C’est en étudiant Hegel que Marx a rencontré pour la première fois le concept d’aliénation. Mais de manière étrange ce n’est pas la théorie du travail aliéné qu’il a reprise à l’origine des œuvres de Hegel. C’est l’aliénation de l’homme en tant que citoyen dans ses rapports avec l’Etat qui est devenue le point de départ de la pensée philosophique, politique et sociale de Marx.
La théorie du contrat social affirmait que dans la société organisée l’individu doit renoncer à un certain nombre de droits individuels en faveur de l’Etat, représentant de l’intérêt collectif de la communauté. Hegel en particulier avait développé cette idée énoncée avec force par les théoriciens de la philosophie des droits naturels. Cela a aussi servi de point de départ à la critique de Hegel par Marx et à ses débuts en tant que penseur social critique en général.
Certains incidents mineurs qui s’étaient produits dans la province rhénane de l’ouest de l’Allemagne en 1842-43 (l’augmentation du nombre de gens volant du bois et l’intervention contre eux du gouvernement) ont conduit Marx à conclure que l’Etat, qui prétend représenter l’intérêt collectif, ne représente en réalité que les intérêts d’une partie de la société, à savoir ceux qui possèdent la propriété privée. Par conséquent le fait de renoncer à des droits individuels au profit de cet Etat représentait un phénomène d’aliénation : les gens perdaient des droits au profit d’institutions qui leur étaient en réalité hostiles.
Sur cette base politico-philosophique Marx, qui entre temps avait été expulsé d’Allemagne et s’était exilé en France, y entre en contact avec les premières organisations socialistes et ouvrières et commence à étudier l’économie, surtout les auteurs classiques de l’économie politique anglaise, l’école Adam Smith–Ricardo. Tel est le contexte de la première tentative de Marx, en 1844, pour effectuer une synthèse de ses idées économiques et philosophiques dans ce qu’on appelle les Manuscrits économiques et philosophiques de 1844, ou encore les Manuscrits parisiens. C’était un effort pour intégrer ses idées sur le travail dans la société bourgeoise et celles sur le destin de l’homme, la position de l’homme dans l’histoire et son existence sur terre.
Cette première tentative de jeunesse pour effectuer une synthèse a été réalisée avec des moyens très insuffisants. A cette époque Marx n’avait pas encore une connaissance approfondie de l’économie politique ; il venait seulement de se familiariser avec certaines des notions fondamentales de l’école classique en économie politique, et il avait peu d’expérience directe ou indirecte du système industriel bourgeois. Ce n’est qu’au cours des dix années suivantes qu’il allait découvrir tout cela.
Cette œuvre de jeunesse, laissée inachevée, demeura très longtemps inconnue. Elle fut publiée pour la première fois en 1932, près de cent ans après avoir été écrite. Par conséquent une bonne partie de la discussion qui s’était déroulée tant dans les cercles économiques que philosophiques sur ce qu’il pensait dans sa jeunesse et comment il en était arrivé à un certain nombre de concepts fondamentaux était faussée par l’ignorance de ce point de repère particulier dans son évolution intellectuelle.
Aussi immatures que puissent sembler certaines parties, et elles le sont en réalité, cette œuvre représente cependant un tournant majeur à la fois dans l’évolution intellectuelle de Marx et dans l’histoire intellectuelle de l’humanité. Son importance, que je vais essayer d’expliquer, est liée au concept d’aliénation.
L’aliénation est une idée très ancienne qui a des origines religieuses et qui est presque aussi ancienne que la religion organisée elle-même. Elle a été reprise par pratiquement tous les courants de la philosophie classique en, Occident comme en Orient. Le concept tourne autour de ce qu’on pourrait appeler le destin tragique de l’homme . Hegel, l’un des plus grands philosophes allemands, a emprunté cette idée à ses prédécesseurs mais lui a donné une perspective nouvelle et un nouveau fondement qui a représenté un progrès important. Il a fait cela en transformant le fondement de ce concept du destin tragique de l’homme d’un vague concept anthropologique et philosophique qu’il était en un concept s’enracinant dans le travail.
C’est Hegel, avant Marx, qui a dit que l’homme était aliéné parce que le travail humain est aliéné. Il a donné deux raisons de aliénation générale du travail humain. L’une est ce qu’il appelait la dialectique du besoin et du travail. Les besoins humains, disait-il, sont toujours en avance sur les ressources disponibles ; les gens seront donc toujours condamnés à travailler très dur pour répondre à des besoins non satisfaits. Cependant essayer d’égaliser l’organisation des ressources matérielles avec la nécessité de satisfaire tous les besoins humains est une tâche impossible, un but qui ne peut jamais être atteint. Voilà pour l’un des aspects de ce que Hegel nommait le travail aliéné.
