En 1914, 81 % des 160 millions de Russes sont paysans (illettrés à 81 %), à la limite de la famine. Les 3 millions d’ouvriers (dont la moitié dans de très grosses entreprises) travaillent dix à douze heures par jour pour des salaires de misère. La répression politique est féroce : 3741 exécutions entre 1906 et 1910. La guerre provoque l’effondrement ; le pays s’installe dans l’inflation et les pénuries. Devant la passivité du gouvernement, des comités et associations prennent en charge la gestion du quotidien, les consommateurs s’organisent en coopératives géantes de plusieurs dizaines de milliers de membres : un grand mouvement, parti des tréfonds de la société, s’est mis en branle.
En février 1917, la mise en place de cartes de rationnement, à Petrograd, provoque une grève générale en deux jours. La police et la troupe tirent : plus de 150 personnes sont tuées. Alors qu’aucun des partis révolutionnaires ne prend la moindre initiative, les soldats et les jeunes officiers, pleins de remords, se soulèvent : c’est l’émeute révolutionnaire. Soldats et manifestants ouvriers prennent l’arsenal, occupent la poste, les gares, le central téléphonique : les affrontements font, selon les données officielles, 1 433 victimes. Le tsarisme s’effondre.
La politique envahit la vie quotidienne ; tous les murs de la ville se couvrent d’affiches annonçant un meeting, un congrès, une réunion, un programme électoral. En un mois, pas moins de 150 quotidiens et hebdomadaires voient le jour à Petrograd. Ouvriers, soldats, paysans, intellectuels Juifs, femmes musulmanes, instituteurs arméniens, etc., envoient aux soviets, par l’intermédiaire de leurs organisations, des milliers de motions, pétitions, adresses, doléances, qui disent la misère du peuple et l’immense espérance soulevée par la Révolution. Entre mars et juillet, pas une profession qui n’exprime ses revendications.
Soviets
Les ouvriers obtiennent la journée de huit heures, les assurances sociales, le contrôle des embauches et des licenciements, la suppression des amendes et mesures vexatoires et des augmentations de salaires. En quelques semaines, des centaines de soviets, des milliers de comités d’usine et de quartier, de milices de gardes rouges, de comités de paysans couvrent le pays : autant de lieux de débats, d’initiatives, d’affrontements.
Les soviets regroupent souvent les ouvriers et les soldats, parfois avec les paysans. Le plus souvent, existe une assemblée générale, un comité exécutif, qui dirige effectivement, avec parfois des sections et des commissions : les plus courantes sont la défense et le ravitaillement… Les comités d’usine, constitués de membres élus, assurent le contrôle des embauches et des licenciements, l’interdiction de la fermeture des usines et le maintien d’une certaine discipline. Chaque grande usine de Petrograd a sa « garde rouge », pour se défendre contre toute tentative de lock-out, prête à sauvegarder la révolution. Dans les grandes villes, les milices sont en relation avec les comités d’usine ; dans les plus petites, avec le soviet. En 1917, plus de 20 000 ouvriers sont armés à Petrograd, 12 000 à Moscou. Les comités de quartier prennent en charge les affaires locales et regroupent tous ceux qui sont prêts à défendre la révolution.
Dans l’armée, entre les officiers et les soldats, l’abîme est insondable. Pour les soldats, majoritairement paysans, ce qui vient de se passer n’est pas une révolution politique, mais une révolution sociale. Les comités de soldats s’occupent de stratégie militaire, appellent à la désobéissance, récusent tel ou tel officier, prétendent en élire de nouveaux.
Dans les campagnes, dans les petits villages, la nouvelle de l’abdication du tsar arrive lentement. Les assemblées de village se réunissent, les « écrivains publics » (instituteur, pope) écrivent des pétitions qui demandent la saisie et la redistribution des terres de l’État, des grands propriétaires fonciers et expriment un idéal de démocratie agraire, où chacun aurait son lot en fonction des bouches à nourrir. Puis, des comités agraires sont mis en place, au niveau du village, du canton, de la province, dirigés le plus souvent par l’intelligentsia rurale. Parallèlement, foisonnent des soviets paysans. À partir d’avril, l’impatience grandit, les comités récupèrent des domaines, se débarrassent des maîtres (100 violations de la légalité en avril, plus de 1 000 en juin).
Ouvriers et paysans
Au plan politique, le combat entre ceux pour qui la guerre est le moyen de mettre fin à la révolution, et ceux pour qui la révolution est un moyen de mettre fin à la guerre, fait rage. Pendant de temps, la révolution continue. Toute forme d’autorité a disparu.
Face à l’avancée allemande, les soldats désertent. Ils sont plusieurs dizaines de milliers par jour. Certains massacrent les officiers. Les paysans, en une immense jacquerie, pillent et brûlent les demeures des propriétaires et distribuent les biens. Les ouvriers occupent les usines, les grèves sont de plus en plus violentes, avec séquestration des patrons. Face à l’arrêt de la production, les comités d’usine se radicalisent, et ils exigent le contrôle ouvrier sur les licenciements, les stocks, les approvisionnements, avec une autre forme de gouvernement, le pouvoir aux soviets, et la nationalisation des entreprises.
L’action des bolcheviks (entre 100 000 et 200 000 adhérents en octobre 1917) va dans le sens des aspirations du plus grand nombre. Un « Comité militaire révolutionnaire » est mis en place, de grands meetings se tiennent, où la révolution est acclamée : la discussion sur l’insurrection est publique. En quelques heures, quelques milliers de soldats, de marins, de gardes rouges prennent le Palais d’hiver, avec moins d’une dizaine de victimes.
Le 25 octobre 1917, devant le IIe Congrès des soviets, Lénine déclare : « Camarades, la révolution des ouvriers et des paysans […] est réalisée. Que signifie cette révolution ouvrière et paysanne ? Avant tout, que nous aurons un gouvernement des soviets, notre pouvoir à tous, sans la moindre participation de la bourgeoisie. Les masses opprimées créeront elles-mêmes le pouvoir. » À ce moment, l’avenir n’est pas écrit. Il n’y a pas encore eu la terrible guerre civile, l’encerclement de la révolution par les armées blanches, puis son isolement. Malgré cela, cette révolution va se poursuivre et bouleverser l’organisation sociale, les modes de vie, avant d’échouer face à la contre-révolution. Mais cela, c’est une autre histoire.