Sans doute convient-il que quelqu’un se déclarant marxiste - et c’est mon cas - s’explique sur son attirance passionnelle envers Péguy. Je n’ai pas découvert l’existence du Goulag par la révélation de Soljénytsine, ni la putréfaction de l’empire bureaucratique avec la chute de Berlin. Je n’ai jamais psalmodié les versets du petit livre rouge du président Mao. Bref, il y a belle lurette que je ne conçois la théorie de Marx qu’anti-stalinienne. Ceci précisé, je suis cependant communiste : pas « ex », pas communiste renié, repenti et repentant, comme il en existe des quantités sur le marché de la mauvaise conscience soldée. Communiste tout court.
Et péguyste.
Pas péguyste bien que marxiste. Péguyste parce que marxiste.
Cela mérite explication. De parcours d’abord. De contenu ensuite. Mon rapport à Péguy procède d’une double rencontre. J’ai été initié à la lecture de Clio par un professeur de lettres maurassien convaincu. Bien plus tard, j’y suis revenu par Walter Benjamin. Connaissant son attraction envers « la fantastique mélancolie dominée » de Péguy, j’ai voulu en savoir davantage sur leur commun rapport au temps qui trame ces affinités. [1]
Il y a chez Péguy une pensée forte et obstinée, que le talent menace de faire passer pour ce qu’on qualifie péjorativement de littérature. Or, il existe bien, tout au long de son œuvre, avec l’entêtement ruminatoire dont il est capable, les matériaux précieux d’une critique de la raison historique.
I.
C’est d’abord, on le sait, une affaire de nénuphars et de caoutchouc.
Sur ce point, terme à terme, Péguy est un anti-Renan.
Souvenons-nous du vertige angoissé de Renan et de ses professions de foi : « Notre siècle n’est pas métaphysique. Il s’inquiète peu de la discussion intrinsèque des questions. Son grand souci, c’est l’histoire et surtout l’histoire de l’esprit humain. C’est ici le point de séparation des écoles : on est philosophe, on est croyant selon la manière dont on envisage l’histoire ; on croit à l’humanité, on n’y croit pas selon le système qu’on s’est fait de son histoire. Si l’histoire de l’esprit humain n’est qu’une succession de systèmes qui se renversent, il n’y a qu’à se jeter dans le scepticisme ou dans la foi. Si l’histoire de l’esprit humain est la marche vers le vrai entre deux oscillations qui restreignent de plus en plus le champ de l’erreur, il faut bien espérer de la raison. Chacun de nos jours est ce qu’il est par la façon dont il entend l’histoire. » [2] Dans cette « marche vers le vrai », il faut bien que Hegel l’emporte sur Platon, comme le dernier nymphéa peint sur le premier, comme le caoutchouc creux sur le caoutchouc plein. Il faut bien que l’enchaînement de l’ordre chronologique soit aussi celui d’un développement progressif des valeurs humaines. Sinon...
Sinon l’histoire serait insensée, échevelée, sens dessus-dessous. Cet abîme de déraison appellerait le grand retour complémentaire, la grande et moderne revanche du scepticisme sans principe, des fois aveugles et des croyances fanatiques.
Et pourtant ! Péguy sait bien que les nénuphars ne « marchent » pas comme le caoutchouc. Si les derniers vainqueurs venus, sur la ligne horizontale du temps, étaient aussi les meilleurs, dans l’ordre vertical des justes, ce serait trop facile. Il y a quelque chose de pourri au royaume de l’histoire universelle, trop gloutone, trop avide de sens, intimement blessée de ses petitesses : « Pourquoi mettre à l’histoire des faux-talons ? Histoire généralisée, histoire légalisée, histoire anoblie est d’autant faussée. Ne faisons pas de l’histoire universelle... Ne sociologiquons pas l’histoire, ne la généralisons pas ne la légalisons pas. Soyons socialistes et disons la vérité. » [3]
La vérité simple, la « vérité triste » peut-être.