L’autre aspect de son analyse philosophique était un peu plus complexe. Il se résume à un mot difficile, le mot « extériorisation » (entäusserung). Bien que le terme soit compliqué et d’allure étrangère, son contenu est facile à comprendre. Par ce concept philosophique d’extériorisation, Hegel entendait le fait que tout homme qui travaille, qui produit quelque chose, reproduit en réalité dans son travail une idée qu’il avait préalablement dans son esprit. Certains d’entre vous seront sans doute surpris quand j’ajouterai que Marx partageait cette opinion. Vous trouverez dans le premier chapitre du Capital cette même idée que toute œuvre réalisée par l’homme vit dans sa tête avant d’être réalisée dans la réalité matérielle. Tout comme Marx, Hegel établissait ainsi une distinction fondamentale entre les gens et, disons, les fourmis ou d’autres créatures qui semblent s’affairer au travail mais font les choses par pur instinct. L’homme, pour sa part, produit d’abord une idée de ce qu’il vise à faire, et il essaie ensuite de réaliser cette idée.
Hegel va un peu plus loin et demande : que faisons-nous en réalité quand nous essayons d’exprimer dans la matière ce qui vit tout d’abord en nous en tant qu’idée ? Nous nous séparons du produit de notre travail. Tout ce que nous projetons hors de nous-mêmes, tout ce que nous fabriquons, tout ce que nous produisons, nous le projetons hors de notre corps et cela devient quelque chose qui est séparé de nous. Cela ne peut pas continuer à faire autant partie intégrante de notre être qu’une idée qui continue à vivre dans notre tête. Telle était pour Hegel la principale définition, qui est anthropologique, du travail aliéné. Il en venait donc à la conclusion que tout travail est du travail aliéné parce que dans toute société et dans toute situation les hommes seront toujours condamnés à être séparés des produits de leur travail.
Quand Marx reprend ces deux définitions du travail aliéné données par Hegel, il les contredit toutes les deux. Il dit que le fossé entre les besoins et les ressources matérielles est limité et déterminé par l’histoire. Il n’est pas vrai que les besoins de l’homme puissent se développer de manière illimitée ou que le produit de son travail collectif doive demeurer toujours inférieur à ces besoins. Il refuse cela de manière catégorique sur la base d’une analyse historique. Il rejette en particulier l’identification idéaliste qui est celle de Hegel de l’extériorisation avec l’aliénation. Marx dit que quand nous nous séparons du produit de notre travail, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’alors le produit de notre travail nous opprime ou que des forces matérielles quelconques se retournent contre les hommes. Une telle aliénation n’est pas en soi le résultat de la projection hors de notre corps de choses qui d’abord vivraient en nous en tant qu’idées pour ensuite prendre une existence matérielle en tant qu’objets, en tant que produits de notre travail.
L’aliénation découle d’une certaine forme d’organisation de la société. Plus concrètement, c’est seulement dans une société fondée sur la production marchande et dans les conditions économiques et sociales particulières d’une économie de marché que les objets que nous projetons hors de nous en produisant peuvent acquérir une existence propre socialement oppressive et s’intégrer à un mécanisme social et économique qui devient oppressif et exploiteur pour les êtres humains.
L’avancée considérable dans la pensée humaine dont j’ai parlé à propos de cette critique de Hegel réside dans le fait que Marx rejette l’idée que l’aliénation du travail est une caractéristique anthropologique, c’est-à-dire une malédiction inhérente à l’humanité et indéracinable. Il dit que l’aliénation du travail n’est pas liée à l’existence humaine en tous lieux et à tout jamais. C’est le résultat particulier de formes d’organisation particulières. En d’autres termes Marx transforme la notion hegelienne de travail aliéné d’une notion anthropologique éternelle en une notion historique transitoire.
Cette réinterprétation est porteuse d’un message d’espoir pour l’humanité. Marx dit que l’humanité n’est pas condamnée à vivre « à la sueur de son front » dans des conditions aliénées jusqu’au terme de sa vie sur terre. Elle peut se libérer, son travail peut être libéré, elle est capable d’auto-émancipation, même si c’est uniquement dans certaines conditions historiques particulières. Je définirai plus loin quelles conditions sociales et économiques particulières sont requises pour la disparition du travail aliéné.
Passons maintenant de la première exposition systématique de sa théorie de l’aliénation dans les Manuscrits économiques et philosophiques de 1844 à son œuvre principale, Le Capital, qui a été publiée plus de vingt ans plus tard. Il est vrai que le terme d’aliénation n’y figure pratiquement pas.
Une nouvelle profession a surgi, désignée comme « marxologie ». Ses pratiquants parcourent les œuvres de Marx et notent sur des fiches tous les mots qu’il utilise dans ses livres, et puis ils essaient de tirer des conclusions sur sa pensée à partir de leurs statistiques philologiques. Ces « philologues spécialistes de Marx » ont jusqu’à présent découvert six endroits dans le Capital où le mot « aliénation » est utilisé soit comme nom soit comme verbe. Je n’ai nullement l’intention de contester cette découverte colossale, même si quelqu’un peut très bien découvrir un septième endroit, ou si on peut discuter sur le sixième.
