À Toulon, le 7 février dernier, alors qu’il était encore candidat à la présidence de la République, Nicolas Sarkozy a publiquement proposé l’idée d’une « Union méditerranéenne ». Celle-ci devrait, selon lui, réunir dans un cadre institutionnel commun l’ensemble des pays et territoires du sud et de l’est de la Méditerranée (du Maroc à la Turquie, en passant par l’Algérie, l’Égypte, Israël et les territoires palestiniens occupés, le Liban) avec l’Union européenne. À Dakar, le 26 juillet dernier, alors président de la République, Sarkozy a repris cette idée, en l’élargissant au projet de création d’une « Eurafrique », aux forts relents coloniaux.
Ce dernier discours a été durement critiqué dans de nombreux pays africains, surtout en raison des sous-entendus culturalistes lourds - sur les Africains retardés, immobiles et attachés à un ordre fondé sur l’« éternel recommencement », au lieu d’entrer « dans l’histoire », selon la formule du président français - qu’il comporte. Sarkozy s’était montré donneur de leçons, tout en prétendant « tendre la main » à l’Afrique, si elle accepte d’entretenir des relations fortes avec l’Europe. Cependant, le discours de Toulon et ceux qui l’ont suivi, développant le concept d’« Union méditerranéenne » (désormais bombardée noyau de la future « Eurafrique »), ont suscité moins de réactions.
Le concept lancé par Nicolas Sarkozy a, entre-temps, connu un premier début de réalisation sur le plan politique. Ainsi, le 28 mai 2007, le président du Conseil italien, Romano Prodi, et le président français, à l’issue d’une rencontre à Paris, ont annoncé une initiative commune. Lors d’une conférence de presse, les deux hommes annoncèrent la tenue d’une conférence commune de sept « pays euroméditerranéens » : la France, l’Italie, l’Espagne, le Portugal (quoique ce dernier ne soit pas un pays riverain de la Méditerranée), Malte, la Grèce et Chypre. La future conférence devrait donner lieu au lancement d’une initiative qui s’adresse aux États des rives sud et est de la Méditerranée. Pour l’instant, ce projet n’en est qu’au stade embryonnaire.
Zone de libre-échange
Au cœur du projet de l’« Union méditerranéenne » à la sauce Sarkozy, se trouve l’idée d’une future organisation régionale, fortement arrimée à l’Union européenne, avec qui elle entretiendrait un lien organique, comme le définissait Sarkozy à Toulon : « C’est à la France, européenne et méditerranéenne à la fois, de prendre l’initiative [...] d’une Union méditerranéenne, comme elle prit jadis l’initiative de construire l’Union européenne. Cette Union méditerranéenne aura vocation à travailler étroitement avec l’Union européenne. Elle aura vocation, un jour, à avoir avec elle des institutions communes, parce que la Méditerranée et l’Europe auront pris conscience que leurs destins sont liés. »
L’objectif principal est de donner un encadrement institutionnel, politico-juridique, au projet d’une zone de libre-échange régionale que les industries européennes appellent de leurs vœux. Avec cette idée, Sarkozy, à Toulon puis avec Romano Prodi, a tiré les leçons du relatif échec du « dialogue euroméditerranéen », lancé avec brio lors d’une conférence tenue à Barcelone, en novembre 1995, qui réunissait un nombre important d’États du bassin méditerranéen. Ce processus d’intégration régionale (notamment économique et fondée sur le libre-échange) se trouve actuellement en panne, pour plusieurs raisons.
Le processus de Barcelone, qui devait avancer grâce aux relations bilatérales entre l’Union européenne (UE) et chaque pays du sud ou de l’est de la Méditerranée, à travers des « accords d’association » avec l’UE conclus pays par pays, a butté sur certaines contradictions internes. Ainsi, l’Union européenne se montre-t-elle adepte du libre-échange vers l’extérieur, pour imposer aux autres l’ouverture de leurs marchés, mais, souvent encore, protectionniste lorsqu’il s’agit de contrôler l’accès à ses propres marchés intérieurs. Ceci est particulièrement vrai en ce qui concerne le marché agricole, l’Espagne se trouvant en situation de concurrence directe avec les produits agricoles proposés par le Maroc ou la Tunisie, et la politique agricole constituant par ailleurs un nœud épineux des politiques communautaires européennes.
Processus de Barcelone
Aussi, la conclusion d’accords de libre-échange, notamment avec le Maroc et la Tunisie (dès 1996), prévoyant une ouverture totale des marchés de ces deux pays à l’horizon 2010, n’a pas drainé autant de capitaux que certains l’espéraient. Au lieu de créer un « choc de développement », les capitaux investis ont eu tendance à occuper des « niches » spécifiques, comme par exemple le transfert de nombreux centres d’appels d’entreprises françaises vers la Tunisie ou le Maroc. Très récemment, les capitaux européens investis ont été concurrencés par l’arrivée de nouveaux investisseurs, notamment venus du Golfe (où les États et la bourgeoisie disposent de beaucoup de liquidités en raison du cours du pétrole) ou de Chine. Les pays européens ayant le plus d’intérêts dans la région se devaient donc de réagir pour passer à l’offensive.
