Les violences exercées sur les femmes sont multiformes : il s’agit des actes qui, par la menace, la contrainte ou la force, leur infligent, dans la vie privée ou dans la vie publique, des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques dans le but de les intimider, de les punir, de les atteindre dans leur intégrité physique et mentale. Contrairement au simple conflit, la violence est perpétrée de manière destructrice et univoque, le vainqueur étant toujours le même.
Les violences peuvent se dérouler dans l’espace public, au travail, et surtout dans la famille : deux viols sur trois ont lieu dans la famille et un sur deux dans le couple, une femme sur dix est victime chaque année de violences conjugales, une trentaine en sont mortes cet été et c’est la première cause de mortalité chez les femmes de 16 à 44 ans en Europe. Elles sont un pilier du patriarcat, qui n’est pas une somme de discriminations, mais un système cohérent façonnant tous les domaines de la vie collective et individuelle. La violence à l’encontre des femmes n’est pas une somme de malheureuses histoires individuelles, mais un fait social. Les agresseurs ne se distribuent pas au hasard dans la société : 84 % des violences physiques et 93 % des tentatives de meurtre sont perpétrées par des hommes (chiffres Enveff).
L’appropriation des femmes
De la main aux fesses dans le métro au meurtre, toutes les femmes connaissent les violences. Bien que les violences physiques semblent plus graves, il existe un continuum entre violences psychologiques, verbales et physiques. Le tabou des violences est tel qu’il faut souvent qu’elles deviennent physiques pour que la violence psychologique soit perçue comme telle par les femmes. Les hommes violents ont une vraie stratégie et contrôlent très bien la progression des violences : c’est ainsi qu’après une période de violences verbales, les coups commencent souvent pendant la grossesse, car ils savent qu’une fois enceintes les femmes sont « ferrées » et les quittent plus difficilement ; c’est ainsi qu’ils offrent des fleurs après avoir frappé, pour dissuader les femmes de porter plainte (c’est la « lune de miel des violences ») ; c’est ainsi que les hommes violents sont souvent charmants afin de se rendre insoupçonnables auprès de l’entourage ; c’est ainsi qu’un patron décide d’arriver en avance pour violer la femme de ménage qui travaille dès six heures du matin...
Bref, la violence relève à la fois de rapports sociaux de domination et d’une stratégie parfaitement calculée visant à l’appropriation de la vie et du corps des femmes, et on est loin du mythe qui veut que la violence s’explique par une perte de contrôle, un « pétage de plombs », un « coup de folie », une « pulsion sexuelle irrépressible ». Le caractère systématique des violences entretient la peur des femmes et cette peur change leur comportement, les amenant à se plier aux exigences du conjoint ou du père, à éviter les petites rues sombres ou l’auto-stop, à s’autocensurer et à ne pas faire ce qu’elles veulent, là où elles le veulent, à l’heure où elles le veulent : les violences imposent un véritable code de conduite aux femmes. D’ailleurs les lesbiennes et les femmes ayant eu plusieurs partenaires hommes sont davantage touchées par les violences physiques, comme si elles payaient leur extériorité à la norme sociale. Instrument de contrôle social des femmes, les violences montrent jusqu’où les hommes peuvent aller pour maintenir le rapport de forces en leur faveur.
Un problème structurel
Cette analyse féministe s’oppose à d’autres interprétations d’origines politiques diverses, mais qui ont comme dénominateur commun la minimisation des violences et la négation de leur caractère structurel : il s’agit des analyses qui font des violences un problème interpersonnel, des bavures individuelles, des conséquences de l’alcoolisme, des manifestations d’une supposée arriération culturelle, des faits divers relevant de la vie quotidienne et de la sphère du privé, des dégâts collatéraux du capitalisme ou des manifestations d’ordre psychiatrique. Le choix de la grille d’analyse des violences a évidemment des conséquences pratiques en termes de luttes pour y mettre fin. Les révolutionnaires doivent combattre ces lectures des violences faites aux femmes, qui reviennent toutes à les dépolitiser. La lutte contre ces violences n’est pas une question morale, c’est une question politique, au sens où elles sont l’expression de rapports sociaux et l’instrument de leur maintien en l’état. Le meurtre de Marie Trintignant par Bertrand Cantat, et les réactions qu’il a suscitées jusqu’au sein de la gauche radicale, montrent que nos discours politiques et nos pratiques concrètes n’intègrent pas efficacement la lutte contre les violences et le sexisme au combat émancipateur.
Contrairement aux idées reçues ou à ce que peuvent laisser penser certains commentaires autour de la marche Ni putes ni soumises, les violences traversent tous les milieux sociaux. Mais les situations de précarité et d’isolement rendent plus difficiles la prise de conscience de ses droits et le recours aux services adéquats, d’autant que les services sociaux ferment les uns après les autres dans les quartiers populaires, ou que l’absence de titre de séjour rend très difficiles tout recours institutionnel. Bref, si les violences sont un phénomène interclassiste, les femmes des milieux populaires doivent surmonter beaucoup plus d’obstacles pour briser leurs chaînes.
