Comment muséifie-t-on un phénomène vivant et humain comme l’immigration ?
Lydia Elhadad : Cela fait un certain temps que les musées ne se limitent pas à la seule exposition en majesté d’un patrimoine artistique. Les musées thématiques existent. Nous ne sommes donc pas vraiment novateurs. En revanche, une question particulière se posait : savoir sur quoi on devait fonder une exposition de ce type, consacrée à cet objet un peu illégitime de l’Histoire qu’est l’immigration. Notre choix a été de partir de l’idée des liens avec le public. La Cité voulait collecter des objets ? Nous avons donc proposé de créer une Galerie des dons. Cette galerie n’existait pas, elle était en devenir. Nous avons décidé de nous inspirer du sociologue Marcel Mauss - « donner, recevoir, rendre » - et d’imposer une certaine réciprocité. Le donateur allait dire pourquoi il donnait, et le musée expliquait pourquoi il acceptait le don. Pour nous, cette galerie, installée sur le balcon qui domine le grand forum du bâtiment, est l’élément fondateur du musée.
Pascal Payeur : Nous avons réalisé un projet métis, sans jeu de mots. A côté de cette Galerie des dons, essentielle, nous avons aussi choisi d’incorporer certains objets au parcours qui, de façon thématique, présente à un public aussi large que possible deux cents ans d’histoire de l’immigration.
Mémoire/Histoire, émotion/réflexion, objets du quotidien/œuvres d’art : ce parcours associe des éléments et des objets divers. Comment les avez-vous articulés ?
L. E. : Associer mémoire et Histoire était une donnée de départ. Les historiens s’inquiétaient beaucoup de la place de la chronologie. Ils avaient une vision un peu verticale. Nous savions qu’une exposition c’est un parcours en trois dimensions et libre, que les gens y butinent. Donc, l’idée d’un parcours linéaire nous paraissait totalement inappropriée. Nous avons dû un peu nous bagarrer pour imposer l’idée que certains supports allaient porter le discours « historien » et d’autres la part de mémoire, de témoignage, d’oralité.
P. P. : Le programme exigeait une chronologie. Il prévoyait aussi des entrées thématiques : le travail, le logement, les luttes sociales, le partage, le sport, etc. Mais ces notions étaient détachées. Plutôt qu’un prologue qui dresse, une fois pour toutes, la chronologie des deux cents ans, nous avons préféré la distiller sur tout le parcours. Dans chaque partie thématique, des tables - très identifiées - redonnent la parole aux historiens, avec des repères chronologiques récurrents, des archives, du contexte. Répartis sur toute l’exposition, il y a 35 mètres de tables qui permettent cette lecture attentive. Ensuite, nous avons placé en vis-à-vis des éléments qui permettent des expériences beaucoup plus étonnantes.
L’association d’œuvres d’art contemporain, par exemple ?
P. P. : Les œuvres ont été choisies par le musée. Nous avons déterminé leur place, la façon dont on les appréhende, comment elles surgissent... Surtout, nous avons inventé des dispositifs pour mettre en scène la prodigieuse iconographie à notre disposition et permettre à la génération actuelle d’entrer en contact avec les générations passées, présentes sur ces photos. Nous les avons retravaillées, avons associé des images d’aujourd’hui, des objets, en jouant entre le documentaire et la fiction, ou encore les musiques, les paroles de chansons. Nous avons aussi créé un audioguide prototype : un outil universel qui permet tout à la fois de se synchroniser lorsque l’on est devant un écran et d’aller interroger des histoires singulières, des témoignages oraux, en pointant un objet ou un personnage...
Sur un sujet aussi sensible, avez-vous dû renoncer à certains projets ?
L. E. : A la fin de l’exposition, un espace présente une multitude d’objets de la culture contemporaine et les interroge dans une installation qui témoigne de la capillarité de la société. Nous voulions l’appeler « Le Bazar ». Cela n’a pas été retenu. Mais ce « kiosque » existe. Nous souhaitions aussi solliciter des enfants d’immigrés, des passeurs de culture comme Jamel Debbouze ou Gad Elmaleh, pour raconter cette histoire de l’immigration. Pour les historiens, on sortait du sujet.
L’exposition parle de métissage, de luttes communes, et dresse le portrait assez clair d’une société multiculturelle en devenir. On est loin de l’approche du gouvernement actuel. Vous n’avez pas été inquiétés ?
P. P. : Ceux qui ont écrit ce programme ont choisi cette approche. Elle lui était consubstantielle. Nous-mêmes n’avons choisi aucune œuvre, aucun contenu. N’oubliez pas que les historiens qui ont porté ce projet - et qui le portent toujours - ont démissionné pour protester contre la création d’un ministère de l’immigration et de l’identité nationale. Cet esprit se retrouve forcément dans la Cité.