Depuis plus de vingt ans, d’importants bouleversements ont ébranlé l’économie et l’emploi, en France comme dans d’autres pays, entraînant une transformation en profondeur du salariat. On assiste, depuis plusieurs années, à une lente mais sûre remise en cause de l’emploi « à vie », en contrat à durée indéterminée (CDI), à temps plein, et des parcours professionnels de longue durée dans les entreprises modèles. La progression constante des emplois dits « atypiques » - contrat à durée déterminé (CDD), temps partiel imposé, intérim - caractérise désormais les nouvelles entrées sur le marché du travail. En dix ans, le nombre de CDD a connu une augmentation de 60 %, et celui des emplois en intérim une croissance de 160 %, alors que le nombre de CDI n’augmentait que de 2 %.
Aujourd’hui, en France, près d’un jeune de 18 ans sur cinq est sorti du système scolaire et se retrouve sur le marché du travail. À ces jeunes, s’ajoutent 51 % d’étudiants qui travaillent tout au long de l’année pour financer leurs études. En Seine-Saint-Denis, un lycéen sur cinq travaille le mercredi après-midi. En janvier 2000, un rapport avançait le chiffre de 100 000 étudiants vivant en dessous du seuil de pauvreté. Lorsque l’on est jeune et pauvre et que l’on a moins de 25 ans , on n’a pas le droit de toucher le revenu minimum d’insertion (RMI) - à moins d’être marié et d’avoir des enfants. En dessous de cet âge, on n’existe pas. On est obligé de rester dans la dépendance financière des parents (pour les plus chanceux) et/ou d’accepter des boulots sous-payés, dans des conditions inacceptables.
Femmes précarisées
Le taux de chômage des jeunes de moins de 25 ans - diplômés ou sans qualifications - est le plus élevé de toutes les catégories d’âge, et il touche particulièrement les jeunes femmes. En effet, près de 21 % des jeunes de moins de 25 ans sont sans travail, alors que le chômage moyen de l’ensemble de la population tourne aux alentours de 10 % (officiellement). La durée moyenne des périodes d’emploi est très courte et l’alternance chômage/emploi monnaie courante. Comme il faut désormais six mois minimum de travail à temps plein sur les douze derniers mois pour avoir le droit à une indemnisation, la plupart des jeunes chômeurs ne sont que très peu indemnisés. De plus, nombre d’entre eux ne s’inscrivent pas aux assedics, sachant qu’ils n’ont droit à rien et ne sont donc pas comptabilisés comme chômeurs1.
Le type de contrat le plus fréquent pour les jeunes salariés est le CDD, notamment par le biais des missions d’intérim, qui permettent au patronat de se procurer une main-d’œuvre docile et corvéable. La plupart des jeunes salariés sont également à temps partiel imposé touchant donc des salaires de misère et rendant ainsi leur autonomie de plus en plus difficile. Un phénomène bien connu aux États-Unis et au Royaume-Uni se développe en France : les « workings poors », autrement dit les travailleurs pauvres qui, bien que travaillant, vivent fréquemment en dessous du seuil de pauvreté et sont majoritairement des jeunes.
Face à cette situation déjà catastrophique pour toute une génération du salariat, les gouvernements successifs amplifient et généralisent la précarité de l’ensemble du monde du travail. Ils visent avant tout les jeunes, qui leur servent de cobayes, avant la généralisation de ces « mesures » à l’ensemble du salariat.
Passé quasiment inaperçu, le plan de cohésion sociale de Borloo a été adopté dans un consensus ahurissant. Ce plan devait constituer le « virage social » du gouvernement, mais il s’agit en fait d’un plan contre les jeunes en particulier et l’ensemble du monde du travail en général. C’est à coups d’exonérations de cotisations sociales et de diverses primes à l’embauche ou à la formation que le plan Borloo entend répondre au chômage des jeunes, en créant des nouveaux contrats (contrat d’avenir, contrat d’apprentissage, contrat de professionnalisation, etc.) tout aussi précaires les uns que les autres.
Véritables cadeaux au Medef, ces nouveaux contrats permettent surtout de faire bénéficier les patrons d’une main-d’œuvre à très bas prix, mettant en concurrence les générations. Ils servent également à abaisser le niveau des salaires et, certainement pas, à créer des emplois stables. De plus, il est désormais possible de faire entrer 100 000 jeunes dans la fonction publique par la voie de l’alternance, et non plus par celle des concours. Cette mesure remet en cause la légitimité des concours. C’est la mise en concurrence des fonctionnaires, qui existe déjà avec l’opposition entre les emplois statutaires et les vacataires ou contractuels. Il s’agit d’une porte ouverte à la privatisation de tous les services publics et à la casse des statuts de la fonction publique.
Corvéables à merci
À travers ce plan de cohésion sociale, Borloo, mais également Fillon dans la loi sur l’éducation, ont réformé l’apprentissage, qui devient un simple contrat d’insertion pour les jeunes en difficulté. Une école à deux vitesses est créée : l’une forme l’élite et l’autre la main-d’œuvre à bas prix, répondant aux besoins du marché du travail. Cette contre-réforme va toucher plus de 350 000 jeunes. Rien n’est prévu sur les salaires, rien ne garantira non plus l’embauche en CDI. Le plan Borloo reste également assez vague sur les droits des apprentis. Cette transformation de l’apprentissage est encore un moyen d’accorder des avantages aux patrons avec de nouvelles exonérations, crédits d’impôts et autres. Elle annonce, à terme, la disparition des lycées professionnels au profit de formations au rabais.
