Il ne fait pas doute que, quarante années après sa mort, Ernesto Guevara continue à être une référence, à l’échelle planétaire, pour tous ceux et celles qui refusent l’infamie de l’ordre - impérial et capitaliste - établi et croient que “ un autre monde est possible ”. Il y a quelque chose dans la vie et le message du médecin-guérillero argentin-cubain qui parle encore aux générations de 2007. Sinon, comment expliquer cette pléthore d’ouvrages, articles, films et débats ?Ce n’est pas un simple effet commémoratif de l’anniversaire : qui s’intéressait, en 2003, pour les 50 années de la mort de Joseph Staline ? Au-delà du langage, de la terminologie, de certains thèmes et obsessions datées, il reste dans la figure du Che Guevara un noyau incandescent qui continue à brûler.
Cela vaut tout particulièrement pour l’Amérique Latine. L’héritage du guévarisme, comme sensibilité révolutionnaire et comme résistance irréductible à l’ordre établi, reste vivace dans la gauche radicale, ainsi que dans certains mouvements sociaux, comme le MST (Mouvement des Paysans Sans Terre) du Brésil) ou les piqueteros argentins. La composante guévariste est aussi bien présente dans l’origine du groupe qui a formé l’E.Z.L.N. (Armée Zapatiste de Libération Nationale).
Que se passe-t-il en Bolivie, pays où Guevara a versé son sang dans un ultime combat ? Lors de son discours d’investiture présidentielle en janvier 2006, Evo Morales a rendu hommage à “ nos ancêtres qui ont lutté ” : “ Tupak Katari pour restaurer le Tahuantinsuyo, Simon Bolivar pour la grande patrie et Che Guevara pour un monde nouveau fait d’égalité ”. [1]
Dans des luttes émancipatrices en Amérique Latine, on perçoit les traces, tantôt visibles, tantôt invisibles, de la pensée du Che. Elle est présente aussi bien dans l’imaginaire collectif des combattants, que dans leurs débats sur les méthodes, la stratégie et la nature de la lutte. On peut la considérer comme un des fils rouges avec lesquels on tisse, de la Patagonie au Rio Grande, les rêves, les utopies et les actions révolutionnaires.
Il y a sans doute plusieurs raisons pour cette survivance de Guevara au début du XXIe siècle, mais une d’elles est certainement l’importance de la dimension éthique dans sa vie et sa pensée, ses écrits et ses actes. Je propose de la désigner comme une éthique communiste : “ communiste ” pas dans le sens étroit d’adhérant à un parti politique - et encore moins de partisan de l’URSS (sens courant du mot dans le langage de la guerre froide) – mais dans la signification originaire du terme, tel que Marx et Engels le formulent dans Le Manifeste Communiste de 1848. Une signification qui renvoie à des siècles de luttes de classes, et de combats inspirés par ce qu’Ernst Bloch appelait le Principe Espérance, c’est-à-dire, le rêve d’une marche debout de l’humanité. Le communisme de Marx, qui était aussi celui de Lénine et Trotski en Octobre 1917, de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht en Janvier 1919, d’Antonio Gramsci, de Julio Mella, de José Carlos Mariategui, de Farabundo Marti, et de tant d’autres penseurs et combattants, ne peut être enfermé dans aucun mur, et encore moins dans celui qui est tombé à Berlin en 1989.
Avant Guevara, Mariategui a été un des rares marxistes latino-américains à attribuer une place centrale à l’éthique dans son interprétation du matérialisme historique. Dans son livre (posthume) Defensa del marxismo (1930) il dédie plusieurs pages à la fonction éthique du
socialisme - publiées à Cuba dans le premier numéro de la revue Tricontinental - qui concluent avec cette affirmation : l’éthique socialiste “ne surgit pas mécaniquement de l’intérêt économique : elle s’affirme dans la lutte de classes, livrée avec un esprit héroïque, une volonté passionnée ”. [2] Nous ne savons pas si le Che connaissait ce texte de Mariategui, tellement proche de ses propres idées ; il n’est pas exclu qu’il l’ait lu, puisque sa compagne des années 1950, la jeune péruvienne Hilda Gadea, lui avait prêté les écrits de Mariategui.