Des obstacles créés par les gouvernants
Parfois, ces obstacles à la dénonciation des violences sont carrément créés par les gouvernants. Chirac a inclus certaines violences conjugales dans l’amnistie présidentielle. Le code de la famille algérien, qui fait des femmes des mineures à vie, s’applique sur le sol français du fait d’accords bilatéraux. La loi de 2002, adoptée à l’initiative du lobby masculiniste qui l’appelle d’ailleurs « loi Ségolène Royal/SOS Papa », détourne la revendication féministe du partage des tâches parentales et, oubliant que la moitié des divorces sont dus à des violences conjugales, institue le principe du maintien des liens de l’enfant avec chacun de ses parents en cas de divorce, principe qui a jeté en prison des femmes s’opposant au droit de visite des pères agresseurs. La convention de Genève ne reconnaît pas comme relevant du droit d’asile les violences sexistes ou lesbophobes, les mariages forcés, les mutilations sexuelles féminines, les viols de guerre, ce qui constitue un déni flagrant du caractère politique de ces violences.
Il existe donc une véritable tolérance sociale à l’égard des violences, qui se manifeste par de telles mesures politiques, mais aussi par la mauvaise application des lois, la publicité sexiste ou les discours faisant l’apologie de la prostitution comme vecteur de libération sexuelle et de subversion de l’ordre moral. Pourtant, la prostitution, qui met à la disposition des hommes, aux désirs supposés irrépressibles, un quota de femmes poussées sur le trottoir par la misère et la globalisation libérale, ne dérange en rien l’ordre social sexué ni la double morale sexuelle. Elle en est même la caricature. Il s’agit d’une violence, et aucune explication psychologique basée sur le libre choix de se prostituer ne résiste à l’épreuve du réel : avant que leurs pays ne passent d’une économie de plein-emploi au capitalisme sauvage, les femmes d’Europe de l’Est n’étaient pas tentées par la prostitution, et c’est une rapide paupérisation qui les y a fait entrer par centaines de milliers. Quant à l’industrie pornographique, il suffit de faire un tour sur les sites spécialisés pour comprendre que ses moteurs sont, non le plaisir sexuel, mais le plaisir de dominer et d’humilier, les représentations racistes de la sexualité des femmes étrangères : quand, pour 4 500 euros de l’heure, des femmes africaines sont filmées en train de coucher avec des chiens, de quelle sexualité s’agit-il ?
Une violence minimisée
Depuis quelques mois, quelques intellectuels comme Marcela Iacub, Hervé Le Bras et Élisabeth Badinter se font les porte-parole de cette pseudo-libération sexuelle et minimisent la violence qui ferait partie, selon eux, de la sexualité normale. Ils reprochent aux féministes de « victimiser » les femmes en dénonçant les violences et prétendent que les violences n’existent que dans ce que Badinter appelle des « poches d’arriération ». Or, s’il n’est effectivement pas agréable ni valorisant de se découvrir victime, c’est l’étape nécessaire pour prendre conscience de l’oppression et lutter pour y mettre fin. Ce sont plutôt ceux qui refusent d’entendre parler des violences qui enferment les femmes dans leur statut de victimes en les privant des moyens de se reconstruire. Ces théories réactionnaires, qui se parent d’un vernis subversif, rencontrent un certain écho, qui ne s’arrête pas à la gauche radicale, et il faut bien les combattre pour ce qu’elles sont : une attaque politique du féminisme s’intégrant dans le backlash (retour de bâton après des conquêtes féministes majeures).
L’autre argument à combattre est celui qui accuse les féministes de faire le jeu des politiques sécuritaires en dénonçant les violences. Personne n’oserait avancer un tel argument contre la dénonciation des violences racistes. Son utilisation contre les féministes signifie que la lutte contre les violences sexistes est moins politique que la lutte contre les violences racistes. D’autre part, si nous ne prenons pas en charge politiquement cette question, nous laissons toute latitude à la droite et à l’extrême droite pour répondre à leur manière aux violences sexistes, par le fichage des violeurs, voire par la peine de mort. À nous de pointer leurs contradictions de défenseurs de la famille et de leur demander s’ils comptent ficher les pères et les maris, qui représentent la majorité des violeurs. La seule façon juste de lutter contre les violences, c’est la lutte féministe, subversive, qui dénonce le patriarcat et la complaisance des gouvernants, et qui porte un projet de société.
C’est dans cette optique que le Collectif national pour les droits des femmes, dont la LCR fait partie, a lancé une campagne contre les violences faites aux femmes. Il organise des initiatives régionales dans la semaine du 25 novembre, journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, dont le FSE a décidé de faire une échéance de mobilisation. Cette semaine se terminera par une manifestation nationale à Paris le 27 novembre, la première depuis une trentaine d’années contre les violences faites aux femmes.
Ce que nous voulons
• Une loi-cadre s’inspirant de celle qu’ont gagnée les féministes espagnoles, qui porte sur les violences sexistes et lesbophobes, physiques, sexuelles et psychologiques, dans la famille et dans le couple (même après séparation), au travail ou dans l’espace public, et qui intègre un volet préventif et éducatif, l’appui économique et juridique aux victimes, la sanction des agresseurs (excluant le recours à la médiation pénale), la question du logement et de l’emploi, la question du droit d’asile, un droit individuel au séjour, la formation des professionnels concernés, l’interdiction de la publicité sexiste. Nous exigeons les moyens sans lesquels une telle loi est inapplicable.
• Un grand service public des violences, avec des lieux d’accueil et d’hébergement d’urgence et des personnels formés.
• L’abrogation de la loi Sarkozy sur la sécurité intérieure, qui réprime les prostituées.