Qu’il faut savoir dire tristement, sans les grands plis et les drapés, et les phrasés trompeurs de l’histoire universelle. Sans la manie de rangement qui prétend mettre chaque chose à sa place dans l’enchaînement ordonné des effets et des causes, offrant autant de mauvais prétextes et d’excuses commodes aux lâchetés quotidiennes.
Dès sa période socialiste et militante, Péguy récuse donc catégoriquement l’alibi historique de tous les postéromanes tranquilles : on n’a pas le droit de dissoudre l’unique et irréductible responsabilité d’homme dans les nappes huileuses du sens de l’histoire. On n’a pas le droit de s’en tirer par des généralités et des légalités historiques. On n’a pas le droit de s’en remettre au Jugement dernier de l’Histoire et à ses fins illusoires pour échapper au redoutable impératif de décider failliblement. Car « c’est l’effet d’une singulière inintelligence que de s’imaginer que la révolution sociale serait une conclusion, une fermeture de l’humanité dans la béatitude des quiétudes mortes. C’est l’effet d’une ambition naïve et mauvaise, idiote et sournoise que de vouloir clore l’humanité par la révolution sociale. Faire un cloître de l’humanité serait l’effet de la plus redoutable survivance religieuse. Loin que le socialisme soit définitif il est préliminaire, préalable, nécessiare, indispensable, mais pas suffisant. Il est avant le seuil. Il n’est pas la fin de l’humanité. Il n’en est pas même le commencement. » [4]
La véritable épreuve et la véritable preuve de l’incroyance, de l’aptitude à résister à la tentation de repêcher, de rechaper la vieille religiosité perdue par cette piètre religiosité historique, est là. Dans la capacité à « rester avant le seuil ».
Dans une inconfortable transition permanente.
Sans repos du foyer. Sans certitude finale.
Dans l’inquiétude obligée du passage.
II.
« L’histoire ne fait rien », disait déjà Engels dans la Sainte Famille.
Le temps non plus.
La critique de la raison historique appelle celle de la temporalité mécanique qui l’habite. En lecteur de Bergson, Péguy l’a magnifiquement compris. Bien avant lui, il trouve les mêmes mots que Benjamin pour récuser l’idée faussement rassurante d’un temps « homogène et vide », dont la roue dentée ferait avancer à chaque tour l’humanité d’un cran. Il sent bien que la temporalité historique est pleine de ryhtmes, de ventres et de nœuds, de périodes et d’époques.
Car « l’humanité n’est pas de fabrication ni de tenue mécanique. Naturelle elle procède naturellement selon une méthode, selon un ryhtme naturel. Organique elle procède organiquement, selon une méthode, selon un rythme organique ; particulièrement, elle fait des poussées qui donnent sensiblement un rythme végétal, arborescent... Je n’emploie pas au hasard cette comparaison de la végétation - organique, historique -, de l’humanité avec la végétation - organique, historique - d’un arbre et généralement de végétaux arborescents. » [5]
L’historicité est donc végétale et non mécanique.
Dans la logique hégélienne, la mécanique n’est que la forme inférieure du mouvement qui culmine dans la complexité de la Vie. Dans la critique de Marx, le capital ne se réduit pas au temps linéaire et mécanique de l’exploitation, pas même au temps cyclique de la circulation : il est un organisme complexe et vivant, un vampire insatiable et un corps irrigué, exposé aux arythmies de la crise.
Pleine d’embranchements et de bifurcation, l’arborescence est donc bien le mode la vitalité historique. Sa temporalité n’est pas étale, mais brisée, rhapsodique, faite de contractions et d’étirements : « il y a des périodes, des temps qui sont grands et qui paraissent petits, qui sont longs et qui paraissent courts ; et il y a des temps qui sont petits, qui sont courts et qui paraissent longs, qui paraissent grands ; c’est une question de grandeur (et non point seulement de dimension, de longueur. C’est une question de pelin et de fouillé. De plat et de recreusé. » [6]
Péguy rejette carrément l’application à l’histoire du système référentiel newtonien, celui d’un « pur temps géométrique », temps homogène, spatial, figuré, imaginé, fictif, dessiné, feint, temps géométrique et mathématique, qui « est précisément justement le temps de la caisse d’épargne et des grands établissements de crédit », « le temps de la marche des intérêts rapportés par un capital », des traites, des effets de commerce, « des anxiétés des échéances ». [7]
III.
