Les années passent, les modes changent, aux modernismes succèdent les post-modernismes, les dictatures sont remplacées par des démocraties de basse intensité, le keynésianisme par le néo-libéralisme, le mur de Berlin par le mur de l’argent. Mais le message de Che Guevara, quarante années plus tard, contient un noyau incandescent qui continue à brûler.
Il y a quelque chose dans la vie et le message du médecin/guérillero argentin/cubain qui parle encore aux générations de 2007. Sinon, comment expliquer cette pléthore d’ouvrages, articles, films et débats ? Ce n’est pas un simple effet commémoratif du quarantième anniversaire : qui s’intéressait, en 2003, aux 50 années de la mort de Joseph Staline ?
Les idées du Che ne sont-elles pas dépassées ? Serait-il maintenant possible de changer les sociétés latino-américaines - dans lesquelles une oligarchie installée au pouvoir depuis des siècles monopolise les ressources, les richesses et les armes, en exploitant et en opprimant le peuple - sans révolution ? C’est la thèse que défendent au cours des vingt dernières années les idéologues de la gauche « réaliste » en Amérique latine. Par exemple, l’écrivain et journaliste Jorge Castañeda, dans son livre bien connu L’utopie désarmée (1993). Toutefois, à peine quelques mois après la parution du livre, dans son propre pays, le Mexique, on assiste au spectaculaire soulèvement des indigènes du Chiapas, sous la direction d’une organisation d’utopistes armés, l’EZLN, dont les principaux dirigeants viennent du guévarisme. Il est vrai que les zapatistes, contrairement aux groupes de guérilla traditionnels, n’ont pas pour objectif de prendre le pouvoir, mais de susciter l’auto-organisation des opprimés en vu d’une profonde transformation du système social et politique du pays.
Si la composante guévariste est bien présente, dans l’origine du groupe qui a formé l’E.Z.L.N. (Armée Zapatiste de Libération Nationale), ce mouvement, devenu au cours des années 80 l’expression « organique » des communautés indigènes du Chiapas, a privilégié - après l’acte insurrectionnel de 1994 - l’action politique et la mobilisation, par en bas, de la « société civile » contre le régime autoritaire du parti-Etat mexicain. Néanmoins, sans le soulèvement de janvier 1994, l’Armée Zapatiste de Libération Nationale - toujours les armes à la main, treize années plus
tard - ne serait pas devenue une référence pour les victimes du néo-libéralisme, non seulement au Mexique, mais dans toute l’Amérique Latine et le monde. Le zapatisme combine plusieurs traditions subversives, mais le guévarisme n’est pas moins une des ingrédients essentiels de cette bouillonnante et imprévisible culture révolutionnaire : il se traduit par la constitution d’une « Armée de Libération », par le fusil comme expression matérielle de la méfiance des opprimés envers l’Etat et les classes dominantes, par le lien directe entre les combattants et les masses paysannes (indigènes) et par la perspective radicale d’un combat anti-capitaliste. Nous sommes loin de l’aventure bolivienne de 1967, mais proches de l’éthique révolutionnaire telle que le Che l’incarnait.Par sa sensibilité libertaire, son auto-ironie, son refus du pouvoir, son appel internationaliste à lutte contre le néolibéralisme, l’EZLN a suscité un large écho, bien au-delà des frontières du Mexique.
Significative est aussi l’influence, à l’échelle de masses, du guévarisme dans certains mouvements sociaux, comme le MST, le Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre du Brésil.Né en 1984, résultat de longues années de travail de conscientisation et de promotion de l’auto-organisation paysanne par la Commission Pastorale de l’Eglise, le MST est surgi au sein du « christianisme de la libération », mais s’est rapidement autonomisé, devenant un mouvement non-confessionel, qui rassemble des centaines de milliers de militants : sans doute, aujourd’hui, le mouvement social le plus important et le plus combatif du Brésil. Son objectif c’est la réforme agraire, mais aussi un changement radical du modèle de développement néo-libéral du pays et l’avènement d’une société plus juste, « sans exploités ni exploiteurs » (Charte de principes du MST).
Che Guevara est une des principales références politiques du MST et une source d’inspiration pour ce qu’ils nomment « la mystique » du mouvement : sa radicalité, et le dévouement de ses militants - dont beaucoup ont payé de leur vie l’engagement contre les latifundistes - pour la cause de la justice sociale. Certes, le MST n’est pas un mouvement armé, et la guérilla ne fait pas partie de ses méthodes de lutte : mais il n’hésite pas à transgresser, par ses massives occupations de terre, la légalité et le sacro-saint principe de la propriété privée. L’éthique du Che et son programme d’émancipation révolutionnaire de l’Amérique Latine sont des aspects fondamentaux de sa culture sociopolitique.