L’éthique communiste de Che Guevara, humaniste et révolutionnaire, était fondée sur quelques valeurs essentielles : la liberté - I.e. la libération de toute oppression, politique ou économique - l’égalité, la solidarité - entre individus et entre peuples - la démocratie révolutionnaire, l’internationalisme. Elle va inspirer, à partir de 1963, sa recherche d’un modèle alternatif, la tentative de formuler une autre voie au socialisme, plus radicale, plus égalitaire, plus fraternelle.
Le moteur essentiel de cette recherche d’un chemin nouveau - au-delà des questions économiques spécifiques, sur lesquelles nous reviendrons - c’est la conviction que le socialisme (le communisme) n’a pas de sens - et ne peut pas triompher - s’il ne représente pas un projet de civilisation, une éthique sociale, un modèle de société totalement antagonique aux valeurs de l’individualisme mesquin, de l’égoïsme féroce, de la compétition, de la guerre de tous contre tous du système capitaliste - ce monde dans lequel “ l’être humain est le loup de l’être humain ”.
Pour Guevara, la construction du socialisme est inséparable de certaines valeurs éthiques, contrairement à ce que proclament les conceptions économicistes - de Staline jusqu’à Krouchtcheuv et leurs successeurs - qui ne s’intéressent qu’au “ développement des forces productives ”. Dans son célèbre entretien avec le journaliste Jean Daniel (juillet 1963) il observait, dans ce qui était déjà une critique implicite au “ socialisme réel ” : “ le socialisme économique sans la morale communiste ne m’intéresse pas. Nous luttons contre la misère, mais en même temps contre l’aliénation. (…) Si le communisme ignore les faits de conscience, il peut être une méthode de distribution, mais n’est plus une morale révolutionnaire ”. [3]
Si le socialisme prétend lutter contre le capitalisme et le vaincre sur son propre terrain, le terrain du productivisme et du consumérisme, en utilisant ses propres armes - la forme mercantile, la concurrence, l’individualisme égoïste - il est condamné à l’échec. On ne peut pas dire que Guevara a prévu l’écroulement de l’URSS, mais d’une certaine forme il a eu l’intuition qu’un système “ socialiste ” qui ne tolère pas les divergences, qui ne représente pas des valeurs éthiques nouvelles, qui tente d’imiter son adversaire, et qui n’a pas d’autre ambition que de “ atteindre et dépasser ” la production des métropoles capitalistes, n’a pas d’avenir.
De 1959 jusqu’à 1967, la pensée du Che a beaucoup évolué. Il s’est éloigné de plus en plus des illusions initiales sur le socialisme soviétique et sur le marxisme de type soviétique - c’est-à-dire stalinien. Dans une lettre de 1965 à un ami cubain il critiquait durement
le “ suivisme idéologique ” qui se manifestait à Cuba par l’édition de
manuels soviétiques pour l’enseignement du marxisme - un point de vue
convergent avec celui défendu, à la même époque, par Fernando Martinez,
Aurelio Alonso et leurs amis du département de philosophie de l’Université
de La Havane et de la revue Pensamiento Critico. Ces manuels - qu’il
appelle “ les pavés soviétiques ” - “ ont l’inconvénient qu’ils ne te
laissent pas penser : le Parti l’a déjà fait pour toi et tu dois le
digérer ”. [4] On perçoit, de forme de plus en plus explicite, surtout
dans ses écrits à partir du débat économique de 1963, la réjection croissante du “ calque et copie ” - je pense ici à la célèbre formule de Mariategui : le socialisme indo-américain ne sera pas calque et copie d’autres expériences, mais création héroïque - et la recherche d’un modèle alternatif.
Ce n’est donc pas un hasard si sa mise en question du socialisme “ réellement existant ” a pris, après 1965, la forme d’une critique radicale d’un manuel soviétique.
