En cinq ans d’existence, le Forum Social Mondial n’a cessé de se transformer. Plus qu’un événement de taille mondiale, le FSM fournit aujourd’hui une contribution majeure à la structuration d’initiatives de mouvements qui, dans une grande diversité, agissent pour qu’« un autre monde soit possible » Cette aspiration formulée en commun, bien plus qu’un simple slogan, s’exprime dans les actions très concrètes, enracinées dans des réalités que développent des milliers d’organisations et mouvements.
Le Forum devient le lieu pour partager leurs expériences, confronter leurs analyses et pour essayer d’aller plus loin dans l’articulation de leurs batailles. Il devient processus permanent en étant un espace qui, en les rassemblant, dynamise les mouvements dans leurs constructions. Le FSM est un espace qui ne cesse de grandir et permet à la volonté de chacun de prendre une dimension plus globale, plus commune. Les formes sont multiples, mais pour nombre d’acteurs - et leur nombre et leur dynamique augmentent - le but est commun : affronter les politiques néolibérales et leurs conséquences.
Dans le contexte de la contestation grandissante du néolibéralisme, les questions des alternatives prennent du relief - ce qui marque également le processus des forums mondiaux, européens et autres.
La recherche d’une plus grande efficacité politique et d’une plus grande cohérence est devenue la principale préoccupation des participants au FSM. Elle se discute au sein du FSM et de son Conseil International. Les débats reflètent la diversité d’approches et de stratégies liée aux multiples racines politiques, idéologiques et géographiques des mouvements et organisations.
Si le FSM a été crée pour être un espace ouvert non délibératif, sans s’exprimer comme le ferait une structure et pratiquant une méthodologie non verticale, c’est justement cette caractéristique originale qui fait débat aujourd’hui : comment atteindre une plus grande efficacité et visibilité ? Le mouvement doit-il se structurer au niveau mondial ? Le FSM doit-il se donner la possibilité de s’exprimer en tant que Forum ? Le fonctionnement serait-il plus démocratique à travers des décisions par vote ? Et qui devrait et pourrait voter ? Le Conseil International du FSM a été créé pour assumer la responsabilité politique de formuler des stratégies destinées à favoriser l’articulation des mouvements, des campagnes et luttes. Cette instance, composée par des réseaux régionaux ou internationaux et par les organisations brésiliennes fondatrices n’a aucune compétence de représentation et décide par consensus ; elle a pour mission de garantir la continuité des Forums.
Un accord existe entre la plupart des participants au FSM pour dire que ce rassemblement ne peut se contenter des discussions et débats, même s’ils sont d’un grand intérêt, sans que ces idées ne se concrétisent dans l’action. Pour répondre à cette exigence, le 5e FSM (Porto Alegre du 26 au 31 janvier 2005) a changé de méthode : la hiérarchisation des rencontres (conférences décidées par le Comité organisateur avec la participation de personnalités et séminaires et ateliers auto organisés par les acteurs) a laissé la place à un seul type de rencontres : celles organisées par les participants eux-mêmes qui choisissaient les contenus et orateurs. Ces activités autogérées ont été insérées dans onze aires thématiques définies après une longue consultation et les organisations ont été invitées à faire un effort pour créer des partenariats, s’associer ou fusionner avec d’autres initiatives portant sur les mêmes sujets. L’objectif premier de cette démarche, celui de privilégier les rencontres et échanges pouvant déboucher sur la création de réseaux actifs découle de la volonté - partagée par la majorité des militants - d’aller vers un Forum plus efficace et utile.
L’élargissement, la globalisation du processus progressent, en associant des organisations d’Asie et avec une participation plus populaire à Mumbai, avec des forums régionaux et thématiques sur tous les continents. La version 2006 du FSM sera décentralisée avec des forums organisés au Mali, au Pakistan et au Venezuela. En 2007 il sera à nouveau regroupé, pour la première fois en Afrique, au Kenya. Les discussions sur la périodicité des FSM ne sont pas encore tranchées. Concilier la participation à des forums qui se multiplient et mener leurs propres activités le long de l’année devient difficile pour les organisations sans parler du coût que cela représente. La proposition d’alterner forums mondiaux et forums régionaux a été faite afin de ne pas accentuer des inégalités entre ceux qui disposent des moyens nécessaires et ceux qui n’en ont en pas. Cette périodicité pourrait valoriser les forums régionaux mais des craintes ont été exprimées au Conseil International à propos des risques pouvant résulter de la bi-annualisation des forums mondiaux : perte de la continuité en matière de méthodologie et de cohérence ainsi qu’un vide face au Forum de Davos qui a lieu chaque année. Le CI a pour l’instant opté pour cette décentralisation du FSM de 2006 en insistant sur la nécessité que les différents forums respectent la Charte de Principes et la même méthodologie.
Urgences, impatiences....
