Le peuple pakistanais ne parvient toujours pas à se mettre d’accord sur la nature des troubles qui agitent le pays. Or un Etat en crise voit son autorité diminuer sur une grande partie de son territoire. Quand cette perte de contrôle s’aggrave et que le pouvoir est incapable de rétablir son influence, ces régions hors de contrôle sont “perdues” au profit d’un tiers. Ainsi, au Pakistan, si la perte de territoires [dans les Zones tribales, à la frontière de l’Afghanistan] fait désormais plus ou moins consensus, il est une autre réalité dont on tarde à prendre conscience : cette région est passée aux mains d’individus [les islamistes] qui souhaitent créer un autre Etat, au détriment de l’intégrité territoriale du Pakistan.
Pendant des années, le pays, obnubilé par son contentieux avec l’Inde [au sujet du Cachemire], s’est peu soucié de ses défenses occidentales [sur la frontière afghane]. Car, contrairement à l’Inde, majoritairement hindoue, l’Afghanistan partageait la même religion. En outre, Islamabad pensait que le pouvoir à Kaboul était faible et qu’il pourrait installer un régime fantoche en Afghanistan. Ce faisant, le gouvernement pakistanais aurait disposé de tout l’espace nécessaire pour installer son arsenal nucléaire en territoire afghan, hors de portée de l’armée indienne. Mais le 11 septembre a brusquement changé la situation.
Poussée des incursions islamistes à l’Ouest
Des portions du territoire national sont tombées sous la coupe de combattants extrémistes musulmans qui, de fait, affichaient des convictions religieuses bien plus fortes que l’Etat pakistanais [islamique]. C’est pour cette raison que le pouvoir central a eu tant de mal à reformuler la menace qui pesait sur lui. La prise de territoires dans les Zones tribales pakistanaises par des individus tels que Baitullah Mehsud [commandant des talibans pakistanais] ou Maulana Fazlullah [chef islamiste qui règne sur la vallée du Swat, voir CI n° 885, du 18 octobre 2007] s’est traduite par le lancement d’offensives vers l’Afghanistan, occupé par les troupes en voyées sous l’égide de l’ONU. La Force internationale d’assistance et de sécurité en Afghanistan [ISAF], créée par les pays membres de l’OTAN, s’est plainte de ces attaques auprès d’Islamabad, qui a réagi de diverses façons : en niant la présence de talibans sur son sol ou en accusant Kaboul de visées malveillantes, comme de s’associer à l’Inde pour déstabiliser le Pakistan.
Dans ce contexte, l’idée d’une intervention dans ce pays en crise a émergé, avec ou sans l’accord du pouvoir central. Dernière évolution en date, l’“offre” faite par les forces américaines de “combattre les talibans dans les Zones tribales et la vallée du Swat” et formulée par l’amiral William J. Fallon, chef du commandement central américain, au général Pervez Musharraf. On voit donc clairement quelle orientation prend la crise pakistanaise. Le nœud du problème est moins la démocratie ou les rapports entre civils et militaires que la survie même de la République islamique. Paradoxalement, au sein de la majorité souhaitant ignorer cet aspect de la réalité se trouvent aussi les adversaires du régime fédéral tel qu’il se présente aujourd’hui au Pakistan [qui est une fédération regroupant quatre provinces]. En effet, la crise actuelle est perçue par ces forces comme une montée d’aspirations démocratiques qui encouragera les volontés séparatistes de la Province-de-la-Frontière-du-Nord-Ouest et des provinces du Sindh et du Baloutchistan [et qu’il faut donc combattre].
Le Pendjab sera tout ce qui restera de la nation
Si l’Etat s’effondre, les séparatistes auront tout ce qu’ils voudront. La Province-de-la-Frontière-du-Nord-Ouest récupérera ses installations hydro électriques, qu’elle pourra louer pour en tirer des revenus ; le Baloutchistan exploitera ses réserves gazières et deviendra riche en les revendant sur le marché international ; et le Sindh pourra prendre la part qui lui revient des revenus issus de son industrie et de ses ports. En définitive, le Pendjab sera tout ce qui restera du Pakistan. La crise que traverse le pays se nourrit donc de l’absence de plus en plus criante de consensus national quant à l’avenir de la Fédération. La Constitution est décriée pour des motifs divers, variant selon les points de vue. A cela s’ajoute l’incursion étrangère menée par Al-Qaida, qui prend des airs de réformes internes visant à réaliser le rêve islamique.
Il n’y a manifestement aucun consensus national. Quand le général Zia a amendé la Constitution pour créer la Cour fédérale de la charia [au début des années 1980], les oulémas ont désapprouvé cette mesure car ils souhaitaient imposer leur propre version de la loi islamique. De même, les minorités et les femmes ont exprimé leur mécontentement face à des dispositions qui restreignaient leurs droits. Les quatre provinces étaient également insatisfaites car les amendements ne leur transféraient pas les pouvoirs qu’une véritable décentralisation leur aurait attribués. Quant aux partis politiques, ils critiquaient tout autant cette Constitution car elle contenait l’article 58 (2) (b) [qui permet au président de dissoudre les Assemblées nationale et provinciales]. C’était une crise interne de l’Etat, due à la désagrégation du ciment [l’islam] qui unissait la Fédération. Mais, à cette époque, le gouvernement pensait surmonter ces divisions en se dotant de l’arme nucléaire.
La nation pakistanaise vit-elle ses derniers jours ? Si les forces vives de la scène politique continuent de ne pas voir dans la crise une remise en cause profonde du système fédéral et de déverser leur rage sur ceux qu’elles considèrent comme des entraves à la démocratie et des tenants de la politique américaine, cela ne fait aucun doute.