Il s’agit des notes critiques au Manuel d’Economie Politique de l’URSS (édition en espagnol de 1963) que Che Guevara a rédigé, pendant son séjour en Tanzanie et à Prague, en 1965-66, après l’échec de sa mission au Congo et avant de répartir pour la Bolivie. Cela fait longtemps, très longtemps qu’on attendait la publication de cet ouvrage… Pendant des dizaines d’années, ce document est resté “ hors circulation ” ; après la chute de l’URSS on a permis à quelques chercheurs cubains de le consulter, et d’en extraire quelques courts passages pour leurs travaux. Ce n’est que maintenant, quarante années après leur rédaction, qu’on a décidé de le publier à Cuba, dans une édition élargie qui contient d’autres matériaux inédits : une lettre du Che à Fidel Castro, d’avril 1965, qui sert de Prologue au livre, des notes sur des écrits de Marx et de Lénine, un choix des actes de conversations entre Guevara et ses collaborateurs du Ministère des Industries (1963-65) – déjà publiées, partiellement, en France et Italie dans les années 1970 – des lettres à diverses personnalités (Paul Sweezy, Charles Bettelheim), et des extraits d’un entretien avec le périodique égyptien El-Taliah (avril 1965). [5]
Pourquoi les notes de Guevara n’ont pas été publiées plus tôt ? On peut, à la limite, comprendre que, avant la fin de l’URSS, il y avait des raisons “ diplomatiques ” pour les garder sous le boisseau. Mais, après 1991 ? La préface du livre, par Maria del Carmen Ariet Garcia, du Centro de Estudios Che Guevara de La Havane, n’explique rien, et se limite à observer que “ ce texte a été pendant des années un des plus attendus ” du Che.
Enfin, ce matériel est maintenant à la disposition des lecteurs intéressés, et il est effectivement passionnant. Il témoigne à la fois de l’indépendance d’esprit de Guevara, de sa prise de distance critique envers le modèle du “ socialisme réellement existant ”, et de sa recherche d’une alternative radicale. Mais il montre aussi les limites de sa réflexion.
Commençons par celles-ci : le Che, en ce moment - on ne sait pas si sa pensée à ce sujet a avancé en 1966-67 – n’a pas compris la question du stalinisme. Il attribue les impasses de l’URSS dans les années 1960 à …la NEP de Lénine ! Certes, il pense que si Lénine avait vécu plus longtemps - il a commis l’erreur de mourir, note-t-il avec ironie – il aurait corrigé les effets les plus rétrogrades de cette politique. Mais il est convaincu que l’introduction des éléments capitalistes par la NEP a conduit aux néfastes tendances qu’on observe dans l’URSS en 1963, allant dans le sens de la restauration du capitalisme. Toutes les critiques de Guevara à la NEP ne sont pas sans intérêt, et parfois coïncident avec celles de l’opposition de gauche en 1925-27 ; par exemple, quand il constate qu’au cours des années 1920, “ les cadres se sont allié au système, constituant une caste privilégiée ”. On se demande s’il n’a pas lu Trotski - qui définissait la bureaucratie comme une “ caste ” - mais il n’est nulle part mentionné dans ces notes…En tout cas, l’hypothèse historique qui rend la NEP responsable des tendances pro-capitalistes dans l’URSS de Brejnev est manifestement peu opératoire. A un ou deux commentaires près, les notes ignorent tout simplement le stalinisme et les monstrueuses déformations qu’il a introduites dans le système économique, social et politique de l’URSS. [6]
Ce document - avec les autres matériaux publiés dans ce recueil de 2006 - étant encore peu connu, nous allons donc lui donner une place centrale dans notre discussion de sa conception du socialisme.
Le socialisme pour le Che était le projet historique d’une nouvelle société, fondée sur des valeurs d’égalité, solidarité, collectivisme, altruisme révolutionnaire, internationalisme, libre discussion et participation populaire. Aussi bien ses critiques - croissantes - envers le modèle soviétique que sa pratique comme dirigeant et sa réflexion sur l’expérience cubaine sont inspirés de cette utopie - au sens que donne Ernst Bloch à ce mot, un “ paysage-de-désir ” - communiste.