Sur la base d’une telle analyse du Capital, faite d’une manière purement verbale et superficielle, on pourrait conclure que le Marx de la maturité n’avait pas une véritable théorie de l’aliénation. Marx l’aurait donc rejetée après sa jeunesse, après son évolution immature, plus particulièrement à l’époque où, vers 1856-57, il fut entièrement convaincu de la justesse de la théorie de la valeur-travail et perfectionna lui-même cette théorie de la valeur-travail.
Quand les Manuscrits économiques et philosophiques de 1844 furent publiés pour la première fois en 1932, ils suscitèrent une grande controverse à propos de ces problèmes. On peut distinguer au moins trois tendances dans le débat. Je ne vais pas citer le nom de tous les auteurs qui y ont participé car plus de cent personnes ont écrit sur ce sujet et la controverse est loin d’être terminée. Certains ont dit qu’il y avait une contradiction entre les œuvres de jeunesse et les œuvres de la maturité et que Marx avait abandonné ses théories originelles quand ses conceptions propres ont été pleinement développées.
D’autres ont dit le contraire. Le vrai Marx se trouve dans les œuvres de jeunesse, et il régresse plus tard en restreignant son champ de compréhension aux problèmes purement économiques. Il fut ainsi victime d’une déviation baptisée économisme.
D’autres encore ont essayé de nier que les idées de Marx aient subi une quelconque évolution significative ou substantielle. Parmi eux il y a l’américain Erich Fromm, l’universitaire marxiste français Maximilien Rubel, et deux prêtres catholiques français, les pères Bigot et Calvez. Ils affirment que les mêmes idées se trouvent contenues dans ses premières œuvres et dans les dernières.
Je pense que ces opinions sont toutes les trois erronées. Il y a eu une évolution importante, et non une répétition à l’identique, dans la pensée de Marx de décennie en décennie. Toute personne qui réfléchit, et continue à réfléchir et à vivre, ne dit pas exactement la même chose à soixante ans que quand il en avait vingt cinq. Même si l’on concède que les concepts fondamentaux demeurent les mêmes, il y a de toute évidence un progrès, un changement. Dans ce cas concret l’évolution est d’autant plus frappante, comme je l’ai déjà dit, que le Marx de 1844 n’avait pas encore accepté la théorie de la valeur-travail qui est la pierre de touche de la théorie économique qu’il a développée dix ou quinze ans plus tard.
L’une des questions clefs de ce débat qui se poursuit est celle de savoir si le Marx de la maturité avait une théorie de l’aliénation ou s’il avait complètement abandonné sa théorie originelle de l’aliénation. Cette dispute, qu’il est possible de résoudre en se fondant sur les documents, n’aurait pas duré aussi longtemps et sans se conclure s’il n’y avait pas eu un autre accident malheureux.
Il se trouve qu’une autre œuvre majeure de Marx n’a été publiée elle aussi qu’un siècle après avoir été écrite : les Grundrisse der Kritik der Politischen Okonomie (Fondements d’une critique de l’économie politique), une œuvre de mille trois cents pages écrite en 1857-58 qui est une sorte de laboratoire où ont été élaborées et testées pour la première fois toutes les idées majeures du Capital. Sa première publication a eu lieu au début de la seconde guerre mondiale en Russie, mais la plupart des exemplaires ont été détruits par suite de la guerre. Je crois que deux exemplaires sont parvenus aux Etats-Unis, et aucun n’a été disponible en Europe de l’Ouest. Les russes sous Staline n’avaient pas très envie de le reproduire une seconde fois. Et donc ce n’est qu’au cours des années 1950, près d’un siècle après avoir été écrit, que le livre a été republié et qu’un certain nombre d’experts de quelques pays en ont pris connaissance.
Malheureusement on n’a traduit en anglais cette œuvre majeure de Marx que partiellement et l’année dernière. Elle n’a paru en français qu’il y a peu de temps. Donc certains des participants à la controverse avaient de fait l’excuse qu’ils ne connaissaient pas cette œuvre clef. Car quiconque la lit voit tout de suite qu’il y a une théorie marxiste de l’aliénation parce que dans les Grundrisse le terme, le concept et l’analyse figurent des douzaines et des douzaines de fois.
Quelle est donc cette théorie de l’aliénation développée par le Marx de la maturité, pas par le jeune Marx ? Et comment pouvons-nous la relier à ce qui est exposé dans le Capital ? Il y a là tout d’abord une difficulté purement formelle, parce que Marx utilise de ce point de vue trois termes différents, et qu’il les utilise indifféremment. Le premier est le concept d’aliénation, le second est le concept de réification, un mot compliqué. Et le troisième est le concept de fétichisme de la marchandise, qui est encore plus compliqué. Cependant ces trois concepts ne sont pas si difficiles à expliquer, et je vais essayer de clarifier pour vous leur signification.