Critique de l’histoire, critique du temps...
Critique du progrès. Les unes ne vont pas sans l’autre.
Pour Péguy, l’idée même de progrès est « une incurable frivolité du gros bourgeois français » et « il faudra que M. Laudet se fasse à cette idée que nous autres nous ne faisons aucun progrès : ce sont les modernes qui font des progrès. » [8] Derrière ce rejet radical des « illusions du progrès », on sent rôder l’ombre de Sorel. Lequel, en bon ingénieur, n’a jamais nié les vertus de la pénicilline ou de l’électricité, mais a sagement contesté qu’un progrès technique fût aussi, inéluctablement, du même coup, un progrès social.
De l’insouciance horizontale du progrès, de sa croissance quantitative, Péguy en appelle à l’ordre vertical du grandissement et du dépassement. La détresse moderne n’est pas moindre, peut-être pire, que l’antique. On ne saurait croire et faire croire que l’humanité soit moins douloureuse aujourd’hui qu’hier, ni qu’on ait prefectionné le cœur humain, ni qu’on meure ou vieillisse moins qu’au « quinzième », ni même que « l’anxiété du pain quotidien ait diminué dans le monde ».
Il refuse net cette image d’une humanité personnifiée, gravissant pas à pas les marches qui la conduiraient de l’enfance à l’âge adulte. Il s’étonne d’en trouver une première représentation chez Pascal, ce cher et irremplaçable Pascal qui, « il faut avoir le courage de le dire et savoir le reconnaître », sur ce point, sur ce point seulement, « ici et dans ces limites, est de l’autre côté, chez l’adversaire ». Car il se contredit, Pascal. Frayant la voie à un Comte, à un Renan, il est, ici et sur ce point seulement, à lui même son propre ennemi et son propre adversaire.
Car la proposition du progrès, « du progrès linéaire indéfini, continu ou discontinu, perpétuellement poursuivi, perpétuellement poussé, perpétuellement obtenu et acquis, perpétuellement consolidé », est « la proposition maîtresse » de l’aversaire. Péguy lui oppose « la proposition à laquelle nous tiendrons beaucoup ». [9] Celle « des résonances des voix », des « retentissements à distance », des attractions et des gravitations, des affinités et des échos, qui traversent le temps, qui font communiquer les époques, renaître les instants perdus, et resplendir les astres éteints.
IV.
Refuser le sens unique de l’Histoire universelle, c’est refuser aussi un temps commandé tantôt par les causes descendantes du passé, tantôt par les causes finales de la postérité, ces « colles » qui font tenir les différentes sortes de déterminisme historique.
Le temps s’organise et s’articule en étoile, à partir du présent.
Travailler « à la quinzaine » s’est s’installer dans ce présent.
Pour le tirer vers sa part d’éternité.
Celui qui travaille dans le présent ne fait pas œuvre d’historien, mais de mémorialiste et de chroniqueur. Il n’est pas dans la morne grisaille du souvenir que l’on visite, mais dans le vif sanglant de la réminicence et de la reviviscence. Sans ce constant rappel, sans ce déchirant cri d’amour, le présent devient et tombe passé, « aussitôt et aussi et en ceci même de réel devient historique, cinéraire, même cendre d’événement ; tombe historique et il ne remontera jamais cette pente ; et il ne devient même historique qu’au sens et dans la mesure où il devient cinéraire. » [10]
L’histoire qui longe les murs et recense les ruines est archiviste et antiquaire. Elle ne comprend plus. Elle classe et elle range. Le passé est son domaine. La remémoration se conjugue au présent. Elle est fidèle à l’événement. Pour tout remettre en jeu. Redistribuer indéfiniment les cartes et les rôles. Rendre leur chance aux virtualités perdues.
"Laissons dire Clio, fille de mémoire.