Quatre aspects traduisent concrètement l’éthique révolutionnaire d’Ernesto Guevara et sa recherche d’un nouveau chemin : l’internationalisme ; une conception de la construction du socialisme opposant la solidarité à l’individualisme mercantile ; la question de la libre expression des désaccords, et la perspective de la démocratie socialiste. Ce sont les deux premiers qui occupaient la place principale dans ses réflexions : les deux autres - étroitement liés - sont beaucoup moins développés, avec des lacunes et des contradictions. Mais ils sont tout de même présents dans ses préoccupations et dans sa pratique politique. On ne trouve pas, dans ses écrits, une pensée achevée, systématique, sur ces questions : plutôt des pistes, des ouvertures, des fenêtres donnant sur “ un autre monde possible ”. [7]
1) L’internationalisme socialiste
Il y a une phrase de José Marti que Guevara aimait citer dans ses
discours et dans laquelle il voyait “ le drapeau de la dignité ” : “ Tout être humain véritable doit sentir sur sa joue le coup donné à n’importe quel autre être humain ”. La traduction politique de cette dignité est l’internationalisme. Certes, l’internationalisme est une nécessité, un impératif stratégique dans le combat contre l’impérialisme - c’est le thème central de sa Lettre à la Tricontinentale (1966) - mais il est aussi une haute exigence morale : internationaliste est celui qui est capable “ de ressentir de l’angoisse quand on assassine un homme quelque part dans le monde et d’être exalté quand se lève quelque part un nouveau drapeau de la liberté ” ; celui qui ressent “ comme un affront personnel toute agression, tout affront à la dignité et au bonheur de l’homme, n’importe où dans le monde ”. [8]
Dans son célèbre “ Discours d’Alger ” (février 1965) Che
Guevara exigeait des pays qui se réclamaient du socialisme de “ liquider
leur complicité tacite avec les pays exploiteurs de l’Occident ”, qui se
traduisait dans des rapports d’échange inégal avec les peuples en lutte
contre l’impérialisme. [9] Cette question revient à plusieurs reprises dans les Notes Critiques sur le Manuel soviétique. Tandis que les auteurs de cet ouvrage officiel vantent “ l’aide mutuelle ” entre pays socialistes, l’ancien Ministre de l’Industrie cubain est obligé de constater que cela ne correspond pas à la réalité : “ Si l’internationalisme prolétarien présidait aux actes des gouvernements de chaque pays socialiste (…) ce serait un succès. Mais l’internationalisme est remplacé par le chauvinisme (de grande puissance ou de petit pays) ou la soumission à l’URSS (…). Ceci blesse (atenta contra) tous les rêves honnêtes des communistes du monde ”.
Quelques pages plus tard, dans un commentaire ironique à une affirmation du Manuel sur la division du travail entre pays socialistes, fondée sur une “ fraternelle collaboration ”, Guevara observe : “ Le panier de crabes (olla de grillos) qui est le CAME [10] dément cette affirmation dans la pratique. Le texte se réfère à un idéal qui pourrait s’établir seulement par une véritable pratique de l’internationalisme prolétaire, mais celui-ci est lamentablement absent aujourd’hui ”. Dans le même sens, un autre passage constate, avec amertume, que dans les rapports entre pays se réclamant du socialisme, on trouve “ des phénomènes d’expansionnisme, d’échange inégal, de concurrence, jusqu’un certain point d’exploitation et certainement de soumission des Etats faibles aux forts ”. Enfin, quand le Manuel parle de la nécessité de l’Etat pour “ la construction du communisme ”, le critique pose cette question rhétorique : “ peut-on construire le communisme dans un seul pays ? ”. Même si Trotski n’est nullement mentionné dans ces Notes, on ne peut que constater l’analogie entre cette remarque et les positions de l’opposition communiste de gauche de 1927… Une autre remarque intéressante va dans le même sens : Lénine, observe le Che, “ a nettement affirmé le caractère universel de la révolution, chose qui ensuite a été niée ” - une référence transparente au “ socialisme dans un seul pays ”, mais, encore une foi, il n’est pas question du stalinisme. [11]
2) Pour un socialisme de la fraternité
