Envoyée spéciale à Lago Agrio (Amazonie équatorienne)
Le ciel est bas. Il pleut. Des ruisseaux se forment dans l’avenida Quito principale artère de la ville, ce qui lui vaut d’être très vaguement pavée. Dans les rues adjacentes, on patauge carrément dans la gadoue. La saison des pluies rend l’endroit encore plus sinistre. Et lorsque la nuit tombe, il devient dangereux. Bienvenue à Lago Agrio, capitale de la province d Sucumbíos, 35 000 habitants, 600 kilomètres au nord-est de Quito, dans l’Oriente amazonien, à quelques encablures de la Colombie. Cette proximité avec une zone grande productrice de coca provoque un afflux de réfugiés colombiens. Elle a aussi fait de Lago Agrio, ville-champignon nourrie à l’or noir exploité par les multinationales, un condensé de violence et de criminalité : trafic de drogue, armes, laboratoires clandestins, tueurs gages, prostitution… En août dernier, la chef de la police a été froidement abattue par deux hommes de main engagés par un tenancier de bordel qui entendait continuer à employer des mineurs dans son établissement. A Lago Agrio, il y a plus de maisons de passe que d’écoles
C’est dans cette ville qui ne ressemble à rien que se déroule, depuis octobre 2003, devant la Cour supérieure de justice, logée au quatrième étage d’un immeuble crasseux, le plus grand procès environnemental de l’histoire : 30 000 indigènes et paysans, réunis au sein du Frente de Defensa de la Amazonía (FDA), contre le géant Texaco (devenu Chevron-Texaco), quatrième compagnie américaine, 17 milliards de dollars de bénéfice en 2006. Un procès « exemplaire », dit Luis Yanza, coordinateur de Selva Viva, qui veille aux intérêts du FDA. « C’est la première fois que les victimes d’un désastre environnemental, cinq nations indigènes – siona, secoya, cofan, waorani, quechua – portent directement plainte contre le pollueur. De plus, ce dernier est soumis à la loi d’un pays du tiers-monde. »
La genèse de l’histoire remonte à 1964, l’année où le gouvernement équatorien octroie à Texaco une concession d’exploitation de 1 million d’hectares dans la jungle amazonienne, gorgée de pétrole. « Nous vivons depuis des millénaires ici, raconte Humberto Piaguaje, porte-parole des 490 Indiens Secoya. Et nous n’avions aucune idée de ce qui se passait. Qui était cette compagnie, ce qu’elle venait faire. Ils ont commencé à faire de grandes trouées, à construire un héliport. On a simplement entendu qu’ils cherchaient de l’or noir. Mes grands-parents voyaient bien cette substance pâteuse comme du goudron, qui colle et sent mauvais, envahir notre territoire, mais personne ne savait que c’était nocif pour la santé. Je me souviens que ma grand-mère et ma mère allaient ramasser ce “goudron” et s’en servaient de combustible pour faire de la lumière ou en enduisaient les pilotis de nos maisons pour que les fourmis ne grimpent pas. Nous continuions à boire l’eau des rivières. » Le premier puits a été foré le 29 mars 1967. Petit à petit, Texaco va en creuser 338 autres en pleine forêt, construire 22 stations de production, exploiter 15 champs pétrolifères… et semer la désolation. Car, au lieu de réinjecter dans le sous-sol les eaux dites de séparation mêlées au brut extrait, le groupe américain a simplement creusé des centaines de bassins (20 mètres par 8, la taille d’une piscine semi-olympique) où il stocke ses déchets toxiques. Le temps et les pluies faisant leur œuvre, les piscines ont débordé, leur contenu s’est infiltré dans la nappe phréatique et a contaminé les rivières. « A la même époque, le pétrolier exploitait des champs au Texas, mais jamais il n’a fait ce qu’il a fait en Equateur », dit Luis Yanza.
« Les premiers symptômes apparaissent au milieu des années 70, reprend Humberto. Des avortements spontanés chez les femmes, ce qui n’était jamais arrivé avant dans les peuples secoya et cofan. Et puis des maladies de peau, les enfants qui meurent dans des vomissements, des diarrhées. » Combien ? « Je ne sais pas, dit Humberto. Il y en avait deux une semaine, trois la suivante, cinq celle d’après, et ainsi de suite. “Morimos como pollos” [« on crève comme des poulets », ndlr], disait ma grand-mère. Ce fut terrible. Les gens de Texaco sont des assassins. Ils ont profité de la richesse de notre sous-sol et nous ont laissé en échange la maladie et la mort. » Jusqu’en 1990, date de leur départ.
Un coup monté pour faire pression sur le juge
Et puis, en 1992, Manuel est arrivé. Manuel Pallarez est un étudiant en biologie de l’université de Quito venu faire des recherches en Amazonie. Il voit cette anormale mortalité des hommes et des animaux. « Il a dit qu’il fallait faire quelque chose. Il connaissait un avocat américain né en Equateur, Cristóbal Boniface. C’est grâce à lui que les choses se sont enclenchées, explique Humberto Piaguaje. Seuls, les Indiens n’auraient rien pu ni su faire. »
En 1993, une première plainte est déposée à la Cour fédérale de New York. Elle accuse Texaco d’avoir pollué l’environnement et affecté la santé des habitants de l’Amazonie en utilisant une technologie obsolète et bon marché. Des allers-retours et des changements de juges retardent la procédure. En 2002, enfin, la cour d’appel de New York ordonne à Texaco de ne pas invoquer la prescription et de se soumettre à la juridiction équatorienne.