Commençons cette analyse par une définition de l’aliénation économique. Je dois dire tout de suite que dans la théorie marxiste globale de l’aliénation, l’aliénation économique n’est qu’une partie d’un phénomène beaucoup plus général, qui recouvre pratiquement tous les domaines de l’activité humaine dans la société divisée en classes. Mais c’est l’élément le plus décisif. Donc commençons par l’aliénation économique. Nous allons l’aborder par étapes successives. Le premier trait, et le plus frappant, de l’aliénation économique est le fait que les gens soient coupés de toute liberté d’accès aux moyens de production et de subsistance. C’est un phénomène relativement récent dans l’histoire humaine. Jusqu’au 19° siècle la liberté d’accès aux moyens de production en agriculture subsistait dans certains pays du monde, par exemple aux USA et au Canada. Jusqu’après la guerre de sécession américaine il n’était pas impossible pour des masses de gens de trouver un lopin de terre qui ne soit pas déjà la propriété de quelqu’un, et de s’établir sur cette superficie comme agriculteurs indépendants, comme pionniers. En Europe cette possibilité n’existait plus depuis deux cents ans, et dans certains des pays depuis plus de trois ou quatre cents ans.
Ce facteur historique est le point de départ de toute théorie de l ‘aliénation parce que l’institution du travail salarié dans laquelle les gens sont forcés de vendre leur force de travail à une autre personne, leur employeur, ne peut naître à grande échelle qu’à un moment et dans un lieu où une partie importante de la société se voit dénier la liberté d’accès aux moyens de production et de subsistance. Ainsi la première condition sine qua non de l’aliénation du travail se trouve réalisée quand le travail est coupé des moyens de production et de subsistance fondamentaux.
J’ai dit que c’était là un phénomène relativement nouveau. Un deuxième exemple peut illustrer cela plus nettement. La critique historique classique adressée par la pensée libérale du 19° siècle à la société médiévale, à la société féodale, était le manque de liberté de ceux qui cultivaient la terre. Je ne vais pas m’élever contre cette critique, qui à mon avis est correcte. Les producteurs directs de cette société, les paysans et les serfs, n’étaient pas libres. Ils ne pouvaient pas se déplacer librement : ils étaient liés à la terre.
Mais ce que les critiques libéraux bourgeois de la société libérale oubliaient est que le fait de lier des gens à la terre était un phénomène à double tranchant. Si une personne était liée à la terre, la terre était à son tour liée à cette personne. Et étant donné que la terre était liée à la personne, il n’y avait pas des masses de gens vivant dans des rapports féodaux qu’on pouvait obliger à devenir des salariés et à vendre leur force de travail à des détenteurs de capitaux. Ils avaient accès à la terre, ils pouvaient produire leurs propres moyens de subsistance et en garder une partie pour eux. Seuls des gens situés en dehors de la société féodale organisée, en fait des hors la loi, parce que c’est ce qu’ils étaient à l’origine, pouvaient constituer le point de départ de nouvelles classes sociales :les salariés d’une part, les marchands de l’autre.
La seconde étape de l’aliénation du travail est intervenue quand une partie de la société a été chassée de la terre, n’a plus eu accès aux moyens de production et de subsistance et a dû, pour survivre, vendre sa force de travail sur le marché. C’est la principale caractéristique du travail aliéné. Dans le domaine économique c’est l’institution du travail salarié, l’obligation économique pour des gens qui ne peuvent pas survivre autrement de vendre sur le marché du travail la seule marchandise qu’ils possèdent, leur force de travail.
Qu’est-ce que cela signifie de vendre votre force de travail à un patron ? Dans l’analyse de Marx, tant dans ses œuvres de jeunesse que de maturité, derrière cette relation contractuelle purement formelle et juridique – vous vendez votre force de travail, une partie de votre temps, à un autre pour gagner de l’argent pour votre subsistance-, il y a en réalité quelque chose qui a des conséquences en profondeur pour toute existence humaine et en particulier pour la vie du salarié. Tout d’abord cela implique que vous perdez la maîtrise d’une grande partie des heures où vous ne dormez pas. Tout le temps que vous avez vendu à l’employeur lui appartient, et ne vous appartient pas. Vous n’êtes pas libre de faire ce que vous voulez au travail. C’est l’employeur qui dicte ce que vous devez faire et ce que vous ne devez pas faire tout ce temps. Il va dicter ce que vous produisez, comment vous le produisez et où vous le produisez. Il règnera en maître sur vos activités.
Et plus la productivité du travail augmente, plus la semaine de travail raccourcit, plus le contrôle de l’employeur sur chaque heure de votre temps se fera strict. Dans les études de temps et de mouvement, la forme ultime et la plus parfaite de ce contrôle, le patron s’efforce même de contrôler chaque seconde, littéralement chaque seconde du temps que vous passez à son service.
Du coup l’aliénation prend une troisième forme. Quand un salarié a vendu sa force de travail pour une certaine partie de sa vie à son employeur, les produits de son travail ne lui appartiennent plus. Les produits de son travail deviennent la propriété de l’employeur.