La solidarité est un vecteur politique et moral aussi bien pour les rapports entre peuples qu’entre individus : il s’agit de deux moments dialectiquement inséparables. Dans le même discours d’Alger, Guevara insistait : “ il ne peut pas exister le socialisme si dans les consciences n’a pas lieu un changement conduisant à un nouvelle
attitude fraternelle face à l’humanité, aussi bien au niveau de l’individu,
dans la société que l’on construit ou qui construit le socialisme, qu’au
niveau mondial par rapport aux peuples qui souffrent de l’oppression
impérialiste ”. [12]
Le socialisme n’est pas seulement un changement économique, mais aussi une profonde révolution morale et culturelle - que Guevara désigne par le concept de l’ “ homme nouveau ” - en rupture avec l’utilitarisme égoïste et mercantile de la civilisation du capital. Analysant dans son essai de mars 1965, Le socialisme et l’homme à Cuba, les modèles de construction du socialisme dominant en Europe
orientale, il rejetait la conception qui prétendait “ vaincre le
capitalisme avec ses propres fétiches ” : “ En poursuivant la chimère de
réaliser le socialisme à l’aide des armes polluées que nous a léguées le
capitalisme - la marchandise prise comme cellule économique, la
rentabilité, l’intérêt matériel individuel comme levier, etc., on peut
arriver à une voie sans issue. Pour construire le communisme, il faut,
simultanément avec la base matérielle, créer l’homme nouveau ”. [13]
Cet “ homme nouveau ”, porteur d’une conscience révolutionnaire, ne peut pas se développer qu’à partir de valeurs comme la solidarité et l’égalité. Un document passionnant sur l’évolution des idées de Che Guevara est les actes des discussions périodiques qu’il menait avec ses collaborateurs du Ministère de l’Industrie. De larges extraits de ces actes figurent dans le même volume, publié en 2006 à La Havane, que les notes critiques sur le Manuel soviétique. Lors d’une discussion en décembre 1963, le camarade Ministre observait : “ Le communisme est un phénomène de conscience et non seulement un phénomène de production ; on ne peut pas arriver au communisme par la simple accumulation mécanique de quantités de produits mis à la disposition du peuple. On ne peut pas arriver à ce que Marx définit comme le communisme (…) que si l’être humain est conscient ”. [14]
Dans un débat de décembre 1964, le Che revient sur la question de l’absence d’égalité véritable dans le “ socialisme réel ”. Un des principaux dangers du modèle importé des pays de l’Est européen était le renforcement de l’inégalité sociale et la formation d’une couche privilégiée de technocrates et bureaucrates : dans ce système de distribution “ ce sont les directeurs qui gagnent chaque fois plus. Il suffit de voir le dernier projet de la RDA, l’importance que prend la gestion du directeur, ou mieux, la rétribution de la gestion du directeur.« [15] Cette question le préoccupe au plus haut degré, à tel point qu’il la mentionne à nouveau dans une lettre à Fidel Castro d’avril 1965 (peu avant son départ de Cuba) - elle aussi publiée, pour la première fois, dans le recueil de 2006 - où il fait référence à “ l’intérêt matériel des dirigeants, principe de la corruption ”. [16]
Le fond du débat, en 1963-66, à la fois avec les partisans de la “ loi de la valeur dans le socialisme ” - un dogme de Staline défendu dans le débat économique cubain par Charles Bettelheim, et contesté par Ernest Mandel - et plus tard, avec les affirmation du Manuel soviétique, était un affrontement entre une vision économiciste - la sphère économique comme système autonome, régi par ses propres lois, comme la loi de la valeur ou les lois du marché - et une conception politique et morale du socialisme, c’est à dire la prise des décisions économiques - les priorités productives, les prix, etc - selon des critères sociaux, éthiques et politique. Les propositions économiques de Guevara - la planification contre le marché, le système budgétaire de financement, les stimulants collectifs ou “ moraux ” - avaient pour objectif la recherche d’un modèle de construction du socialisme fondé sur ces critères et donc distinct du soviétique.
