La répression ne faiblit pas en Birmanie. Les figures militantes les plus connues de la « génération 88 » (qui s’était mobilisée en masse en 1988 avant que l’armée n’étouffe la contestation dans le sang) sont activement recherchées. Ainsi, Htay Kiwe, Mie Mie et Aung Thu ont été arrêtés le 12 octobre. Les anonymes sont identifiés grâce aux photos prises par les services de sécurité durant les manifestations de septembre. Les jeunes bonzes sont raflés par centaines dans les monastères entrés en « dissidence ». Il est généralement impossible de savoir dans quel centre de détention les personnes arrêtées sont emmenées. Mais on sait d’expérience —et grâce à quelques témoignages récents— qu’elles sont souvent torturées, voire, pour les femmes, violées.
Le Conseil de sécurité de l’ONU a annoncé le 11 octobre qu’il « déplorait » une telle situation, adoptant pour la première fois une déclaration en ce sens, mais sans pour autant lui donner une portée contraignante. En réponse, la junte birmane a fait savoir qu’elle n’avait cure des états d’âme de la « communauté internationale ».
Des pays comme la Chine, la Russie ou l’Inde sont montrés du doigt, car ils s’opposent à l’adoption de sanctions effectives contre la dictature militaire. Les capitales occidentales sont cependant mal venues de jouer les vertueuses : ces gouvernements ne font aujourd’hui que ce que les puissances impérialistes ont toujours fait — défendre les intérêts économiques et géostratégiques de leurs bourgeoisies plutôt que les droits démocratiques des peuples.
Convaincus que les jours de la junte sont comptés, Washington, Londres et Paris voudraient orchestrer une transition sous contrôle permettant de « normaliser » les rapports avec l’Etat birman tout en renforçant leur propre influence dans le pays. C’est dans cette perspective que les ministres français et britanniques des Affaires étrangères, Bernard Kouchner (l’ami de Total) et David Miliband, ont appelé l’Europe à « accentuer les sanctions économiques » (Le Monde du 16 octobre) : « L’union européenne doit cibler », écrivent-ils, « les secteurs dont le régime tire la majeure partie de ses revenus, en particulier le bois, les pierres et les métaux précieux. ». Le lendemain, Bruxelles a dûment décidé d’un embargo concernant le commerce et les investissements dans ces domaines, ce que les mouvements de solidarités exigeaient depuis longtemps. Mais aucune mention n’est faite du secteur gazier dont on connaît pourtant l’importance pour la junte… et pour la France ! Nos ministres se gardent bien d’aller « trop » loin en mettant en cause le rôle des multinationales pétrolières.
Le 10 octobre dernier, le Dr Sein Win, Premier Ministre du gouvernement en exile, avait adressé une lettre à Nicolas Sarkozy et Bernard Kouchner dans laquelle il remerciait le président français de l’avoir reçu à l’Elysée, mais précisait qu’il n’avait « malheureusement » alors « pas eu le temps de soulever la question de Total Fina Elf ». Il tenait donc, avant la réunion du conseil des ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne, à présenter cinq recommandations dont le « gel ou l’abandon de toutes les activités liées au gaz, pétrole et autres ressources énergétiques ». Il n’a, bien entendu, pas été écouté sur ce point qui touche à des intérêts impérialistes très sensibles.
Certains, dans le mouvement de solidarité international, hésitent à s’engager à fond dans le soutien au mouvement démocratique et populaire birmans, de peur de « faire le jeu » des Etats-Unis ou de l’Union européenne. A un moment aussi décisif pour l’avenir des luttes en Birmanie et alors que la répression frappe très brutalement, on ne peut pourtant pas suspendre un combat contre la junte engagé depuis plusieurs décennies sous prétexte que Washington, Paris et Londres manœuvrent !
La population birmane, ainsi que les minorités qui luttent pour leurs droits à l’autodétermination (et qu’il ne faut pas oublier aujourd’hui) sont victimes de l’une des pires dictatures qui soient. Elles ont besoin de notre solidarité, maintenant. Le problème n’est pas que nous nous engagions trop à leurs côtés, mais que nous ne soyons pas capable de mobiliser plus et plus efficacement. Notre action n’est malheureusement pas à la mesure de la situation, loin s’en faut.
S’engager sans réticence dans le soutien, c’est aussi s’attaquer sans ambiguïté aux complicités occidentales en Birmanie et, en particulier, aux multinationales pétrolières (Total , Chevron…). Elles sont coupables de mille collusions avec la junte, l’armée et ses exactions (dont le travail forcé). Elles constituent des pouvoirs occultent qui échappent à tout contrôle démocratique. Elles utilisent leur puissance pour menacer, corrompre et faire taire les oppositions. Elles ne peuvent en rien prétendre avoir les mains propres quand elles font leurs affaires avec de telles dictatures.
En France notamment, il n’est pas admissible de dénoncer le soutien que Pékin accorde à Rangoun sans aussi s’attaquer de front à Total et à l’hypocrisie de la diplomatie élyséenne. Cependant, force est de noter que les actions engagées contre le pétrolier tricolore sont plus importantes aux Pays-Bas ou en Belgique que dans l’Hexagone.
Vu la place qu’occupe en Birmanie et en France cette multinationale pétrolière, la question de Total n’est pas un détail. Elle représente un double test pour le mouvement de solidarité. Un test d’efficacité. Un test politique sur lequel se juge sa capacité à agir en toute indépendance vis-à-vis des pouvoirs établis. Une question donc importante dans le présent ; mais aussi pour l’avenir, à l’heure où les puissances asiatiques et occidentales vont tenter d’utiliser à leurs propres fins la crise birmane.