
Photo : Il est impossible de comprendre les deux coups d’État au Burkina Faso sans tenir compte du fait dominant au Sahel à ce moment-là : la guerre djihadiste qui fait rage au Mali depuis 2012 et qui a englouti le Burkina à partir de 2016-2018.
Amandla ! : Ibrahim Traoré est arrivé au pouvoir à la suite d’un coup d’État en 2022. Quelle était la situation qui a mené au coup d’État ?
Rahmane Idrissa : Traoré est arrivé au pouvoir en renversant un autre putschiste, le lieutenant-colonel Paul-Henri Damiba, qui avait lui-même renversé le dirigeant élu, Roch March Christian Kaboré, en janvier 2022. Il est impossible de comprendre ces deux coups d’État sans tenir compte du fait prépondérant au Sahel à ce moment-là : la guerre djihadiste qui fait rage au Mali depuis 2012 et qui a englouti le Burkina à partir de 2016-2018. Ni le Mali ni le Burkina n’étaient équipés pour lutter contre les guérillas djihadistes. Un plan, élaboré en partenariat avec la France et d’autres États occidentaux, avait été établi pour mettre fin à cette situation, mais il était lui-même truffé de problèmes. Le plus grave était qu’il divisait l’opinion publique entre les nationalistes, qui considéraient la coopération avec l’Occident comme empreinte d’impérialisme, et les pragmatiques, qui voulaient tirer le meilleur parti de cette coopération.
Au Mali, la situation était un peu plus compliquée, mais lorsque l’armée a pris le pouvoir en 2020, elle a choisi de s’appuyer sur les nationalistes et de faire appel à la Russie. Cela impliquait de rejeter l’aide occidentale.
Cette attitude a galvanisé les nationalistes burkinabés qui attendaient de Damiba qu’il agisse de la même manière. Il ne l’a pas fait. En fait, en dépit des discours nationalistes, Damiba savait que l’aide française était efficace, tant pour éliminer les dirigeants djihadistes que pour la fourniture gratuite de renseignements opérationnels et le soutien aux expéditions terrestres.
Le fondateur du mouvement djihadiste burkinabe Ansar Dine est mort moins d’un an après la création de ce mouvemen, à la suite d’une opération française menée par des hélicoptères. Il en a été de même pour les dirigeants du MUJAW, un groupe djihadiste qui a organisé des attentats à la bombe et des attaques à main armée à Ouagadougou et à Grand Bassam, en Côte d’Ivoire, en 2016.
Les nationalistes avaient toutefois décidé que l’ennemi n’était pas les djihadistes, mais la France. Ils croient, ou font semblant de croire, que les djihadistes sont les sbires des Français. Ils se sont donc réjouis lorsque Traoré a renversé Damiba neuf mois plus tard.
Lorsqu’il a pris le pouvoir, Traoré a promis de mettre fin à la guerre djihadiste dans les douze mois, puis de se retirer. Il a déclaré qu’il n’avait pas effectué un coup d’État par goût du pouvoir et qu’il respecterait les « valeurs humaines ». La première personne à le féliciter a été le Russe Evgueni Prigogine, le défunt patron du groupe mercenaire Wagner. Prigogine l’a présenté comme un combattant anticolonialiste.
Traoré a trahi les trois promesses qu’il avait faites :
• Les djihadistes sont aujourd’hui plus puissants que jamais, ils ont pris le contrôle des zones rurales dans au moins 50 % du territoire et peuvent agir librement partout ailleurs ;
• Il s’est octroyé un mandat de cinq ans de pouvoir absolu (Damiba ne voulait « que » trois ans) ; et
• Sa guerre est de loin la plus brutale de celles qui sont actuellement conduites dans les trois pays du Sahel.
A ! : Vous avez parlé de « révolution » à propos du pouvoir de Traoré. S’agit-il d’un véritable processus révolutionnaire ou simplement d’une consolidation d’un régime autoritaire ?
RI : Il s’agit d’une révolution autoritaire, à l’opposé d’une révolution démocratique. En octobre 2014, les Burkinabés se sont révoltés contre le despote Blaise Compaoré. Un an plus tard, un militaire loyaliste a renversé le gouvernement démocratique provisoire dans le but de rétablir Compaoré. La population s’est à nouveau soulevée et l’a bloqué. L’armée n’a joué aucun rôle dans ces événements. Le peuple a donc qualifié cela de révolution. Le terme est excessif, car les conditions politiques n’ont pas changé, mais on peut le comprendre. Lorsque les dirigeants de ce mouvement populaire ont voulu commémorer son anniversaire en octobre 2023 (comme ils l’avaient fait auparavant), les partisans de Traoré, armés de machettes et identifiés sous le nom de Wayiyan (« Dehors ! »), ont menacé d’attaquer quiconque organiserait une telle cérémonie. Inutile de dire que cela n’a pas eu lieu. Depuis lors, tous les dirigeants ont été soit arrêtés – sans qu’aucune charge ne soit retenue contre eux –, soit ont fui le pays. Dans le Burkina de Traoré, on est soit derrière lui, et donc patriote, soit contre lui, et donc apatride. (« sans patrie »).
