Quarante-huit heures après le début de la répression, la situation dans la rue est retournée à une relative normalité, à Rangoon du moins. Au moment où j’écris ces lignes, beaucoup des barricades en fil barbelé ont été levées, les pagodes ont rouvert et, à l’exception notable du secteur autour de la résidence d’Aung San Suu Kyi, toujours bouclé, on ne sent presque plus la présence de l’armée.
Ce qui reste est impalpable : de la colère, de la frustration, de l’inquiétude pour le sort des personnes arrêtées, l’espoir que la communauté internationale réagira autrement que par des mots, par l’envoi de parachutistes américains ou de casques bleus ou n’importe quel moyen qui puisse restreindre le pouvoir des généraux.
Pour la majorité de la population, la “normalité”, c’est de trouver un moyen, quel qu’il soit, de joindre les deux bouts, de se nourrir, d’envoyer les enfants à l’école, d’acheter des médicaments de base. Car pour un nombre croissant de personnes, tous ces actes banals deviennent peu à peu des luxes inabordables.
On est aujourd’hui bien loin de l’euphorie des premières manifestations. Est-ce la fin du début ou le début de la fin pour cette nouvelle génération de militants prodémocratie ? Dans l’atmosphère étouffante d’intimidation et de crainte qui pèse aujourd’hui sur Rangoon, les habitants ont peur de parler : dans ce plus parfait exemple d’Etat totalitaire, tout le monde est persuadé que les mouchards sont partout. Pourtant, les quelques étudiants militants avec lesquels j’ai réussi à parler cette semaine se disent tous déterminés à continuer à protester d’une façon ou d’une autre. A leurs yeux, l’actuelle répression n’est qu’un début : les premiers affrontements, décrits de façon si tragique par les médias du monde entier, ne sont que le prélude à des formes de répression plus voilées, plus inquiétantes. De jour, la situation semble être revenue à la normale, me disent les étudiants, mais à la nuit tombée, des dizaines de manifestants et autres militants sont traqués et jetés en prison.
La junte a établi une “liste noire” de personnes qui représentent à ses yeux une menace. Un jeune homme qui cherche désespérément un moyen d’échapper aux autorités me dit que sa seule chance est désormais de parvenir à passer en Thaïlande. La veille de notre rencontre, les forces de l’ordre ont fait une descente à son domicile. Depuis, il ne cesse de sillonner Rangoon à la recherche d’une cachette sûre pour la nuit. Il me raconte qu’il a déjà passé sept ans en prison pour avoir participé à des manifestations par le passé et qu’il ne peut supporter l’idée d’y retourner.
Des photos utilisées pour identifier les manifestants
Pour lui, comme pour ses six compagnons eux aussi recherchés par les autorités, le seul et ultime espoir réside dans un long et dangereux voyage à travers tout le pays pour rejoindre la ville thaïlandaise de Mae Sot, de l’autre côté de la frontière. Je lui demande s’il connaît là-bas quelqu’un qui pourra l’aider. Oui, on lui avait donné plusieurs numéros de téléphone qu’il avait mémorisés, au cas où il était arrêté. Mais, avec toute cette confusion, il ne s’en souvient plus. Des larmes embrument ses yeux alors qu’il se lève pour partir : “Je vais tenter le coup.”
Plus tard dans la soirée, je demande l’avis d’une amie en Thaïlande, qui aide depuis longtemps les exilés birmans. “Je ne conseillerais à personne de franchir la frontière en ce moment, me dit-elle. Les contrôles ont été renforcés, et les autorités sont bien décidées à arrêter les gens avant qu’ils aient une possibilité de leur échapper.” C’est pourtant ce que s’apprêtent à faire au péril de leur vie des dizaines d’hommes et de femmes. D’une façon des plus sournoises, les clichés pris lors des manifestations et montrant des moines en robe safran entourés de civils se défendant courageusement contre les balles et les gaz lacrymogènes, des photos dont la junte avait vainement tenté d’empêcher la diffusion, sont aujourd’hui examinés attentivement par les services du renseignement militaire birmans, qui cherchent à tout prix à mettre des noms sur les visages. Dans le plus pur style orwellien, les forces de l’ordre arpentent désormais les rues mal éclairées après le couvre-feu, mégaphone en main, pour annoncer qu’elles savent qui sont les manifestants et que quiconque pris en flagrant délit sera arrêté.
Une jeune fille me raconte que le premier jour des affrontements, elle a vu deux personnes se faire abattre sous ses yeux. Cela se passait près du lycée Numéro 3, sur Racecourse Road, une large avenue qui traverse un quartier du centre de Rangoon. Comme souvent au Myanmar, c’est avec un grand sourire que la jeune fille me raconte ces atrocités. “Quand la fusillade a commencé, la foule a été prise de panique et c’était le chaos, beaucoup de gens ont dû escalader un mur très haut pour s’échapper.”
Des rumeurs circulent affirmant que tous les manifestants n’ont pas eu la chance de pouvoir échapper aux forces de l’ordre et qu’un groupe d’entre eux aurait été encerclé et ses membres abattus. De telles informations doivent être confirmées rapidement pour que la communauté internationale puisse décider de l’ampleur de sa réaction, mais aussi pour que le sort terrible de tous ces manifestants ne soit pas oublié.