D’une façon plus diffuse, les idées - et pas seulement son image dans les drapeaux et les tee-shirts - d’Ernesto Che Guevara sont présentes dans beaucoup d’autres mouvements sociaux latino-américains, depuis les piqueteros argentins jusqu’aux ouvriers boliviens, des indigènes Mapuches du Chili jusqu’aux Mayas du Guatemala. A l’exception de l’ELN colombienne, il n’y a plus d’organisations guevaristes menant une lutte armée dans les campagnes. Ce qui signifie le Che pour ces mouvements et ces individus du Nord au Sud du continent, ce n’est pas la méthode de la guérilla rurale, mais un certain esprit guévariste, à la fois éthique et politique, fait de révolte contre la domination de l’impérialisme, de rage contre l’injustice sociale capitaliste, de lutte intransigeante contre l’ordre établi et d’aspiration intense à une transformation socialiste/révolutionnaire de la société. Cela vaut aussi pour les nouvelles générations d’étudiants qui découvrent les écrits d’Ernesto Guevara, par leur propre initiative, ou grâce à des enseignants motivés ; l’exemple le plus frappant est l’Argentine, où existe tout un réseau de « Chaires Che Guevara », autour de l’Université des Mères de la Place de Mai, sous la direction de Claudia Korol et Nestor Kohan.
Que se passe-t-il en Bolivie, pays où Guevara a versé son sang dans un ultime combat ? Lors de son discours d’investiture présidentielle en janvier 2006, Evo Morales a rendu hommage à « nos ancêtres qui ont lutté » : « Tupak Katari pour restaurer le Tahuantinsuyo, Simon Bolivar pour la grande patrie et Che Guevara pour un monde nouveau fait d’égalité ». [1] Parmi les membres de son gouvernement, figurent des militants qui avaient lutté aux cotés du Che dans l’ELN bolivienne, comme Loyola de Guzman.
Plus paradoxal est le cas du Venezuela : c’est un ex-militaire, démocratiquement élu et réélu, Hugo Chavez, qui a repris à son compte deux moments décisif du programme guévariste : l’unité anti-impérialiste des peuples latino-américains, et la perspective socialiste. Dans ses nombreuses interventions en défense du « socialisme du XXIe siècle », Hugo Chavez se réclame de Simon Bolivar, mais aussi de Marx, Trotski et Che Guevara. Mais on peut aussi considérer le charismatique président vénézuélien comme un héritier des courants de gauche parmi les militaires vénézuéliens qui avaient, au début des années 1960, tenté plusieurs soulèvements inspirés par la révolution cubaine, et finirent, en partie, par rejoindre les groupes de guérilla rurale. [2]
Il est encore trop tôt pour savoir dans quelle direction vont aller ces deux gouvernements, sans doute les plus à gauche dans l’Amérique Latine d’aujourd’hui. Mais ils témoignent, chacun à sa manière, de l’actualité des idées du combattant assassiné en octobre 1967.
Cuba constitue, dans ce contexte, un cas à part. Après un certain éclipse, pendant les années d’alignement économique, politique et idéologique sur l’URSS (1969–1986), on assiste à un retour de l’intérêt pour le Che - et pas seulement en tant que symbole du guérillero héroïque. Grâces aux travaux de Carlos Tablada sur sa pensée économique, l’ouvrage-témoignage d’Orlando Borrego, les brillants essais de Fernando Martinez Heredia et les bouillonnants écrits de Celia Hart (qui se réclame aussi bien du Che que de Léon Trotski), la pensée de Guevara se trouve à nouveau présente dans le débat politique et intellectuel de l’île. Sans parler, évidemment, de la publication - bien tardive ! - de ses Cahiers de notes inédits en 2006.
Dans toutes les manifestations de la mouvance révolutionnaire en Amérique Latine aujourd’hui, on perçoit les traces, tantôt visibles, tantôt invisibles, du « guévarisme ». Elles sont présentes aussi bien dans l’imaginaire collectif des militants, que dans leurs débats sur les méthodes, la stratégie et la nature de la lutte. On peut les considérer comme des graines qui ont germé, pendant ces quinze dernières années, dans la culture politique de la gauche latino-américaine, produisant des branches, des feuillages et des fruits. Ou comme un des fils rouges avec lesquels on tisse, de la Patagonie au Rio Grande, les rêves, les utopies et les actions révolutionnaires.
Le Che est - comme José Marti, Emiliano Zapata, Augusto Sandino, Farabundo Marti et Camilo Torres - une de ces figures qui sont tombées débout, les armes à la main, et est devenues, pour toujours, des étoiles dans le ciel de l’espérance populaire, des charbons ardents sous les cendres du désenchantement.