Laissons-là remémorer et tenter de remémorer... puisqu’en dernière analyse l’histoire n’est et ne peut être et ne peut faire qu’un exercice et tout au plus une accomodation de la mémoire". [11]
La résonance et le retentissement du passé lui arrachent un murmure à peine audible. Le présent doit savoir l’écouter de toute son attention douloureuse. Sans présupposer ce qui précède ; sans présupposer non plus un futur déjà résolu. Le présent se contente d’éveiller ce lendemain tremblant, sur lequel il projette son ombre indécise, « sur lequel il est »en marche comme penché« , prêt à »plonger dans la professionnelle inquiétude« , à »se perdre dans les grandes inconnues de l’avenir, mangeant d’une lèvre horizontale, rongeant comme un rongeur les bords horizontaux du professionnel avenir". [12]
Ces grandes inconnues ne dictent pas la conduite du présent.
Elles réservent jalousement leur (avant)-dernier mot, abandonnant à son sort notre éphémère instant d’actualité, gardant entière l’énigme de son irrécusable exigence et intacte l’expérience de la finitude dans l’impitoyable sommation à choisir.
« Infatigable présent ».
Qui nous inlige l’épuisante épreuve de la décision toujours recommencée. Au choix sans certitude, dont la figure emblématique léguée par le cher Pascal reste l’inévitable pari. Puisqu’il faut bien choisir en toute liberté. Puisqu’il faut bien qu’il y ait risque.
Et « que toujours on en revienne à cette forme d’un pari ». [13]
V.
De l’événement qui fut feu, l’histoire historienne ne retient que la cendre. L’événement est de l’ordre de l’interruption et de l’insurrection, de l’ordre du calendrier qui célèbre et non l’horloge qui se contente de compter. Il fend l’homogénéité linéaire, remplit le vide spatial, nie l’abstraction de la temporalité moderne.
Il suffit que celà advienne, qui aurait bien pu ne pas être. La délivrance d’Orléans. La prise de la Bastille, auquel nul n’était commandé, et qui est à elle-même son « zéroième » anniversaire.
Dans sa nouveauté, dans l’étonnement ébloui d’un savoir brisé, l’événement est l’antithèse du cinéraire. Complice intempestif des inconstances du présent, il est le vif, qui, exceptionnellement, extraordinairement, mystérieusement, ressuscite le mort. Mais il y a événement et événement. Il y a l’événement qui excède son contenu et le déborde de toutes parts, l’événement révolutionnaire ou l’événement républicain. Et il y a « l’événement sans contenu », dont on dirait aujourd’hui qu’il n’est jamais qu’un spectacle ou un désastre travesti en événement. [14]
L’important, c’est d’apprendre à regarder l’histoire du point de vue de l’événement, à peser et comparer non seulement les réalités advenues, ce qui est à la portée de n’importe qui, mais aussi « les éventualités » inaccomplies, les événementialités éventuelles. [15] L’important c’est de déployer la raison dans la dimension du possible au lieu de la rétrécir à la mesure de ce qui est. Non pour spéculer sur « l’histoire hypothétique ».
Pour retourner le sens de l’attente
Pour la tendre à se rompre vers les promesses du simplement virtuel.
Par, par cette porte étroite, « par ce jour ouvert sur on ne sait quel arrêt du temps », « par le fenêtre de ce temps, par le hiatus de cet instant », il se peut toujours, à chaque seconde, à chaque moment présent, « que ce soit le génie même qui apparaisse ; l’homme et l’œuvre du génie qui jaillisse intercalaire ». [16]
Irruption, jaillissement intercalaire de l’événement.
Où sont, comme chez Benjamin logés « les éclats du temps messianique ». Où le surgissement du possible tient tête avec toute « l’énergie révolutionnaire du nouveau » à la stupide clôture terminale de l’histoire.
VI.
« Par ce jour ouvert sur on ne sait quel arrêt du temps. »
Ce jour sorti du rang des travaux et des jours.