Le processus de Barcelone a aussi quelque peu souffert de l’absence d’initiative politique forte, ce terrain étant abandonné au profit des relations économiques et des accords bilatéraux, en l’absence de tout débat politique au niveau central. Derrière les grands discours sur les vertus du « dialogue entre les cultures », qui avaient accompagné le lancement du processus de Barcelone, se dissimulaient l’absence de tout progrès dans les relations entre les peuples et l’absence de toute solution acceptable du conflit israélo-palestinien. Le durcissement du conflit, après 2000, et l’aggravation radicale des conditions de vie des Palestiniens dans les territoires occupés focalisent aussi l’attention d’une partie des élites politiques dans les pays du sud de la Méditerranée. Leur croyance en un « dialogue », animé par le Nord et qui résoudrait les problèmes de la région, dans l’harmonie et l’échange, en a pris un sérieux coup.
Le projet stratégique de Nicolas Sarkozy pour le bassin méditerranéen développe donc une nouvelle conception : les relations multilatérales doivent être encadrées par une construction institutionnelle, avec un certain niveau de centralisation. Une telle structure régionale d’intégration, adossée à l’Union européenne, permettrait aussi à Nicolas Sarkozy de justifier la tenue à l’écart de la Turquie, qu’il ne souhaite pas voir intégrer l’UE, flattant par là même les préjugés racistes d’une partie de l’opinion publique. Et Sarkozy d’expliquer : « C’est dans la perspective de cette “Union méditerranéenne” qu’il nous faut envisager les relations de l’Europe et de la Turquie. La Turquie est un grand pays méditerranéen avec lequel l’Europe méditerranéenne peut faire avancer l’unité de la Méditerranée. »
Enjeu franco-français
Le projet de Sarkozy comporte aussi une dimension relevant de la politique intérieure française. Il constitue l’occasion de faire revivre un certain état d’esprit colonial, en établissant un lien entre son projet pour l’avenir et le passé de ceux qui étaient jadis partis, en tant que colonisateurs, dans le bassin méditerranéen. Ce n’est point un hasard si le discours fondateur de la politique de Sarkozy sur l’« Union méditerranéenne » a précisément été tenu à Toulon, ville à forte concentration de pieds-noirs, ancien fief politique de l’extrême droite repassé - au niveau municipal - à l’UMP en 2001, et où le candidat Nicolas Sarkozy a pu récupérer, aux élections de 2007, un nombre important d’anciens électeurs du Front national.
Ce jour-là, Sarkozy a symboliquement renoué avec la tradition des conquérants militaires et des colonisateurs : « Le drame algérien, l’occultation du passé colonial, la mode de la repentance ont contribué à nous rendre étrangers à ce qui avait été si longtemps et si naturellement un prolongement de nous-mêmes. [...] On peut désapprouver la colonisation avec les valeurs qui sont les nôtres aujourd’hui. Mais on doit respecter les hommes et les femmes de bonne volonté qui ont pensé de bonne foi œuvrer utilement pour un idéal de civilisation auquel ils croyaient. Je veux le dire à tous les adeptes de la repentance, qui refont l’histoire et qui jugent les hommes d’hier sans se soucier des conditions dans lesquelles ils vivaient, ni de ce qu’ils éprouvaient. [...] Tous ceux d’entre vous qui sont revenus des colonies en ayant tout abandonné, n’emportant avec eux que leurs souvenirs de jeunesse et cette nostalgie qui ne les quittera plus jamais, je veux dire que si la France a une dette morale, c’est d’abord envers eux. » Parions, tout de même, que ces tentatives de flatter à la fois les esprits les plus colonialistes et les plus rétrogrades de la société française comme les élites des pays du sud et de l’est de la Méditerranée seront également sources de contradictions.
Encart
« Trier » les immigrés
Au-delà des promesses sur le « dialogue entre les cultures », le projet sarkozyen renferme une importante dimension sécuritaire, dirigée contre les flux migratoires « non désirés ». Ainsi, Nicolas Sarkozy développe-t-il, dans son discours de Toulon : « Je souhaite qu’une convention soit élaborée entre tous les pays méditerranéens pour faciliter les reconduites à la frontière, et je souhaite que celui qui a été reconduit dans son pays ne puisse pas obtenir un titre de séjour en France pendant les cinq ans qui suivent. Je souhaite que les étrangers en situation irrégulière soient exclus du droit au logement opposable. [...] Je souhaite que soit mise en place, avec tous les pays qui l’entourent, une politique commune d’immigration choisie, c’est-à-dire décidée ensemble, organisée ensemble, maîtrisée ensemble, et que dans ce cadre chaque pays fixe chaque année le nombre des étrangers qu’il peut accueillir. »