Le fait que le salarié ne possède aucun des produits de son travail, aussi normal qu’il semble aux gens habitués à la société bourgeoise, n’est pas du tout aussi évidente du point de vue de l’histoire humaine prise dans son ensemble. Il n’en a pas été ainsi pendant des milliers et des milliers d’années d’existence humaine. L’artisan médiéval et celui de l’antiquité étaient tous deux propriétaires de leur propres produits. Le paysan et même le serf du Moyen-Age restaient possesseurs d’au moins 50%, et parfois 60 ou 70 % du produit de leur propre travail.
Sous le capitalisme non seulement le salarié perd la possession des produits de son travail, mais ces produits peuvent fonctionner contre lui de manière hostile et nuisible. Cela s’est passé avec la machine. Ce produit remarquable de l’ingéniosité humaine devient source de tyrannie contre le travailleur quand ce travailleur sert d’appendice à la machine et est contraint d’adapter le rythme de sa vie et de son travail au fonctionnement de la machine. Cela peut devenir une source sérieuse d’aliénation dans le travail en équipe où une partie de la classe ouvrière doit travailler de nuit ou à des heures indues, qui vont à l’encontre du rythme normal de la vie humaine entre le jour et la nuit. Un emploi du temps aussi anormal entraîne toutes sortes d’anomalies psychologiques et nerveuses.
Il y a un autre aspect de la nature oppressive que les produits du travail peuvent acquérir à partir du moment où la société est divisée en classes hostiles, les capitalistes et les salariés : ce sont les crises de surproduction, les dépressions ou, comme on dit aujourd’hui plus prudemment, les récessions. Les gens alors consomment moins parce qu’ils produisent trop. Et ils consomment moins, non pas parce que leur travail est insuffisamment productif, mais parce qu’il est trop productif.
Nous en arrivons maintenant à une forme finale de travail aliéné dans le domaine économique qui découle des éléments que j’ai notés. L’aliénation du travailleur et de son travail signifie que quelque chose de fondamental a changé dans la vie du travailleur. Quoi ? Normalement, chacun a en lui une certaine capacité créatrice, certains talents, certaines potentialités inexploitées de développement humain qui devraient s’exprimer dans son activité au travail.
Cependant, à partir du moment où le salariat domine, ces possibilités sont annihilées. Pour toute personne qui vend sa force de travail, le travail n’est plus un moyen d’expression. Le travail n’est qu’un moyen en vue d’un but. Et ce but est de gagner de l’argent, un revenu, pour pouvoir acheter les biens de consommation nécessaires pour satisfaire vos besoins.
Ainsi la capacité d’accomplir un travail créateur, qui est un aspect fondamental de la nature humaine, se trouve contrecarrée et dénaturée. Le travail devient quelque chose qui n’est pas créateur et productif pour les hommes mais quelque chose qui est nuisible et destructeur. Les prêtres catholiques et les pasteurs protestants qui ont travaillé en usine en Europe de l’Ouest, ceux qu’on appelle « prêtres ouvriers », qui ont écrit des livres sur ce qu’ils ont vécu, en sont venus sur ce point à des conclusions en tout point identiques à celles du marxisme. Ils déclarent qu’un salarié considère les heures passées da&ns les usines ou les bureaux comme du temps de sa vie qui est perdu. Il doit y passer du temps pour obtenir la liberté et la capacité de se développer en tant qu’être humain à l’extérieur de la sphère de la production et du travail.
L’ironie du sort est que cet espoir d’accomplissement pendant le temps de loisir s’avère être une illusion. De nombreux réformateurs humanitaires et philanthropiques de tendance libérale ou social-démocrate au 19° siècle ou au début du 20° siècle pensaient que les hommes pourraient être libérés quand leur temps de loisir augmenterait. Ils ne comprenaient pas que la nature du loisir était également déterminée par la nature du travail salarié et par les conditions d’une société fondée sur la production marchande et le travail salarié.
Une fois le temps de travail socialement nécessaire devenu plus court et le temps de loisir plus long, il s’est produit une commercialisation des loisirs. La société capitaliste de production marchande, ce qu’on désigne sous le nom de « société de consommation », a fait tout son possible pour intégrer le temps de loisir dans l’ensemble des phénomènes économiques à la base de la production marchande, de l’exploitation et de l’accumulation.
Dès lors la notion d’aliénation, d’un phénomène purement économique, devient un phénomène social plus large. Le premier pont menant à cet élargissement est le concept d’aliénation du consommateur. Jusqu’à présent nous n’avons parlé que des conséquences du travail aliéné. Mais l’une des caractéristiques fondamentales de la société capitaliste, que Marx a comprise dès 1844, est sa contradiction inhérente en ce qui concerne les besoins humains. D’une part chaque entrepreneur capitaliste essaie de limiter les besoins humains de ses propres salariés autant que possible en payant des salaires aussi bas que possible. Sinon, il ne réaliserait pas suffisamment de profit pour accumuler.
D’autre part chaque capitaliste voit dans la main d’œuvre de tous les autres capitalistes non des salariés mais des consommateurs potentiels. Il voudrait par conséquent dilater la capacité de consommation de ces autres salariés au maximum, sinon il ne peut pas augmenter la production et vendre les produits de ses propres travailleurs. Ainsi le capitalisme a tendance à augmenter constamment les besoins des gens.
