris possession du bâtiment et ordonné au personnel stupéfait et abattu de partir. » La police n’est pas intervenue tandis qu’un groupe de partisans de l’opposition qui n’arrêtait pas de grossir fêtait l’événement avec champagne et cigares dans le bureau de l’ambassadeur.
Alors que le CPP était convaincu d’avoir découvert « les lois de l’histoire », le mouvement altermondialiste du début du siècle se caractérisait lui par une remise en question profonde des paradigmes d’une grande partie de la gauche socialiste. Ce mouvement a marqué une rupture salutaire avec les fausses certitudes d’une gauche qui pensait avoir déchiffré les lois de l’histoire. Mais dépourvu de perspective alternative et surtout de stratégie, il faisait le choix de rencontres conjoncturelles du soi-disant mouvement des mouvement et s’est rapidement essoufflé.
L’étude des purges internes qui ont déchiré le mouvement dans les années 1980 a joué un rôle important dans la décision de Bello de quitter le CPP. Jusqu’à deux mille membres et sympathisant.e.s du parti ont été tué.e.s par leurs propres camarades lors d’une chasse aux sorcières visant à débusquer des espions du gouvernement. Le recours à la torture a conduit à une dynamique désastreuse : sous la contrainte, les prisonniers disaient tout ce qu’ils pensaient que leurs bourreaux voulaient entendre, donnant des noms et inventant de nouvelles « révélations ». Bello a rédigé une étude sur cet épisode meurtrier dont il a identifié les causes dans l’instrumentalisation des individus par le mouvement, dans l’indigence de ses procédures judiciaires internes et dans son absence de « boussole pour la sauvegarden du bon sens ».
En théorie, le CPP aurait tiré de cette expérience la leçon qu’il fallait respecter les droits de l’homme. Mais la campagne d’assassinats qu’il a menée au début des années 2000 contre d’ancien.ne.s dirigeant.ne.s du CPP et des militants d’autres groupes de gauche, ainsi que son alliance initiale avec Rodrigo Duterte, contredisent cette affirmation. La direction du CPP, au sein de laquelle le président fondateur Jose Maria Sison, libéré de prison en 1986, allait à nouveau jouer un rôle dominant, a utilisé la torture et les assassinats comme arme politique. Elle a rejété l’essentiel de la responsabilité sur les cadres insatisfaits de la stratégie du CPP et a tenté d’expliquer les « purges » et le « déviationnisme » par rapport au maoïsme comme l’expression d’une « impatience petite-bourgeoise ».Bello ne le dit pas explicitement, mais les citations de Sison qu’il présente montrent que le président fondateur lui-même était exceptionnellement « impatient » et surestimait considérablement les chances de victoire dans un avenir proche.
En 2004, le CPP a publié une liste de personnes et de groupes supposés contre-révolutionnaires, sur laquelle figuraient Bello ainsi que l’organisation dont je fais partie. Malgré cela, Bello a inclus Sison parmi les personnes à qui il a dédié Global Battlefields. Cela peut être vu comme une preuve de la générosité de Bello, car l’argument selon lequel Sison n’a pas joué un rôle décisif dans le cours sectaire du CPP n’est pas très convaincant.
Afin d’aider le lecteur à comprendre le pouvoir d’attraction du CPP, Bello cite un article qu’il a écrit au début des années 1980, lorsque le CPP était à son apogée et semblait avoir compris les lois de l’histoire. En bref, après les célèbres manifestations de la bataille de Seattle, le mouvement altermondialiste semblait porté par le vent de l’histoire. « À partir de Seattle, écrit Bello,je me sentais comme un participant à un mouvement qui avait le vent en poupe. Ces années ont passé comme un long et chaud été. » Selon Bello, les deux principaux mouvements auxquels il a participé, le CPP et le mouvement altermondialiste, ont tous deux « échoué ». Global Battlefields tente de montrer que ces deux mouvements n’ont pas été des échecs complets, de la construction par le CPP d’une opposition à la dictature de Marcos à la lutte contre la domination des modèles de développement néolibéraux.
Aventures dans la politique philippine
La carrière politique de Bello dans son pays est peut-être moins connue en dehors des Philippines. En 2007, Bello est devenu membre de la Chambre des représentant.e.s des Philippines. Il a été élu pour le compte de la liste Akbayan. La liste Akbayan réserve 20 % des sièges de la Chambre des représentant.e.s à des candidat.e.s élu.e.s au scrutin proportionnel à l’échelle nationale. Ce système a permis à la gauche d’obtenir une certaine représentation, mais ces dernières années, les élections de liste ont été de plus en plus dominées par les capitalistes.
Le déclin du CPP a inévitablement entraîné un processus de remise en question et de réorientation. Akbayan est né de la fusion de différents groupes sociaux-démocrates et socialistes. Une partie importante de la nouvelle organisation avait ses racines politiques, comme Bello lui-même, dans le Parti communiste des Philippines.
En 2010, Benigno Aquino, fils de l’ancienne présidente Corazon Aquino, a été élu président des Philippines. Aquino a été porté par une vague de nostalgie de l’enthousiasme suscité par les manifestations de masse qui ont renversé Marcos en 1986. Beaucoup espéraient que ce « soulèvement populaire » rendrait possible une société plus démocratique et plus juste. Les décennies qui ont suivi se sont révélées décevantes. La campagne d’Aquino, qui promettait un renforcement de la démocratie et surtout une lutte contre la corruption, semblait pour beaucoup une chance de réaliser enfin le potentiel du pouvoir populaire. Akbayan faisait partie de ceux qui ont rejoint le camp du gouvernement.