Voilà quatorze ans maintenant que les protagonistes luttent pied à pied. Texaco nie les accusations, prétend avoir réparé les dommages et réfute tout lien entre ses activités passées et le développement des cancers. Il n’empêche : avec sa puissance de feu, ses batteries d’avocats, la multinationale tente de faire pression sur le juge, Germán Yánez, et multiplie les incidents pour retarder la procédure, empêcher les investigations sur le terrain. Exemple : « En 2005, raconte Emergildo Criollo, représentant de la nation cofan, la plus touchée avec une cinquantaine de morts, une inspection judiciaire du site pétrolifère de Guanta avait été ordonnée par le juge. C’était la première inspection sur le territoire cofan pour recueillir des témoignages indigènes. La veille, la compagnie américaine a fait “fuiter” un prétendu rapport des services secrets militaires affirmant que les Cofan projetaient d’attaquer l’équipe d’inspection et de prendre en otages les représentants de Chevron. » Forts de ce document, les avocats de Chevron demandèrent au juge d’annuler la visite. On découvrira plus tard qu’il s’agissait d’un coup monté avec la complicité (rétribuée) de certains officiers de la base militaire Rayo-24 de Shushufindi, épicentre du désastre pétrolier.
« Ils ont le temps et l’argent, dit Luis Yanza. Ils espèrent sans doute qu’on se lassera ou qu’on ne pourra pas suivre financièrement. Notre force, c’est l’unité des gens. Et la solidarité que nous manifestent des organisations de droits de l’homme aux Etats-Unis et en Europe, l’appui de vedettes du show-business comme Sting, Daryl Hannah, de défenseurs de l’environnement comme Al Gore ou l’ONG Amazon Watch. Nos avocats travaillent aussi à leurs frais. Si on gagne, ils seront payés, sinon, on ne leur devra rien. »
« Même les oiseaux ne chantent plus »
A Shushufindi, l’air empeste le pétrole. Une odeur âcre qui s’insinue dans les bronches, se mêle à la sueur, imprègne les vêtements. A certains endroits, il suffit de planter un bâton dans la terre pour en ressortir du goudron, comme le montre Monica Carmen Torrez. Cette femme de 45 ans vit près d’une « piscine » depuis 25 ans avec ses enfants. « Tout est pollué ici, la rivière, le sol derrière la maison. Les poissons ont une odeur horrible, un goût de pétrole, et c’était notre seule ressource. On ne peut même pas cultiver. On sème, oui, pour avoir l’illusion, mais lorsque les racines atteignent la nappe de pétrole, elles sèchent. Quand il pleut, tout déborde, et mon champ se remplit de pétrole. Mes enfants souffrent d’un retard de croissance, de maux de tête. Je n’ai nulle part où aller. Ici, c’est ma maison. »
Cofan, Secoya, Waorani, Quechua, Siona, les peuples indiens, déjà les plus pauvres du pays, sont contraints, pour survivre, de rompre avec leur mode de vie traditionnel. « Il n’y a plus de gibier à chasser, plus de poissons à pêcher, dit Humberto Piaguaje. Même les oiseaux ne chantent plus. Nous cherchons une autre forme de vie, de cultures : maïs, manioc, café… » Même la médecine traditionnelle se perd. Les plantes qui poussaient sur les berges des ruisseaux et des rivières ont disparu. « L’objectif, dit Pablo Fajardo, avocat du Frente de Defensa de la Amazonía, est d’obtenir que la compagnie nettoie la forêt et l’eau, qu’elle emporte son maudit brut, que les poissons remplissent à nouveau les rivières, que l’air perde son odeur, que les gens ne meurent de rien d’autre que de vieillesse. »
Evaluer les dommages, c’est la mission confiée par le juge Yánez à un expert indépendant, Richard Cabrera, depuis début juin. L’expert parcourt les anciens puits de Texaco et localise les fameuses piscines grâce à des photos aériennes militaires des années 90. Certaines ont été nettoyées mais d’autres sont encore là, dans la forêt, à fleur de terre. « Nous voulons déterminer si elles contiennent des substances contaminantes », dit-il. Près de lui, la présence insolite de deux policiers. « Le juge a estimé prudent que je sois protégé compte tenu de la tension entre les parties », poursuit Richard Cabrera. « Ils sont également là pour s’assurer que les échantillons arriveront bien aux laboratoires chargés des analyses. » Ambiance.
Les résultats de cette expertise devraient être connus à la fin de l’année. Ils détermineront le montant des dommages. Le Front de défense de l’Amazonie avance le chiffre de 6 milliards de dollars. Au cours de ses vingt-trois années d’exploitation, Texaco a déversé dans la nature près de 640 000 hectolitres de brut et 700 millions d’hectolitres d’eau polluée. Les experts de la partie civile évaluent les dégâts environnementaux à 30 fois ceux de l’Exxon Valdez, Mais le naufrage du pétrolier, en 1989 au large de l’Alaska, était un accident. Dans la forêt équatorienne, la catastrophe aurait pu être évitée.