Comment est né le projet de directive Bolkestein ?
Raoul Marc Jennar - La liberté d’établissement et de circulation des services était déjà dans le Traité de Rome. Mais à l’époque, et pendant près de trente ans, on n’a pas osé remettre en cause les services publics. Il a fallu attendre l’arrivée de Delors à la tête de la Commission européenne pour qu’on y touche. Avec le traité de Maastricht, le sort des services du secteur marchand est réglé. Et puis vient le sommet de Lisbonne, en 2000, où une « stratégie » est décidée par les gouvernements. La création d’un marché unique des services est un des éléments de cette stratégie que concrétise la proposition Bolkestein.
On dit souvent que la directive Bolkestein est une pure émanation de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), négocié à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Que contient exactement le texte ?
R. M. Jennar - Les liens sont étroits. La directive applique l’AGCS à l’espace européen, mais dans une version aggravée. Les cibles sont les mêmes : l’ensemble des services, y compris les services publics. L’objectif est le même : libéraliser, c’est-à-dire, en fait, privatiser. Les modes d’application sont identiques. Comme dans l’AGCS, la proposition Bolkestein s’applique à quatre modes de fourniture des services : les services fournis depuis le pays d’origine ; ceux qui font appel à la mobilité du client, les services investis dans un autre pays et les services qui font appel à la mobilité du personnel. Les services fournis par les pouvoirs locaux et régionaux sont visés de la même manière.
Mais Bolkestein aggrave l’AGCS. Primo, la directive aggrave l’AGCS sur la mobilité du personnel : le principe du pays d’origine (article 16-1 : « Les États membres veillent à ce que les prestataires soient soumis uniquement aux dispositions nationales de leur État membre d’origine. »). Secundo, dans les négociations sur l’AGCS, la Commission européenne n’aura plus besoin de l’accord des gouvernements. Le pouvoir - déjà très limité - du Parlement européen d’exercer un contrôle sur ces négociations deviendra tout à fait inexistant.
À l’approche du référendum français, Chirac jurait qu’il ne voulait plus entendre parler de la directive Bolkestein. Aujourd’hui, il en est de nouveau question. La libéralisation et la privatisation des services sont-elles si urgentes pour les dirigeants européens ?
R. M. Jennar - C’est un objectif majeur des libéraux, de gauche comme de droite. L’Union européenne est, de loin, l’acteur le plus agressif à l’OMC pour libéraliser les services. Elle le fait avec le soutien constant des gouvernements. Quelques semaines après le dépôt de la proposition de directive, tous les chefs d’État et de gouvernement demandaient son examen dans l’urgence. Ce n’est qu’après son irruption dans le débat sur la Constitution européenne que les partisans du « oui » ont tenté de faire croire qu’elle était retirée. Ce qui n’a jamais été le cas.
Comment pensez-vous que nous pouvons lutter contre cette directive scélérate ?
R. M. Jennar - Sans une forte mobilisation populaire s’appuyant, comme lors du référendum sur la Constitution européenne, sur l’appropriation du texte, cette proposition risque de passer. Mais il ne faut pas que cette mobilisation soit seulement française. Elle doit se manifester à l’échelle de l’Europe. Et impliquer toutes les forces syndicales et associatives.
Où en est la mobilisation anti-Bolkestein dans les autres pays européens ?
R. M. Jennar - En Italie, elle est forte à gauche, en dépit du paradoxe que représente la désignation, par la gauche, de Romano Prodi comme leader, alors qu’il fut le président de la Commission européenne qui a déposé la proposition Bolkestein et qu’il l’a toujours soutenue. En Allemagne, au Luxembourg, aux Pays-Bas et en Belgique, l’opposition est également assez forte. On se souviendra que c’est de Belgique que la contestation contre la directive Bolkestein est partie. En revanche, dans un grand pays comme l’Espagne, l’information sur la directive est nulle.
Le Parlement européen a repoussé le débat sur la directive Bolkestein au mois de janvier. Cette institution pourrait-elle être un moyen de lutter contre le libéralisme ?
R. M. Jennar - Comme dans toute assemblée, il existe un rapport de forces. Dans le Parlement européen, tel qu’il est composé depuis les élections de 2004, les libéraux de droite et de gauche constituent une très large majorité. Aussi longtemps que les électeurs soutiendront des candidats qui adhèrent au libéralisme, qu’ils soient UMP, UDF ou PS, le Parlement européen ne sera pas une arme contre le libéralisme.
En revanche, dès à présent, il peut servir de tribune aux élus qui combattent le libéralisme. Il y en a. Ceux de la Gauche unitaire européenne, bien entendu. Certains verts aussi - pas tous. Sur une proposition comme celle de Bolkestein, avec des socialistes qui n’ont pas complètement abandonné l’idée que les pouvoirs publics doivent assumer un certain nombre de responsabilités, des coalitions peuvent se créer pour amender le texte. Jusqu’à quel point ? Nous verrons dans les semaines qui viennent.
Au-delà de la situation française, le débat sur l’Europe peut-il recomposer la gauche européenne ?
R. M. Jennar - Il aide à clarifier ce que signifie être de gauche en ce début de xxie siècle, puisque choisir un modèle pour l’Europe, c’est faire le choix d’un projet de société bien déterminé. De ce point de vue, à mes yeux, le clivage « oui »/« non » est refondateur. La gauche, c’est le camp du « non ». Il est indispensable, à mes yeux, de donner désormais la priorité à l’unité du camp du « non » en France et dans toute l’Europe. En face, ils sont unis et savent où ils veulent aller. Surmontons les divisions du siècle passé. Il y a urgence.