Le FSM sans être lieu unique ou central constitue certainement la principale référence commune pour les militants du monde entier. Porto Alegre a été le point de départ de la lutte commune contre ’Accord de libre échange des Amériques dont la signature a pu être empêchée, ou encore de la mobilisation à Cancun contribuant à échec des négociations de l’OMC et également du lancement de la journée mondiale contre la guerre - le 15 février 2003 que personne n’a oubliée.
Devant ces avancées, et les exigences grandissantes, des voix se lèvent pour demander que le FSM ne soit plus seulement un espace. Le Prix Nobel José Saramago pense que le Forum doit être transformé en un instrument pour l’action avec des propositions consensuelles afin d’éviter qu’il « ne devienne une simple Mecque pour pèlerinages gauchistes et des discussions d’utopies ». Walden Bello et d’autres proposent que le Forum prenne des positions politiques sur des questions prioritaires telles que la Palestine ou l’OMC afin d’éviter qu’il « ne s’ossifie ». Pour Ricardo Petrella, il n’est pas possible de continuer à affirmer qu’ « un autre monde est possible » sans que des propositions ne soient faites pour atteindre ce but.
Les trois ont cosigné avec d’autres militants* le document « Consensus de Porto Alegre » qui est proposé comme un anti-« consensus de Washington » et qui serait sensé cristalliser ou synthétiser les propositions et idées que tout le monde au FSM semble défendre. Ce document avance 12 points pour « donner un sens à la construction d’un autre monde possible », qui « permettraient enfin aux citoyens de commencer à se réapproprier l’ensemble de leur avenir » : annuler la dette, créer des taxes internationales sur les transactions financières, faire de l’emploi un droit impératif, promouvoir le commerce équitable, garantir la souveraineté alimentaire... Les 19 signataires ne prétendent pas parler au nom du FSM, ce qui serait par ailleurs contraire à sa Charte, mais en s’exprimant ainsi, ils manifestent une préoccupation largement partagée de vouloir faire de cet espace un lieu de proposition et d’élaboration d’alternatives. Cette démarche, comme d’autres, peut être considérée comme une expression de cette espèce « d’angoisse face à l’urgence de l’action » dont Chico Witacker parle et qui se fait pressante au FSM.
D’autres participants veulent aller plus loin : ils proposent que le Conseil International prenne des décisions non plus par consensus mais par vote, d’autres proposent que le FSM n’accepte plus des ONG qui ne s’impliquent pas dans les luttes et se contentent de l’action humanitaire ou en faveur de la coopération. D’autres mettent l’accent sur l’effet catalyseur du FSM et considèrent que l’horizontalité doit impliquer une plus grande décentralisation dans la prise des décisions quant à l’organisation et aux actions à entreprendre ce qui - c’est la crainte de certains - pourrait ouvrir la porte à une nouvelle interprétation, voire à l’abandon, de certains principes affirmés dans la Charte de Porto Alegre qui en tant que référence commune régit le processus des Forums sociaux. Ce débat porte essentiellement sur deux enjeux : comment maintenir les forums sociaux comme « espaces » ouverts ne prenant pas de décisions tout en favorisant un gain d’efficacité du mouvement ; comment réguler les rapports avec les partis politiques.
Processus permanent, rénovation constante
Le Forum Social Mondial, processus permanent, est depuis sa création confronté au défi de sa rénovation constante. A mesure qu’il grandit, il devient de plus en plus un des principaux lieux de rassemble- ment des forces organisant des résistances et la recherche d’alternatives à la mondialisation capitaliste. Mais la réponse à des défis nouveaux demande une pratique politique inédite. Un des enjeux majeurs consiste à élargir le processus en permanence en intégrant de nouvelles forces. C’est ainsi que se pose la question des bases sociales, de la possibilité de produire une dynamique plus populaire associant les classes sociales qui subissent le plus durement les politiques néolibérales.
L’ouverture, les méthodes inclusives, l’articulation des contenus avec les exigences populaires sont à développer pour atteindre ce but. Pousser la dynamique de rassemblement vers un travail commun débouchant sur la formulation d’alternatives constitue un autre défi. La tâche n’est pas aisée dans la mesure où nombre de mouvements consacrent leur énergie à la résistance et à la défense des droits.
C’est sans doute à partir des mobilisations citoyennes pour des droits nouveaux qu’il s’agit de bâtir un chemin vers des projets alternatifs tels que le développement durable, de nouvelles politiques économiques, sociales, culturelles, internationales pour dépasser les relations de domination. La constitution de réseaux pour l’action au sein du FSM montre qu’on peut avancer dans cette direction. Unbon exemple est celui de la campagne pour l’annulation de la dette. Les propositions des mouvements spécifiques ont dans ce cadre pu être développées et appropriées par de nombreuses forces en présence pour gagner ainsi une nouvelle portée.
Quant au travail sur les alternatives, il ne s’agit pas d’établir une sorte de « programme » qui serait accepté par tous ou une liste de revendications. La construction des alternatives au sein des forums se fait dans un rapport vivant entre organisations et mouvements qui se nourrissent de l’expérience de terrain. L’espace commun dont la richesse est justement sa diversité favorise confrontations, coopérations et convergences. C’est une nouvelle culture politique que font vivre les mouvements dans ce cadre commun. Elle favorise la prise de conscience du caractère capitaliste de la mondialisation.