Ce jour qui révolutionne pour faire du neuf avec de l’ancien. Pas du neuf périssable et aussitôt démodé. Du neuf authentiquement et durablement neuf. Du neuf professionnel de la nouveauté, qu’on n’obtient jamais qu’avec de l’ancien : de la révolution taillée dans la tradition. Puisqu’au fond, il en est ainsi de « ce merveilleux renouvellement, ce merveilleux rafraîchissement de l’humanité par approndissement qui donne tant d’ivresse aux véritables crises révolutionnaires, dans toute leur peine, dans toute leur misère, dans tout leur effort ».
Péguy n’a pas vécu de révolutions. Tout au plus le soulèvement moral de « l’affaire » et les défilés remémoratifs du faubourg Saint Antoine. Il flaire et respire pourtant à pleins poumons cet air particulier du moment suspendu, où passé et avenir se rejoignent et se ramassent sur le présent, prêts à bondir hors du temps qui les entrave. Puisqu’au fond, « une révolution n’est une pleine révolution que si elle est une plus pleine tradition, une plus pleine conservation, une antérieure tradition, plus profonde, plus vraie, pus ancienne, et ainsi plus éternelle ; une révolution n’est une pleine révolution que si elle met pour ainsi dire dans la circulation, dans la commnication, si elle fait apparaître un homme, une humanité plus profonde, plus approfondie, où n’avaient jamais atteint les révolutions précédentes, ces révolutions de qui la conservation faisait justement la tradition présente. » [17]
Péguy semble ici sur le point de se contredire. On croit assister à la revanche du caoutchouc sur le nénuphar. Si les révolutions se succèdent horizontalement, longitudinalement, si chacune reprend et perfectionne l’héritage de la précédente, pour le porter un peu plus loin et le transmettre à la suivante, alors « la proposition » ennemie du progrès va prendre sa revancher. Mais Péguy change de plan, renverse l’axe de la tradition, et s’échappe à nouveau, verticalement.
La tradition, qui creuse et élève, n’est pas accumulation, thésaurisation, « superaugmentation ». Rien à voir avec la pelote qui s’épaissit en roulant, rien de commun avec la comptabilité des intérêts historiques. De même, les révolutions ne jouent pas saute-mouton, l’une par dessus l’autre : « une révolution est une excavation, un approfondissement, un dépassement de profondeur ». [18]
A la différence du temps physique, le temps des révolutions ainsi conçues n’est pas réversible. La conservation (la réaction) n’est pas le signe simplement inversé de la révolution. Le jeu de la révolution et de la conservation n’est pas à somme nulle.
Il y a disymétrie.
VII.
L’enjeu est capital.
Il en va d’une responsabilité majeure, d’un critère qui départage les choix et les comportements. D’un côté ou de l’autre, du côté de la révolution ou du côté de la conservation, les complaisances et les compromissions, les lâchetés et les démissions n’ont plus le même poids ni le même prix : « Une atténuation de la révolution est forcément, automatiquement à l’avantage de la conservation ; une atténuation de la conservation n’est pas forcément automatiquement, à l’avantage de la révolution ; la conservation, la réaction joue à qui perd peut gagner ; la révolution joue à qui perd gagne rien ; la conservation ne risque pas tout ; la révolution risque toujours son tout. » [19] Pénétrante compréhension de l’inégalité stratégique entre l’offensive et la défensive, appliquée à la conservation et à la révolution sociales.
La conservation peut se contenter de gérer et de préserver. Elle profite de toutes les concessions de la révolution, elle engrange la rançon de ses moindres faiblesses, sans risques, en persévérant simplement dans son être. Pour la révolution, c’est une autre paire de manches.
Comment de rien devenir tout ?
Il faudrait jouer sans cesse le tout sur la partie !
Le siècle qui s’achève illustre tragiquement cette mortelle asymétrie, déjà perçue, selon des voies diamétralement opposées, par Saint Just, qui savait d’expérience ce qu’il en coûte des révolutions faites « à moitié », qui ne vont pas au bout de leur logique, et par Joseph de Maistre, qui savait d’expérience qu’une contre-révolution (une restauration) n’a pas besoin d’être une révolution à l’envers, dont on aurait changé le sens : il lui suffit d’être le contraire d’une révolution. Ainsi, « sans qu’il y ait eu en 1881 aucun grand événement, je veux dire aucun événement inscriptible, à cette date la République a commencé de se discontinuer, de républicaine elle est devenue césarienne. » [20] Ainsi encore, sans que le coup d’Etat d’août 1991 soit davantage que l’ombre et le mime d’un événement absent, la Restauration avale les restes d’une révolution d’Octobre depuis longtemps défaite.
