De notre envoyé spécial à Perpignan
Quelle mémoire honore-t-on à Perpignan ? Celle de toutes les victimes innocentes de la guerre d’Algérie ? Ou uniquement celles assassinées par les méchants combattants du FLN (le Front de libération nationale algérien) ? Hier, un « Mur des disparus sans sépulture, Algérie 1954-1963 » était inauguré en présence d’Alain Marleix, le secrétaire d’Etat chargé des Anciens combattants, du maire UMP de la ville, Jean-Paul Alduy, et d’une foule de 4 500 rapatriés accompagnés de leurs enfants, tous très émus. Le mémorial se compose d’une sculpture, entourée de deux plaques de marbre « à la mémoire des harkis » et de dix plaques de bronze sur lesquelles ressortent en relief 2 619 noms. Les noms de qui ? « D’hommes et de femmes, sans distinction d’origine, de condition, de religion, qui sont demeurés sans sépulture en Algérie », comme l’a décrit Alain Marleix dans son discours. Sauf qu’en vérité, il ne s’agit « évidemment que des victimes du FLN », admet Suzy Simon-Nicaise, présidente du Cercle algérianiste de Perpignan, l’association de Rapatriés à l’origine de ce mémorial.
Tortures. Au moment de la signature des Accords d’Evian, le 19 mars 1962, l’OAS (Organisation armée secrète, regroupant des partisans de l’Algérie française) déclenche une vague d’assassinats aveugles au sein de la population musulmane. En riposte, certains éléments du FLN procèdent à des enlèvements massifs d’Européens. Certains ont été relâchés, d’autres sont morts sans qu’on n’ait jamais retrouvé le corps. D’abord estimé à environ 4 000, le nombre de ces Européens disparus a été ramené, dans une liste établie en juillet 2005 et consultable sur le site du ministère des Affaires étrangères, à 2 230. Auxquels Suzy Simon-Nicaise s’est permis d’ajouter, sans consultation d’aucun comité scientifique ni représentant de l’Etat, le nom de « 300 à 350 militaires, plus quelques dizaines d’autres disparus dont on m’a transmis les dossiers ».
« En ne choisissant que des victimes du FLN, ce mur ne fait que souffler sur les braises de la guerre des mémoires », regrette Eric Savarese, politologue à l’université de Montpellier, et auteur d’un essai sur le sujet. En effet, côté algérien, les « morts sans sépultures » ne manquent pas. « L’armée française a procédé à de très dures répressions avec des massacres de civils dont les corps ont été ensevelis dans des charniers », rappelle l’historien Guy Pervillé, spécialiste de cette période. Victimes inconnues auxquelles s’ajoutent celles des suspects arrêtés en masse, morts sous la torture, et dont les corps ont été jetés à la mer ou enterrées en des lieux inconnus. Pourquoi leur nom ne figurent-ils pas sur le Mur ? « Parce qu’on ne les connaît pas », se contente de répondre Jean-Marc Pujol, l’adjoint au maire chargé des rapatriés qui soutient le projet depuis le début.
« En vérité, il s’agit là d’une véritable instrumentalisation de la douleur de certaines victimes, afin de délégitimer la lutte pour l’indépendance de l’Algérie » , dénonce Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme (LDH), venu samedi se joindre à une manifestation organisée par un collectif d’une trentaine d’organisations (Mrap, LDH, PCF, harkis et Droits de l’Homme).
« Apologie ». En matière de réhabilitation de l’Algérie française, la mairie de Perpignan n’en est pas à sa première tentative. En juillet 2003, elle avait autorisé l’érection, dans un cimetière de la ville, d’une stèle à la gloire de combattants de l’OAS – signée Gérard Vié, comme le « Mur des disparus » – en présence déjà de Suzy Simon-Nicaise et de Jean-Marc Pujol. « Je refuse de dénoncer l’OAS, ni d’en faire l’apologie, explique l’adjoint au maire. Ces gens se sont engagés en réaction aux mensonges de l’Etat français, on peut les comprendre. » Pour Jean-Paul Alduy, les combattants de l’OAS ont parfaitement leur place « dans le carré réservé à tous ceux qui sont morts pour la France en Algérie ».
Et il n’y a pas que le Mur. Ce mémorial est situé dans l’enceinte de l’ancien couvent des Clarisses, actuellement en pleine rénovation uisqu’il doit d’accueillir prochainement un Centre de documentation de la présence française en Algérie, dont la réalisation a elle aussi été confiée au Cercle algérianiste (Libération du 20 septembre). « Ce projet de centre est encore plus grave, dénonce Anne Gaudron, présidente de la LDH de Perpignan. Sans aucun comité scientifique, ce centre va délivrer une vision partisane, en droite ligne de la politique du gouvernement de réhabilitation de l’entreprise coloniale. »