Lorsque le droit prend en compte la différence des sexes, la tentation est grande de considérer qu’il ne fait qu’entériner une réalité préexistante : les « hommes » et les « femmes », avant d’être des catégories juridiques, sont des catégories biologiques, et donc « naturelles ». Mais ce n’est pas parce que les hommes et les femmes existent comme catégories biologiques ou anthropologiques qu’ils doivent nécessairement exister comme catégories juridiques. Et c’est bien le droit et non la nature qui, en divisant les sujets de droit en « hommes » et « femmes », institutionnalise la différence des sexes et décide de faire de cette différence une donnée pertinente pour régler certaines situations.
Si la référence à la dualité des sexes peut donner l’impression qu’on est dans le registre de la nature, on s’aperçoit vite que cette dualité n’est pas aussi « naturelle » qu’elle paraît, au point que la nature pourrait bien être ici l’alibi d’une distinction enracinée dans des schémas culturels. Lorsque le droit assigne aux individus une identité sexuée - homme ou femme -, lorsqu’il ne veut reconnaître comme couple que celui formé par un homme et une femme, il ne fait en apparence qu’entériner une donnée biologique incontestable. Mais il contribue lui-même, ce faisant, à fonder « en nature » ce qui n’est en réalité que « (re)construction sociale ».
Une première manifestation de ce constat est la résistance du droit à prendre en compte les situations qui ne s’inscrivent pas dans le schéma de la distinction dichotomique des sexes masculin et féminin. Chaque individu, à la naissance, doit être déclaré comme étant soit de sexe masculin, soit de sexe féminin, et cette donnée fait partie de son état civil. Cette alternative binaire n’est pourtant pas aussi naturelle qu’elle en a l’air, puisqu’elle ignore les cas d’intersexualité et elle rend particulièrement délicate la gestion des situations de transsexualisme.
L’intersexuation est une variation de l’espèce humaine moins rare qu’on ne le croit, mais que tend à néantiser la division des sexes en deux catégories officielles, laquelle a en réalité au moins autant à voir avec la « culture » qu’avec la « nature ». Or cette dualité est loin d’être anodine, puisque, pour se conformer à l’injonction de la société entérinée par le droit, la médecine est amenée à modifier le sexe des nouveau-nés visiblement intersexués et à proposer des traitements aux intersexués afin qu’ils ressemblent le plus possible à l’une des deux catégories de sexes officielles. On pourrait dire qu’ici la nature est contrainte de se plier à la culture, qui impose qu’il y ait deux sexes sur un mode alternatif.
La demande des transsexuels tendant à obtenir la modification de leur état civil s’est, elle aussi, heurtée pendant longtemps à la résistance des tribunaux, qui leur ont opposé différents arguments comme l’indisponibilité de l’état des personnes, l’ordre public et les bonnes moeurs ou encore le fait que le transsexualisme ne peut s’analyser en un véritable changement de sexe. Mais la Cour européenne des droits de l’homme, qui avait très tôt jugé que le refus de modification de l’état civil portait atteinte au droit au respect de la vie privée en empêchant les transsexuels de mener une vie sociale et professionnelle normale, a estimé, dans un arrêt de 2002, que cette interdiction était également critiquable au regard de la notion d’autonomie personnelle, qui inclut le droit pour chacun d’établir les détails de son identité d’être humain.
Cette difficulté du droit et des juges à reconnaître des situations qui ne s’inscrivent pas dans le schéma binaire de la différence des sexes se retrouve lorsqu’ils sont confrontés à la question des couples de même sexe. En dépit des réformes successives qui ont supprimé la dissymétrie des rapports au sein du couple, de sorte que le code civil ne fait plus référence qu’aux « époux » et non plus, de façon sexuée, au mari et à la femme, en dépit des évolutions législatives qui ont reconnu l’existence du couple formé par deux personnes de même sexe (pacs ou concubinage), cette évidence « naturelle » selon laquelle le mariage ne peut unir qu’un homme et une femme est difficile à remettre en cause.
La référence constante à la nature - qu’il s’agisse de la nature biologique ou de la « nature des choses », qui est le nom qu’on donne à l’ordre social tel qu’il a été figé par la tradition - reflète le caractère ouvertement conservateur de la plupart des arguments invoqués pour récuser toute possibilité d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe.
Mais on a aussi invoqué - par exemple la sociologue Irène Théry - le risque, en manipulant le droit, de toucher à des distinctions anthropologiques majeures, dont fait partie la différenciation des êtres humains en deux genres, alors que ces distinctions dessineraient un ordre symbolique indispensable aussi bien à la société qu’aux individus. Se référer à l’anthropologie est une façon d’indiquer qu’on entend se situer du côté de la culture et non de la nature. Mais lorsque la démonstration se poursuit en invitant à « reconnaître la finitude de chaque sexe qui a besoin de l’autre pour que l’humanité vive et se reproduise », lorsqu’on fait valoir que, même si un couple n’a pas de relations sexuelles, même s’il n’a pas d’enfants, « il n’en demeure pas moins qu’au plan symbolique la dimension de la filiation lui demeure ouverte », on a le sentiment que les contraintes biologiques affleurent sous les contraintes anthropologiques, au point que la culture devient ici l’alibi de la nature.
Les audaces récentes de la Cour européenne sur la question du transsexualisme, le fait que la Charte européenne des droits fondamentaux garantisse le droit de se marier et le droit de fonder une famille sans faire référence à l’homme et à la femme, ou encore que des législations nationales de plus en plus nombreuses reconnaissent le droit au mariage et à la parenté à tous les couples, inclinent à penser qu’une évolution irréversible est en marche et qu’un jour - qui sait ? - les normes juridiques seront radicalement indifférentes au sexe.