A ! : Compte tenu de la situation économique et politique difficile à laquelle le Burkina Faso est confronté, qu’est-ce que Traoré fait de différent par rapport aux dirigeants corrompus et compradores du passé ? Comment vivent les gens ordinaires au Burkina Faso ? Quelles mesures concrètes met-il en œuvre pour lutter contre le sous-développement et l’extrême pauvreté qui touchent la majorité de la population ?
RI : Il est un peu surréaliste de parler de développement dans un pays dont la moitié est pratiquement une zone de guerre sans gouvernement. Traoré multiplie les décisions symboliques, mais beaucoup d’entre elles sont en fait d’anciens projets qu’il reprend et tente de conduire à terme pour s’attirer les louanges de ses adorateurs. Un exemple en est la gratuité de l’éducation de l’école primaire à l’université. La gratuité de l’éducation a été inscrite dans la loi il y a quelques années, mais sa mise en œuvre est difficile compte tenu des faibles moyens budgétaires de l’État. Traoré l’étend à l’université. Cette décision n’a été précédée d’aucun débat sur son financement, sa mise en œuvre, son utilité, etc., d’autant plus que le problème fondamental est la qualité de l’éducation, et non son coût. De toute manière, le débat libre est interdit dans le Burkina de Traoré. Les personnes sensées qui, pour une raison ou une autre, le soutiennent sont de ce fait quelque peu schizophrènes. J’ai encadré un groupe de réflexion burkinabé dont les membres veulent croire en Traoré, mais qui ont beaucoup de mal à faire leur travail – qui porte sur le développement – parce que tout le monde baisse la tête. Personne ne veut parler ni partager d’informations. Il n’y a ni loi ni clientélisme politique, seulement le règne d’un seul homme.
A ! : Le gouvernement de Traoré prétend lutter contre les insurgés islamistes. Son régime a-t-il fait des progrès significatifs dans ce domaine ? Comment sa légitimité se maintient-elle parmi les Burkinabè ordinaires ?
RI : Traoré est en train d’échouer, comme les deux autres juntes du Sahel, mais à sa manière. Cela implique un degré de violence à l’égard des civils d’origine peule si important que certains parlent de génocide. Il s’agit plutôt d’une vendetta. Bien sûr, les islamistes sont également très violents. Mais leur violence est exacerbée par celle de l’État. C’est un cercle vicieux sanglant. Quoi qu’il en soit, c’est au Burkina que les djihadistes progressent le plus aujourd’hui, ce qui inquiète les Nigérians. Sans le dire ouvertement, ils reprochent à Traoré son animosité envers les Peuls, car cela radicalise également les Peuls de leur côté de la frontière.
Je trouve le mot « légitimité » hors de propos dans ce contexte. Il y a essentiellement deux Burkina : l’un qui vénère Traoré et l’autre qui le déteste. Difficile de dire lequel est majoritaire ; peut-être y en a-t-il un troisième, celui de ceux qui se sont résignés et soupirent « Allons seulement ». Il s’agit d’une expression française dont la signification est africaine. Elle signifie « continuons puisque nous ne pouvons rien faire ». Quoi qu’il en soit, les adorateurs et les partisans de Traoré sont les seuls que l’on entend au Burkina, car ils ont transformé la place publique en tribune. Les autres sont réduits au silence ou en exil.
A ! : Le Burkina Faso a acquis une certaine crédibilité anti-impérialiste en se retirant de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et en nouant de nouvelles alliances avec le Mali et le Niger. Qu’est-ce qui se cache réellement derrière cette décision et quelle est sa signification pour la région ? Et quel est le rôle de la Russie ?
RI : La sortie de la CEDEAO est anti-démocratique, pas anti-impérialiste. L’idée est de ne pas être lié par les règles de la CEDEAO, qui imposent la démocratie. De toute façon, la CEDEAO n’a jamais sanctionné les transgressions de Traoré. Contrairement au Mali, le Burkina n’a pas été soumis à un embargo, et contrairement au Niger, il n’a pas été menacé d’une intervention contre les putschistes. Il faut noter que le Burkina fait toujours partie de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), l’organisation des pays de l’Afrique de l’Ouest qui ont adopté le franc CFA, qui a des liens institutionnels avec le Trésor français. Les règles de l’UEMOA ne dérangent pas ces juntes, car elles sont plus techniques que politiques, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas assorties de conditions politiques. Les juntes apprécient également le fait de pouvoir lever plus facilement des fonds sur leurs marchés obligataires qu’ailleurs. De plus, elles reçoivent de l’argent du FMI et de la Banque mondiale.