À la Chambre des représentant.e.s, une institution dominée par les représentant.e.s des familles les plus riches du pays, Bello était une fois de plus en quelque sorte un outsider. « Je ne suis pas vraiment porté sur les convenances », écrit-il. Lorsque l’ancienne présidente Gloria Arroyo, sous le mandat de laquelle les assassinats politiques et la corruption avaient atteint de nouveaux sommets, a été élue à la Chambre, Bello n’a pas mâché ses mots dans un discours où il la décrivait comme un modèle à suivre pour « garantir son impunité » et comme quelqu’un qui devrait être jetée en prison. Les « collègues » de Bello ont été choqué.e.s et ont exigé que cette phrase soit supprimée du procès-verbal.
Finalement, le gouvernement Aquino s’est enlisé dans les scandales. Aquino lui-même était considéré comme détaché et arrogant, ce qui n’était pas surprenant pour un descendant de l’une des familles patriciennes les plus influentes du pays. Plus fondamentalement, les bénéfices de la croissance économique étaient répartis de manière très inégale et la corruption restait omniprésente. Plutôt qu’un échec du système étatique, symptôme de sa « faiblesse », l’imbrication systémique de la richesse économique et du pouvoir politique est un élément constitutif du régime capitaliste aux Philippines. Comme l’a déclaré Nathan Quimpo, membre du même parti que Bello, Aquino a mené une « stratégie intenable de lutte contre la corruption par le clientélisme » qui a ramené « le pays à l’ancienne politique du clientélisme et des privilèges de l’élite oligarchique ». Selon Bello, cela « a remis en cause les fondements » de la coalition entre Akbayan et le Parti libéral d’Aquino. En signe de protestation, Bello a démissionné de son siège en 2015, une démarche unique dans l’histoire politique des Philippines.
Ce que l’on oublie souvent, c’est qu’au départ, Duterte se réclamait lui aussi au départ de la gauche... Une partie importante de la gauche philippine l’a suivi, en particulier le mouvement national-démocratique qui tient sa ligne politique du PCC.
L’année suivante, Bello a de nouveau montré qu’il n’avait pas peur d’aller à contre-courant. La déception causée par le gouvernement Aquino a joué un rôle important dans la montée en popularité de Rodrigo Duterte. Plutôt que des réformes progressistes, Duterte a promis un pouvoir autoritaire et la violence contre des boucs émissaires, en particulier les consommateurs de drogue. On oublie souvent que Duterte s’était initialement déclaré de gauche et avait eu recours à la démagogie sociale contre l’impérialisme américain et pour les droits des travailleurs afin de rallier des soutiens. Une partie importante de la gauche philippine l’avait suivi, en particulier le mouvement national-démocratique qui tient sa ligne politique du CPP. Habitué.e.s à substituer leurs organisations aux mouvements d’émancipation des classes populaires, les dirigeant.e.s de ce mouvement ont accepté l’invitation de Duterte à rejoindre son gouvernement dans une tentative opportuniste de profiter de ses moyens.
Sans se laisser décourager par les critiques et les tentatives d’intimidation des partisans de Duterte, Bello a quant à lui été l’un des premiers à tirer la sonnette d’alarme. L’ascension de Duterte a été préparée par « la combinaison mortelle du monopole des élites sur le système électoral, de la concentration continue des richesses, des politiques économiques néolibérales et de la priorité accordée au remboursement de la dette extérieure imposée par Washington », écrit Bello. Ayant étudié les mouvements d’extrême droite dans d’autres pays, Bello savait que de telles personnalités pouvaient bénéficier d’un soutien réel. À la fin du mandat de Duterte, des dizaines de milliers de personnes avaient été assassinées dans le cadre de la « guerre contre la drogue ».
En 2022, Bello, insatisfait de « donner des cours, écrire des livres ou profiter de repas avec une réduction de 20 % pour les personnes âgées », comme il l’écrivait à l’époque, s’est présenté à la vice-présidence dans le cadre de la campagne présidentielle de Leody de Guzman, du parti socialiste Partido Lakas ng Masa. Cette campagne a ouvert une nouvelle voie : il s’agissait de la première campagne présidentielle ouvertement socialiste de l’histoire des Philippines. Malgré son résultat électoral finalement décevant, elle a permis de faire connaître les idées socialistes à un public plus large et a constitué une expérience précieuse pour l’avenir.
Il n’est pas nécessaire d’être d’accord avec les opinions de Bello – par exemple sur l’effondrement de l’Union soviétique, qu’il qualifie de « socialiste » – pour trouver Global Battlefields instructif et divertissant. L’une des caractéristiques les plus séduisantes de Bello est que, bien qu’il prenne la politique au sérieux, il trouve également de la joie dans la lutte. Qu’il s’agisse de se déguiser en Kermit la grenouille devant le siège du FMI, d’occuper l’ambassade des Philippines ou de lancer sans détours « fuck you Marcos » à l’antenne d’une chaîne de télévision nationale à l’ancien candidat et actuel président Marcos Jr. en 2021, Bello a le sens du spectacle. Lorsque la police est venue l’arrêter en 2022 après que le camp Duterte eut porté plainte pour diffamation, Bello a insisté pour que la police lui passe les menottes, à lui, ancien membre du Congrès âgé de 76 ans.
Apparemment, Walden Bello a eu besoin que des ami.e.s le convainquent avant de se décider à écrire ses mémoires. On peut se réjouir qu’ils l’aient convaincu.
Alex de Jong
Europe Solidaire Sans Frontières


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