Jusqu’à un certain point cette augmentation peut recouvrir des besoins humains authentiques, tels que la nécessité élémentaire de nourrir, loger et vêtir tout le monde dans des conditions plus ou moins convenables. Très vite, cependant, dans son effort pour tout commercialiser et pour vendre tous les gadgets possibles, le capitalisme va au-delà de tout besoin humain rationnel et se met à impulser et stimuler des besoins artificiels de manière systématique et à grande échelle. Certains de ces besoins sont absurdes et grotesques. Je vais vous donner un exemple. Jessica Mitford, l’auteure américaine, a écrit un livre amusant intitulé « Le mode de mort américain ». Elle décrit les pratiques des entrepreneurs de pompes funèbres qui cherchent à pousser les gens à acheter des cercueils coûtant plus cher pour que les chers disparus reposent non seulement en paix mais légèrement, sur de matelas en mousse. Les bonimenteurs disent que cela satisfait, non pas le cadavre, mais les sentiments du consommateur.
Est-il nécessaire d’observer qu’il n’y a aucun besoin réel dans cette tentative grotesque des pompes funèbres pour gagner de l’argent ? Il est scandaleux de se nourrir de cette manière mercantile sur le chagrin des gens qui ont perdu un membre de leur famille.
Une telle aliénation n’est plus purement économique mais est devenue de nature sociale et psychologique. Car quelle est la motivation qui pousse un système à étendre constamment les besoins au-delà des limites du rationnel ? C’est de créer, de manière consciente et délibérée, des insatisfactions permanentes chez les hommes. Le capitalisme cesserait d’exister si les gens étaient pleinement et sainement satisfaits. Le système doit provoquer une insatisfaction artificielle permanente chez les hommes car sans cette insatisfaction on ne peut pas augmenter les ventes de nouveaux gadgets qui sont de plus en plus coupés des besoins humains authentiques.
Une société qui s’oriente vers la création de ce genre de frustration systématique produit les tristes résultats qui s’inscrivent dans les pages consacrées aux affaires criminelles des quotidiens. Une société qui génère une insatisfaction artificielle génère aussi toutes sortes de tentatives antisociales pour surmonter cette insatisfaction.
En plus de cette aliénation des êtres humains en tant que consommateurs, il y a deux aspects très importants de l’aliénation. D’abord l’aliénation de l’activité humaine en général. Ensuite l’aliénation des êtres humains dans l’une de leurs particularités les plus fondamentales, la capacité à communiquer.
Qu’est-ce qu’on veut dire en étendant le concept d’aliénation à l’activité humaine en général ? Nous vivons dans une société fondée sur la production marchande et sur une division sociale du travail poussée jusqu’à la limite de l’ultraspécialisation. La conséquence est que des gens dans tel ou tel métier ou faisant un certain type d’activité pour vivre auront tendance à avoir un horizon extrêmement étroit. Ils seront prisonniers de leur métier, ne voyant que les problèmes et les préoccupations de leur spécialité. Ils auront aussi tendance à avoir une conscience sociale et politique restreinte à cause de cette limitation.
Allant de pair avec cet horizon borné, il y a quelque chose qui est bien pire, la tendance à transformer les relations entre êtres humains en relations entre des choses. C’est la célèbre tendance à la « réification », la transformation des rapports sociaux en choses, en objets, dont Marx parle dans le Capital.
Cette façon d’envisager les phénomènes est un élargissement de cette théorie de l’aliénation. Voici un exemple de cette transformation à laquelle j’ai assisté l’autre jour dans ce pays. Les serveurs et serveuses dans les restaurants sont de pauvres travailleurs qui sont les victimes et non pas les auteurs de ce processus de réification. Ils sont même inconscients d’être impliqués dans ce phénomène. Soumis à une pression extrême, devant servir le maximum de clients , tâche qui leur est imposée par le système et les propriétaires, ils ne considèrent les clients que du point de vue des commandes qu’ils passent. J’ai entendu une serveuse s’adresser à une personne en disant : « ah, vous êtes le corned beef au chou ». Vous n’êtes pas monsieur ou madame Brown, vous n’êtes pas une personne d’un certain âge vivant à telle adresse. Vous êtes le « corned beef au chou » parce que la serveuse a en tête les commandes venues de tellement de gens et dans une situation de stress.
Cette habitude de réification n’est pas imputable à l’inhumanité ou à l’insensibilité des travailleurs. Elle provient d’un certain type de relations humaines qui s’enracine dans la production marchande et l’extrême division du travail, les gens qui ont un certain métier ayant tendance à ne voir les autres qu’en tant que clients ou à travers les verres déformants des rapports économiques, quels qu’ils soient, qu’ils ont avec eux.