3) La liberté de discussion
La liberté comme valeur éthique est, pour Ernesto Guevara, avant tout la libération par rapport à la domination du capital et l’aliénation marchande ; selon les Notes critiques au Manuel, il s’agit de “ libérer l’être humain de sa condition de chose économique ”. [17] Qu’en est-il de la liberté d’expression de divergences ? Un aspect politique important du débat économique des années 1963-64, qui mérite d’être mis en avant, c’est le fait même de la discussion. C’est-à-dire la reconnaissance que l’expression publique de désaccords est normale dans le processus de construction du socialisme. En d’autres termes, la légitimation d’un certain pluralisme démocratique dans la révolution. Cette problématique est seulement implicite dans le débat économique. Guevara ne l’a pas développé de forme explicite ou systématique. Mais son attitude, à diverses reprises au cours des années 1960, montre qu’il était favorable au libre débat, et au respect de la pluralité d’opinions. Par exemple, dans une des discussions avec ses collaborateurs (décembre 1964) il s’adresse à son principal adversaire dans le débat économique cubain, le Commandant Alberto Mora : “ Il manque au travail d’Alberto deux choses : ou qu’il nous démontre que nous avons tort (que estabamos equivocados) - ce que d’aucune façon ne peut être mauvais - ou qu’il démontre à lui-même qu’il a tort, ce qui ne peut pas non plus être mauvais. Dans un cas comme dans l’autre (Cualquiera de las dos cosas) on va enrichir quelque chose qui est assez pauvre et qui a besoin d’un travail supplémentaire ”. [18]
Un autre exemple intéressant c’est son comportement envers les trotskystes cubains, dont il ne partageait nullement les analyses (il les
a durement critiqué en diverses occasions). En 1961, dans un entretien
avec un intellectuel de gauche nord-américain, Maurice Zeitlin, Guevara a
dénoncé la destruction, par la police cubaine, des plaques d’impression de
La Révolution Permanente de Trotski comme une “ erreur ”, quelque chose qui “ n’aurait pas dû avoir lieu ”. Et quelques années plus tard, peu
avant de quitter Cuba en 1965, il a réussi à sortir de prison le dirigeant
trotskyste cubain Roberto Acosta Hechevarria, auquel il déclare, avant de
le quitter avec un abrazo fraternel : “ Acosta, les idées on ne les tue
pas à coup de matraque ”. [19]
Cependant, sa réflexion la plus importante sur ce terrain est sa
réponse - dans le débat de décembre 1964 avec ses camarades du Ministère de l’Industrie déjà mentionne - à la critique de certains Soviétiques, qui l’accusaient de défendre des idées “ trotskystes ” : “A ce sujet, je pense que, soit nous avons la capacité de détruire avec des arguments l’opinion contraire, ou alors nous devons la laisser s’exprimer. Ce n’est pas possible de détruire une opinion par la force, parce que cela bloque tout le libre développement de l’intelligence. Aussi dans la pensée de Trotski on peut prendre une série de choses, même si, comme je le pense, il s’est trompé dans ses conceptions, et son action postérieure a été erronée ”. Guevara ajoute ironiquement que les Soviétiques l’ont traité de “ trotskyste ”, en lui mettant cette étiquette comme un “ San Benito ” - c’est-à-dire l’habit dont l’Inquisition en Espagne couvrait les hérétiques au moment de les conduire au bûcher… [20]
Peut-être ce n’est pas un hasard si la défense la plus explicite de la
liberté d’expression et la critique la plus directe de Guevara à l’autoritarisme
stalinien se manifeste sur le terrain de l’art. Dans son célèbre essai Le
socialisme et l’homme à Cuba (1965) il dénonce le “ réalisme socialiste ”
de facture soviétique comme imposition d’une forme d’art - celle que
“comprennent les fonctionnaires ”. Avec cette méthode, il soulignait,
“ on supprime l’authentique recherche artistique ” et on impose “ une
véritable camisole de force à l’expression artistique ”. [21]
4) La démocratie socialiste
La démocratie, ou l’anti-autoritarisme, était aussi une valeur éthique importante pour Che Guevara.Certes, il n’a jamais élaboré une réflexion théorique soutenue sur le rôle de la démocratie dans la transition au socialisme - peut-être la plus grande lacune de son œuvre - mais il rejetait les conceptions autoritaires et dictatoriales qui ont tellement nui au socialisme du XXe siècle. A ceux qui prétendaient, par en haut, “ éduquer le
peuple ” - fausse doctrine déjà critiquée par Marx dans ses Thèses sur Feuerbach de 1845 (“ qui va éduquer les éducateurs ? ”) - il répondait, dans un discours de
1960 : “ La première recette pour éduquer le peuple (…) c’est de le faire
entrer en révolution. Il ne faut jamais prétendre éduquer un peuple, pour
que, par la seule éducation, et un gouvernement despotique en dessus, il
apprenne à conquérir ses droits. Apprenez-lui, avant tout, à conquérir ses
droits, et ce peuple, une fois représenté au gouvernement, apprendre tout
ce qu’on lui enseigne, et beaucoup plus : il sera le maître de tous sans
aucun effort ”. En d’autres termes : la seule pédagogie émancipatrice c’est
l’auto-éducation des peuples par leur propre pratique révolutionnaire - ou,
comme l’écrivait Marx dans L’Idéologie Allemande (1846), “ dans l’activité
révolutionnaire, le changement de soi-même coïncide avec la transformation
des conditions ”. [22] Les notes critiques rédigées en 1966 sur le Manuel d’Economie Politique soviétique vont dans le même sens ; on y trouve cette phrase précise et frappante : “ Le terrible crime historique de Staline ” fut “ d’avoir méprise l’éducation communiste et institué le culte illimité de l’autorité” . [23] Dommage qu’il n’ait pas développé cette idée…
Guevara rejette la démocratie bourgeoise,
mais - malgré sa sensibilité anti-bureaucratique et égalitaire - est loin
d’avoir une vision claire des rapports entre socialisme et démocratie. Dans
Le socialisme et l’homme à Cuba il expliquait que l’Etat révolutionnaire peut
se tromper, provoquant ainsi une réaction négative des masses populaires
qui l’oblige à rectifier - l’exemple qu’il cite c’est la politique sectaire
du Parti sous la direction du cadre stalinien Anibal Escalante en 1961-62.