Autrement dit : « un commencement de révolution ne fait pas une révolution, même commencée, ne fait pas de la révolution... ; un tiers de révolution ne fait pas de révolution, même pour un tiers ; un tiers de conservation fait de la conservation, au moins pour un tiers ; comme trois tiers de preuve ne font pas une preuve, ainsi trois tiers de révolution ne font pas une révolution ; trois tiers de conservation font de la conservation pour ces trois tiers. » Et encore : « On ne peut pas faire de la révolution ; on est tenu de faire, on ne peut faire que la révolution ; tandis qu’on peut parfaitement faire de la conservation sans faire absolument la conservation ». [21]
Aveuglante asymétrie, en effet.
Entre l’événement fulgurant d’Octobre et l’interminable désastre thermidorien, entre Lénine et la dynastie bureaucratique qui va de Staline à Eltsine, entre Rosa Luxemburg et Friedrich Ebert.
Une fois encore, la voyance de Péguy ne relève pas de la philosophie de l’histoire, mais de l’urgence politique. Puisque, « s’il en est ainsi, quiconque atténue, diminue la révolution, fait en réalité les affaires de la conservation, quand il ne fait pas les affaires de la réaction ; quiconque au contraire atténue, diminue la conservation ne fait pas forcément et automatiquement les affaires de la révolution ; c’est pour cela qu’il est rigoureusement vrai de dire que l’on voit dans la réalité beaucoup d’anciens ou de prétendus révolutionnaires trahir la cause de la révolution ; tandis que, pour cette raison et pour beaucoup d’autres, on ne voit pas d’anciens ou de prétendus conservateurs trahir la cause de la conservation ; qui n’est pas pour la révolution est contre elle ; qui n’est pas contre la conservation est pour elle ; une révolution a contre elle tous les neutres et tous les indifférents ; la conservation a pour elle tous les neutres et tous les indifférents ». [22]
VIII.
Selon ces temps asymétriques et ces verticalités révolutionnaires, la victoire historique n’a jamais valeur de preuve. Victoires et défaites sont des inscriptions provisoires dans l’horizontalité chronologique, dans un procès dont le dernier mot n’est jamais dit.
Qu’est-ce que vaincre, en somme, et qui est le juge ?
Horizontalement ou verticalement, les réponses diffèrent.
Il est de ruineuses victoires comme il est de « victorieuses défaites ». Nul ne saurait se confier aux consolations de la postérité. Si le sort des vainqueurs et des vaincus n’est jamais joué d’avance, la dialectique de la défaite ne saurait tenir lieu de consolation. Il faut faire pleinement, les yeux grands ouverts, l’expérience de la défaite au présent, sans se raconter d’histoires et sans faire les malins : « Ne nous félicitons pas. Nous sommes des vaincus. Le monde est contre nous et on ne peut plus savoir aujourd’hui pour combien d’années. Tout ce que nous avons soutenu, tout ce que nous avons défendu, les mœurs et les lois, le sérieux et la sévérité, les principes et les idées, les rélaités et le beau langage, la propreté, la probité de langage, la probité de pensée, la justice et l’harmonie, la justesse, une certaine tenue, l’intelligence et le bon français, la révolution et notre ancien socialisme, la vérité, le droit, la simple entente, le bon travail, la belle ouvrage, tout ce que nous avons soutenu, tout ce que nous avons défendu recule de jour en jour devant une barbarie, devant une inculture croissantes, devant l’envahissement de la corruption politique et sociale. Ne nous le dissimulons pas : nous sommes des vaincus. Depuis dix ans, depuis quinze ans, nous n’avons jamais fait que perdre du terrain. » [23]
Le plus grave, en l’occurence, n’est pas dans la défaite reconnue, puisqu’aussi bien il est de glorieuses défaites et de rententissants désastres, « plus beaux, plus admis, plus commémorés que n’importe quel triomphe ». Le plus grave, ce sont les défaites de l’intérieur, par abandon, par reniement et trahison, les défaites sans combat qui sont d’abord et surtout des débâcles morales. « Défaites obscures », ce sont « les pires de toutes » : des défaites par déception et désenchantement, dont « une génération peut ne pas se relever ».