Cette vision s’exprime dans la langue de tous les jours. On m’a dit que dans la ville d’Osaka, principale capitale industrielle et commerciale du Japon, la façon courante de s‘adresser à des gens quand on les rencontre n’est pas « bonjour » mais « comment vont les affaires ? » ou « gagnez-vous de l’argent ? ». Ce qui signifie que les rapports économiques bourgeois ont complètement envahi les rapports humains ordinaires, au point de les déshumaniser dans une grande mesure.
J’en viens maintenant à la forme d’aliénation ultime, la plus tragique, l’aliénation de la capacité à communiquer. Cette capacité est l’un des attributs les plus fondamentaux de l’homme, de sa qualité en tant qu’être humain. Sans communication il ne peut y avoir aucune société organisée parce que sans communication, il n’y a pas de langage, et sans langage, il n’y a pas d’intelligence. La société capitaliste, la société de classe, la société de production de marchandises a tendance à contrecarrer, à détourner et en partie à détruire cette capacité humaine fondamentale.
Je vais donner trois exemples de ce processus à trois niveaux différents, en commençant par un exemple très banal. Comment les gens apprennent-ils à communiquer ? Bébés, ils passent par ce que les psychologues nomment un processus de socialisation et apprennent à parler. Pendant une longue période l’un des principaux modes de socialisation des jeunes enfants a consisté à jouer avec des poupées. Quand les enfants jouent avec des poupées, ils se dédoublent, se projettent en dehors de leur propre individualité et poursuivent un dialogue avec cet autre moi. Ils parlent deux langages, leur propre langage et le langage de la poupée, mettant ainsi en scène un processus artificiel de communication qui, grâce à son caractère spontané, facilite le développement du langage et de l’intelligence.
Récemment l’industrie s’est mise à produire des poupées qui parlent, ce qui est censé représenter un progrès. Mais une fois que la poupée parle, le dialogue est limité. L’enfant ne parle plus deux langages, ou il ne parle plus avec la même spontanéité. Une partie de son discours est induite, et induite par une firme capitaliste.
Cette firme peut très bien avoir embauché les plus grands psychologues, les plus grands éducateurs pour faire que la poupée parle de manière plus parfaite que le babillage susceptible de sortir de l’esprit de l’enfant, même si j’ai quelques doutes à ce sujet. Cependant, la nature spontanée du dialogue est en partie contrecarrée, supprimée ou déviée. Il y a moins de développement du dialogue, de la capacité de communication, et donc moins de formation d’intelligence qu’à des époques plus arriérées où les poupées ne parlaient pas et où les enfants devaient leur donner un langage à eux.
Les second exemple se situe à un niveau un peu plus complexe. Toute société de classe divisée par des intérêts sociaux et matériels et dans laquelle se déroule une lutte des classes supprime dans une certaine mesure la capacité de communication entre les gens qui se trouvent d’un côté et de l’autre de la barricade. Ce n’est pas une question de manque d’intelligence, de discernement ou de sincérité de la part de chaque point de vue pris individuellement. C’est simplement l’effet des pressions inhibitrices que des intérêts matériels importants et conflictuels exercent sur tout groupe d’individus.
Tous ceux qui ont assisté à des négociations salariales où il y a une grosse tension entre représentants des salariés et des employeurs –je parle de véritables négociations salariales, pas de négociations pour la frime- comprendront à quoi je fais allusion. Le côté patronal ne peut tout simplement pas comprendre de quoi les salariés parlent ou sympathiser avec leur point de vue, même s’ils ont une bienveillance extrême ou des opinions libérales, parce que leurs intérêts sociaux et matériels les empêchent de comprendre ce qui intéresse le plus l’autre côté.
Il y a un exemple frappant de cette inhibition sur un autre plan, car ce sont des salariés et non des employeurs qui étaient concernés, dans la grève tragique de la Fédération Unitaire des enseignants de New York en 1968 contre la décentralisation du contrôle exercé sur le système scolaire. Ceux qui étaient concernés n’étaient pas des gens de mauvaise volonté, des idiots ou des imbéciles. La plupart d’entre eux auraient même été considérés comme des libéraux ou même des gens de gauche quelque temps auparavant. Mais à cause des pressions très fortes exercées par l’intérêt et le milieu social, ils ont été tout simplement incapables de comprendre ce qu’avait en tête l’autre partie, les masses noires et portoricaines qui voulaient un contrôle communautaire sur l’éducation de leurs enfants.
Ainsi la notion marxiste d’aliénation va bien au-delà des classes opprimées de la société au sens propre. Les oppresseurs sont eux aussi aliénés, privés d’une partie de leurs capacités humaines à cause de l’impossibilité où ils se trouvent de communiquer sur une base humaine avec la majorité de la société. Et ce divorce est inévitable tant qu’existent la société de classes et des différenciations profondes.
Il y a une autre expression terrible de cette aliénation à l’échelle individuelle, la solitude extraordinaire que produit inévitablement en de nombreux êtres humains une société fondée sur la production marchande et la division du travail. Notre société est fondée sur le principe du chacun pour soi. L’individualisme poussé à l’extrême signifie aussi la solitude poussée à l’extrême.