Cependant, ajoute-t-il “ il est évident que ce mécanisme ne suffit pas
pour assurer une succession de mesures raisonnables : il manque une
connexion plus structurée avec les masses ”. Dans un premier moment il
semble trouver une solution dans une vague “ interrelation dialectique ”
entre les dirigeants et les masses. Cependant, quelques pages plus loin il
avoue que le problème est loin d’avoir trouvé une solution adéquate,
permettant un contrôle démocratique effectif : “ Cette institutionalité de
la Révolution, on ne l’a pas encore réussi. Nous cherchons quelque chose
de nouveau (…). ” [24]
Au cours du débat économique de 1963-65, sa principale limitation sur ce terrain était l’insuffisance de sa réflexion sur le rapport entre démocratie et planification. Ses arguments en défense de la planification et contre les catégories mercantiles sont très importants et gagnent une nouvelle actualité face à la vulgate néo-libérale qui domine aujourd’hui, avec sa “ religion du marché ”. Mais ils laissent dans l’ombre une question politique clé : qui décide des grandes options du plan économique ? Qui détermine les priorités de la production et de la consommation ?Sans une véritable démocratie - c’est-à-dire : a) pluralisme politique ; b) libre discussion de priorités et c) le libre choix par la population entre les diverses propositions et plateformes économiques proposées - la planification se transforme inévitablement dans un système bureaucratique, autoritaire et inefficace de “ dictature sur les besoins ”, comme le démontre abondamment l’histoire de l’ex-URSS. En d’autres mots : les problèmes économiques de la transition au socialisme sont inséparables de la nature du système politique. L’expérience cubaine des dernières trente années révèle, elle aussi, les conséquences négatives de l’absence d’institutions démocratiques/socialistes - même si Cuba a réussi à éviter les aberrations bureaucratiques et totalitaires des autres Etats de l’ainsi nommé “ socialisme réel ”.
Qui doit planifier ? Le débat de 1963-64 n’avait pas répondu à cette question. C’est à ce sujet qu’on trouve les avancées les plus intéressantes dans les notes de 1965-66. Critiquant encore une fois le modèle soviétique, il écrit : “ En contradiction avec une conception du plan comme décision économique des masses conscientes des intérêts populaires, on offre un placebo, ou seuls les éléments économiques décident du destin collectif. C’est une procédure mécaniciste, anti-marxiste. Les masses doivent avoir la possibilité de diriger leur destin, de décider quelle est la partie de la production qui ira à l’accumulation et laquelle sera consommée. La technique économique doit opérer dans les limites de ces indications et la
conscience des masses doit assurer leur application ”. Ce thème revient à plusieurs reprises : les ouvriers, écrit-il, le peuple en général “ décideront sur les grands problèmes du pays (taux de croissance, accumulation/consommation) ”, même si le plan lui-même sera l’œuvre des spécialistes. [25] On peut critiquer cette séparation trop mécanique entre les décision économiques et leur exécution, mais par ces formulations Guevara se rapproche considérablement de l’idée de planification socialiste démocratique, telle que - par exemple - Ernest Mandel la formulait. Il n’en tire pas toutes les conclusions politiques - démocratisation du pouvoir, pluralisme politique, liberté d’organisation – mais on ne peut pas nier l’importance de cette vision nouvelle de la démocratie économique.
On peut considérer ces notes comme une étape importante dans le chemin de Guevara vers une alternative communiste/démocratique au modèle (stalinien) soviétique. Un chemin brutalement interrompu par les assassins boliviens au service de la CIA en octobre 1967.