Il y a bien besoin d’une réforme de l’apprentissage, car actuellement les apprentis accomplissent des tâches qui n’ont rien à voir avec le métier étudié (nettoyage de l’atelier, tri de courrier, etc.) et subissent certaines pratiques inacceptables : non-paiement du salaire, travail de nuit, harcèlement, violence physique... L’apprenti comble souvent le poste d’un salarié qualifié, en dépit des obligations de formation. L’apprentissage sous sa forme actuelle ne sert qu’à une chose : exploiter les jeunes pour réaliser encore plus de profits. Nous devons nous battre, entre autres, pour que l’apprentissage cesse d’être au service du patronat, en formant une main-d’œuvre bon marché.
Les ordonnances de cet été sont également un moyen de s’attaquer aux jeunes. Le contrat nouvelles embauches (CNE), mesure phare, touchera sans aucun doute, en priorité, les nouvelles entrées dans le monde du travail, et donc les jeunes qui seront, pendant deux ans, corvéables et résignés pour tenter d’obtenir un CDI. Toujours au nom de l’emploi, les jeunes embauchés de moins de 26 ans sont désormais exclus du calcul de l’effectif qui permet notamment d’élire les représentants du personnel. Avec cette loi, des milliers de jeunes salariés sont privés du droit de se défendre.
Les jeunes qui seront embauchés dans « les métiers où il y a difficulté de recrutement » bénéficieront d’un crédit d’impôt. Le message est clair : les conditions de travail les plus pénibles, voire les plus dangereuses, comme dans le commerce, l’hôtellerie ou le bâtiment, doivent être acceptées. L’argent public est utilisé pour compenser les bas salaires et les mauvaises conditions de travail dont les patrons sont responsables. Le « dispositif d’accompagnement à l’insertion sociale et professionnelle des jeunes en difficulté au sein des institutions de défense » confie aux militaires l’apprentissage de la discipline, de l’obéissance et du silence, que les patrons exigent dans leurs entreprises.
Politique organisée
Pour faire bonne mesure, au détour d’un amendement à la loi PME, travailler le dimanche et les jours fériés est désormais autorisé pour les apprentis de moins de 18 ans. Le rallongement des mandats des représentants du personnel de deux à quatre ans, sauf accord dérogatoire, aura surtout un impact dans les entreprises où les jeunes sont majoritaires (centres d’appels par exemple), et donc là où le rapport de forces est plus désavantageux pour les salariés. Cela permet au patronat d’avoir du personnel jeune et « soumis ».
Toutes ces « mesures » n’ont qu’un seul but : précariser, flexibiliser toute une génération du salariat, en mettant en concurrence tous les salariés et en tirant vers le bas l’ensemble des salaires. Mais les jeunes salariés précaires n’acceptent pas cette situation. Malgré leurs statuts qui peuvent faire obstacle à la conscience de classe ou à la conscience d’exploitation, on assiste depuis plusieurs années à la montée d’une nouvelle combativité chez les jeunes salariés précaires de divers secteurs, aux statuts et conditions de travail très différents, de la restauration rapide et du commerce au nettoyage et aux centres d’appels. Malgré leurs difficultés et leur relatif cloisonnement, ces grèves ont obtenu des succès importants qui en appellent d’autres.
À travers les attaques sur les jeunes salariés, c’est bien évidemment l’ensemble du monde du travail qui est visé. Petit à petit, le salariat est remplacé par le précariat. Cette précarité du travail a, bien évidemment, des conséquences majeures sur de multiples aspects de la vie de chacun (logement, culture, loisirs...). La priorité est de s’attaquer réellement à la précarité au lieu de la renforcer sans cesse au nom de l’emploi. À la flexibilité généralisée, il faut opposer une véritable sécurité sociale professionnelle qui vise, d’une part, à réunifier les contrats de travail aujourd’hui complètement éclatés (CDI et à temps plein) et, d’autre part, à instaurer la continuité des droits sociaux.
Mais pour cela, il faut modifier la répartition des revenus entre travail et capital. Il s’impose donc de prendre, par exemple, sur les rémunérations et les dividendes des dirigeants et des actionnaires, tout en cessant les exonérations des cotisations. Les discours dominants portent l’idée selon laquelle la flexibilité des marchés du travail, la baisse des prélèvements patronaux et la casse des « rigidités » du code du travail seraient bénéfiques pour l’emploi. Ces politiques n’ont jamais fait leur preuve en matière d’emplois. Bien au contraire. La précarité n’est pas une fatalité mais bien une politique organisée afin de permettre à un très petit nombre de s’enrichir toujours plus.
Note
1. Ce sont ceux, notamment, dont le gouvernement Villepin se sert pour faire baisser artificiellement le nombre de chômeurs. Repères
ENCART
La précarité en France
– 428 000 intérimaires, soit 2 % des salariés1.
– 2 millions de CDD, soit 9,2 % des salariés
– 273 000 apprentis, soit 1,3 % des salariés.
– 12,5 % des salariés sont précaires.
– 16 % des actifs occupés, mais 30 % des femmes, sont à temps partiel.
– 25 % des jeunes de moins de 25 ans sont au chômage.
– 51 % des étudiants sont salariés.
100 000 étudiants vivent en dessous du seuil de pauvreté.
1. Chiffres pour l’année 2003.