Il n’est tout simplement pas vrai, comme le prétendent certains philosophes existentialistes, que l’homme ait toujours été un être humain solitaire par essence. Il a existé dans la société primitive des formes de vie collective intégrée où l’idée même de solitude ne pouvait pas surgir. Elle ne surgit de la production marchande et de la division du travail qu’à un certain stade de développement humain dans la société bourgeoise. Et ensuite, malheureusement, elle prend une ampleur phénoménale qui peut mener au-delà des limites de la santé mentale.
Des psychologues se sont promenés avec des magnétophones et ont écouté certains types de dialogues entre les gens dans les magasins et dans la rue. Quand ils repassent ces dialogues par la suite ils découvrent qu’il n’y a eu rigoureusement aucun échange. Les deux personnes ont parlé sur des lignes parallèles sans jamais se rencontrer. Chacun parle parce qu’il saisit l’occasion de se soulager d’un fardeau, de sortir de sa solitude, mais il est incapable d’écouter ce que l’autre personne dit.
Le seul lieu de rencontre est à la fin du dialogue, quand ils se disent au revoir. Et même cet adieu est attristant parce qu’ils veulent sauvegarder l’occasion de se soulager du fardeau de leur solitude lors de leur rencontre suivante. Ils poursuivent ce que les français appellent un dialogue de sourds, un dialogue entre des gens incapables de comprendre ou d’écouter les autres.
Il s’agit là bien entendu d’une illustration extrême et marginale. Heureusement la majorité des membres de notre société ne sont pas encore dans cette situation, sinon nous serions à deux doigts d’une rupture complète des relations sociales. Cependant le capitalisme tend à élargir le champ de cette solitude extrême, avec toutes ses implications terribles.
Le tableau peut sembler très sombre, mais ce tableau sombre correspond indubitablement à la réalité sombre de notre époque. Si la courbe de la maladie mentale a grimpé parallèlement à la courbe de la richesse matérielle et du revenu dans la plupart des pays développés de l’occident, ce tableau lugubre n’a pas été inventé par des critiques marxistes mais correspond à des aspects très profonds de la réalité économique et sociale au sein de laquelle nous vivons.
Mais comme je l’ai déjà dit, cette situation sombre n’est pas sans issue. Notre optimisme vient du fait qu’après tout, une fois achevée cette analyse de s racines de l’aliénation du travail et des expressions spécifiques de l’aliénation de l’homme dans la société bourgeoise, il en ressort la conclusion inévitable qu’il est possible d’envisager une société où il n’y aura plus d’aliénation du travail et d’aliénation de l’homme. C’est un fléau qui est le produit de l’évolution historique, pas un fléau qui s’enracinerait dans la nature ou dans la nature humaine. Comme tout ce qui a été fait par l’homme, cela peut aussi être défait par l’homme. Cette situation, produit de l’histoire, peut être détruite par l’histoire ou du moins surmontée petit à petit par des progrès ultérieurs.
Ainsi la théorie marxiste de l’aliénation implique et comprend une théorie de la désaliénation par la création de conditions permettant la disparition graduelle et l’abolition finale de l’aliénation. J’insiste sur l’aspect graduel de cette disparition car on ne peut pas plus abolir un tel processus, une telle institution par décret ou d’un trait de plume qu’on ne peut éliminer par une proclamation ou un décret gouvernemental la production marchande, l’Etat ou la division de la société en classes.
Les marxistes comprennent que seule une société sans classe introduite par une révolution socialiste mondiale peut amener les conditions économiques et sociales sine qua non d’une disparition graduelle de l’aliénation. Et quand je parle d’une société socialiste sans classe, je n’ai de toute évidence pas en tête les sociétés qui existent en Union Soviétique, en Europe de l’Est ou en Chine. Dans le meilleur des cas il s’agit là de sociétés de transition à mi chemin entre le capitalisme et le socialisme. Bien que la propriété privée ait été abolie, elles n’ont pas encore aboli la division de la société en classes, elles ont encore différentes classes et couches sociales, la division du travail et la production marchande. Etant donné cette situation, elles ont encore le travail aliéné et l’aliénation de l’homme.
Les conditions indispensables pour la disparition de l’aliénation de l’homme, du travail aliéné et des activités aliénées des êtres humains ne peuvent être créées que par la poursuite des processus dont je viens de parler : le dépérissement de production marchande, la disparition de la pénurie économique, le dépérissement de la division sociale du travail grâce à la disparition de la propriété privée des moyens de production et à l’élimination de la différence entre travail manuel et travail intellectuel, entre producteurs et administrateurs. Tout cela entraînerait la lente transformation de la nature même du travail qui cesserait d’être une nécessité imposée pour gagner de l’argent, un revenu et des moyens de consommation, et deviendrait une occupation exercée volontairement par les gens parce que cela correspondrait à leurs besoins intimes et exprimerait leurs talents. Cette transformation du travail en une activité humaine créatrice et multidimensionnelle est le but ultime du socialisme. C’est seulement quand ce but sera atteint que le travail aliéné, avec son cortège de conséquences pernicieuses, cessera d’exister.