Jusqu’à présent, la CEDEAO n’a pas pris de mesures pour les exclure, ce qui est un soulagement. Les moyens de subsistance de la plupart des habitant.e.s du Sahel dépendent des relations avec les pays du golfe de Guinée. La population totale de la diaspora burkinabé, malienne et nigérienne en Côte d’Ivoire est supérieure à la population autochtone. Imaginez si la Côte d’Ivoire décidait que toutes ces personnes ont désormais besoin d’un visa et d’un permis de séjour pour rester dans le pays ! La CEDEAO est la soupape de sécurité du Sahel, région pauvre et surpeuplée. Seules l’hystérie idéologique et l’égoïsme des élites privilégiées peuvent expliquer les agissements des trois juntes à l’égard de cette organisation.
Photo : Les drapeaux du Burkina Faso et de la Russie lors d’une manifestation à Ouagadougou, au lendemain du coup d’État de Traoré. La France a été accusée de « piller » le pays alors qu’elle ne possède aucune société minière au Burkina. Aujourd’hui, Nordgold, la société minière russe, est comme un « goret dans un carré de trèfle » dans ce pays.
La Russie est le protecteur des trois juntes. Au Burkina et au Mali, elle leur a fourni des services de protection. J’ai perdu le compte du nombre de fois où Traoré a annoncé avoir déjoué un projet de coup d’État, et je suis presque certain que bon nombre de ces complots ont été inventés de toutes pièces pour purger l’armée. Mais cela montre qu’il a peur. À présent, ses gardes du corps sont russes, et non burkinabés. Ils fouillent même ses ministres lorsqu’ils viennent le voir. C’est ainsi qu’a commencé la Françafrique, le système néocolonial à bout de souffle de la France. Le Burkina de Traoré semble vouloir devenir un pilier de la Russiafrique, aux côtés du Mali, de la République centrafricaine et peut-être du Niger. La France a été accusée de « piller » le pays alors qu’elle n’y possède aucune société minière. Aujourd’hui, Nordgold, la société minière russe, est comme « un goret dans un carré de trèfle » dans ce pays.
A ! : Dans quelle mesure s’inspire-t-il de l’héritage de Thomas Sankara ? Est-ce que vous qualifieriez son orientation de socialiste ?
RI : Non, les temps ont changé. Sankara a grandi dans les années 70, à une époque où le socialisme était très présent en Afrique et où les gens lisaient, réfléchissaient, débattaient et écrivaient beaucoup. Je me souviens avoir lu Marx au lycée ! Traoré est le représentant d’un panafricanisme plus récent, plus sombre, fondé sur le ressentiment historique, l’obsession identitaire et une vision conservatrice de la société, patriarcale, religieuse et homophobe (le Burkina, comme le Mali et le Niger, a criminalisé l’homosexualité, sous les applaudissements de la population). Il traque les partisans du progrès social et s’appuie sur le soutien des chefs religieux, des autorités traditionnelles et des fondamentalistes culturels. Cela pousse à se rassembler autour de certaines valeurs, comme la fierté des « cultures burkinabè ». Mais cela ressemble plus à la mobilisation culturelle artificielle en soutien au dirigeant, telle qu’on l’a vue sous les dictatures militaires précédentes, qu’à la créativité joyeuse qui irradiait de la Maison du Peuple à l’époque de Sankara.
A ! : Y a-t-il une forme d’organisation populaire sur le terrain et autour de quoi se mobilise-t-elle ? Comment le gouvernement y répond-il ?
RI : Il n’y a pas d’organisation libre au Burkina. L’ère de la démocratie, même sous le despotisme de Compaoré, avait donné naissance à une scène publique animée composée de syndicats professionnels, d’organes de presse et d’associations civiles et religieuses. Aujourd’hui, toutes ces organisations ont été mises au pas. Les dirigeants des associations civiles, qui tenaient Compaoré en échec, ont fui, sont en prison ou se taisent. Par exemple, un pogrom a eu lieu dans un village peul, au cours duquel des photos et des vidéos ont été prises par les auteurs, des membres de l’armée burkinabè et leurs auxiliaires, les VDP, c’est-à-dire les Volontaires pour la défense de la patrie. Ces images ont été divulguées dans la presse et sur les réseaux sociaux, et les dirigeants du syndicat de la presse ont tous été arrêtés. Et puis, il y a les Wayiyan, la milice du régime.
Les actions se passent en réalité en ligne, où s’affrontent les « guerriers des réseaux sociaux » de Traoré et ceux de la société civile et de la presse en exil. Mais ce combat n’a jusqu’à présent eu que peu d’impact politique. Au Burkina même, la presse est étroitement contrôlée, la télévision est saturée de propagande et le bureau d’information du régime présente une image idyllique de la situation du pays. Les habitants des villes du centre et du sud, loin de la guerre djihadiste, sont prêts à l’accepter, même si c’est en mode « Allons seulement ».
Europe Solidaire Sans Frontières


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