Le FSM cherche à rester cet espace ouvert et horizontal permettant à chacun d’apporter son expérience, son analyse, ses propositions. Les mouvements n’ont pas besoin d’un « centre » formé par une sorte d’élite qui s’autoproclamerait l’avantgarde du combat contre la mondialisation capitaliste.
Tout au contraire, la méthodologie inaugurée cette année à Porto Alegre laisse plus que par le passé aux organisations la construction des contenus - ce qui donne, en fait, une certaine cohérence politique.
Un autre défi et objet permanent du débat constitue le rapport au politique. La dichotomie partis politiques/ mouvements sociaux qui attribue la participation aux institutions et le rôle de représentation aux premiers et laisse la revendication et la mobilisation aux seconds pourrait aujourd’hui commencer être dépassée.
Le FSM est en lui-même un acte politique, une pratique inédite, l’inauguration d’une culture politique nouvelle que font vivre les acteurs engagés, dont nombre sont membres d’organisations politiques.
Outre la présence de personnalités telles que Hugo Chavez ou Luiz Inacio Lula da Silva durant les forums, la participation massive aux meetings organisés en dehors du cadre du forum montre l’intérêt que chacun porte la politique et l’attachement aux valeurs que leurs gouvernements défendent. Lors de chaque FSM, un « Forum des Parlementaires contre le néolibéralisme » et un « Forum des Autorités Locales » se réunissent en parallèle. Des élus et des responsables politiques ont participé maintes fois aux séminaires et ateliers, activités autogérées par les organisations (et non les instances du Forum).
Le dépassement de cette dichotomie implique la reconnaissance par les partis politiques du fait qu’ils ne détiennent pas le monopole de la pratique politique et qu’ils ne sont que l’un des acteurs de la transformation sociale, ce qui implique de traiter les mouvements d’égal à égal et comme des partenaires, et non pas comme des marche-pieds pour l’ascension au pouvoir. De leur côté les mouvements sociaux prennent conscience que changer la société passe par la transformation des institutions et pouvoirs, les partis politiques étant l’une de leurs manifestations. Ce ne sont pas les mouvements qui changeront les partis mais c’est dans la construction d’un rapport nouveau, d’une pratique politique nouvelle et dans la recherche d’alternatives que les formations politiques pourront évoluer en laissant derrière elles les conceptions héritées du XIXe siècle.
Selon la Charte de Principes le F.S.M. « ne regroupe et n’articule que des associations et des mouvements de la société civile de tous les pays du monde » (point 5) et « aucune représentation partisane ou organisation militaire ne sera admise à participer au Forum » (point 9). Ce principe peut être respecté si les participants au forum décident de créer un espace de débat et de confrontation où la démarche de construction
propre aux forums pourrait impliquer des organisations politiques en coopération avec les organisations sociales.
Des précédents existent. A Mumbai, des débats sur la relation entre partis politiques et mouvements sociaux ont été organisés ou bien sur « les défis du Socialisme » avec la participation d’hommes politiques de premier plan tels que Fausto Bertinotti et Luis Ayala. Cette année Porto Alegre, le «
Forum de Sao Paulo » regroupant un grand nombre de partis de la gauche latinoaméricaine, a rencontré les mouvements sociaux dans un débat.
Cette confrontation apparaît comme nécessaire si l’on veut rassembler tous ceux qui s’opposent au libéralisme. Ce qui doit être respecté, c’est l’autonomie des mouvements, la non-hiérarchisation des activités et le fait que le FSM est et doit rester avant tout un espace organisé par les mouvements. Le FSM a réussi à s’affirmer comme un fait politique qui compte. Il interpelle les sociétés qui doivent se mettre en question, les citoyens qui prennent conscience de leur rôle à jouer dans la transformation sociale, il interpelle les mouvements sociaux et les partis politiques qui ont à revoir leurs pratiques et leur relations, il interpelle les puissants de ce monde qui se voient obligés de parler de pauvreté, dette, faim et développement comme on l’a vu récemment dans les réunions de Davos et du G8, même si on connaît les limites de ces discours.
Les mouvements sociaux font le bilan des Forums et ne cessent de questionner leur propre œuvre, ils sont exigeants et ont comme souci premier d’être plus efficaces pour atteindre leurs objectifs. Mais surtout ils ont acquis la certitude que le FSM leur a permis de faire des pas de géant en seulement quelques années et qu’il s’agit bien d’un outil dont on ne pourra plus se passer pour longtemps. Le FSM 2005 a été un nouveau succès dans ce processus, du point de vue du nombre de participants et d’activités autogérées mais surtout parce qu’il marque une étape importante pour la construction de nouveaux réseaux moteurs de l’action nécessaire face aux réalités vécues par chaque peuple de la planète.