Cette marque de la défaite est pour Péguy, bien sûr, celle de la défaite militaire et politique de 1870 et 1871 qui fait de ce peuple en général et de cette génération en particulier, vaincue avant de naître, un peuple de vaincus. Elle a transmis ce « goût de la défaite », irrévocable jusqu’à ce que la défaite même ait été révoquée. Mais une défaite peut en cacher une autre. Derrière la défaite la plus proche, encore brûlante, se tient l’autre défaite, la plus lointaine, la défaite tiède, qui est sans doute la plus profonde, la plus douloureuse. Celle qui ne doit rien à la force de l’ennemi. Celle qui mine et démoralise de l’intérieur : « une défaite de cent vingt ans » !
IX.
Essentiellement, fondamentalement, Péguy est le vaincu de cette défaite du temps long : « En moins de cent vingt ans, l’œuvre non pas de la Révolution française, mais le résultat de l’avortement de la Révolution française et de l’œuvre de la Révolution française sous les coups, sous la pesée, sous la pesée de la réaction, de la barbarie universelle est littéralement anéantie. » Le socialisme naissant est déjà malade de cette irrémédiable blessure. De sorte, répète-t-il après Bernard Lazare, que « les anciens opportunistes se sont corrompus en quinze ans, les radicaux en quinze mois, les socialistes en quinze semaines ». [24]
L’expérience de la défaite n’est pas compensée par la certitude de la victoire future dans l’ordre horizontal. Du moins, dans l’ordre vertical, apporte-t-elle le secours d’une force : « le Juif est vaincu depuis septante et nonante siècles : là est son éternelle force ». [25] C’est cette faible force messianique qui permet de recommencer les défaites sans jamais s’y résigner, avec le secret espoir que la pointe des peut-être finira par percer le mur de ces recommencements.
X.
Au fil des textes, par dela le désordre apparent des remarques de circonstances ou l’emportement des polémiques, la critique de la raison historique creuse ses galeries avec méthode.
Elle n’épargne ni l’histoire, ni le temps, ni le progrès.
Elle leur oppose la sourde connivence du présent, de l’événement , de la révolution. Elle renverse la hiérarchie établie des vainqueurs et des vaincus. Et elle dicte une conduite dont les principes, posés dès les premiers articles de la Revue socialiste consacrés à Léon Walras sont incompatibles avec le réalisme, le calcul, et les accommodements de la tactique. Si Zola put prononcer une terrible vérité, c’est précisément parce qu’il n’était pas un tacticien. Parce qu’il ne calculait pas.
Sacrifier le prochain au plus lointain, penser réparer l’injustice du lendemain par la justice triomphante du surlendemain, c’est bon pour la philosophie postéromaniaque de l’histoire. De l’injustice présente, de l’injustice au présent n’a pas de circonstances atténuantes. Elle n’a pas de prix au marché des souffrances et des récompenses.
Elle est irréparable.
« Préparer de la justice définitive et lointaine avec de l’injustice intermédiaire et prochaine, cela n’est pas juste. » [26] Aussi, « mieux vaut commencer par croire surtout que le juste est juste quelles que soient ses conséquences économiques ». Les théorèmes selon lesquels le chômage et les profits d’aujourd’hui feront les emplois de demain ne rentrent pas dans la logique de Péguy.
Maxime de poète étranger aux réalités ?
Primat irréaliste de la morale sur l’économie ?
Voire. Il s’agit simplement de refuser une économie qui marche toute seule, de son côté, indifférente aux hommes et à la morale. Il s’agit de refuser une économie fétiche automate qui décide toute seule, et un marché anonyme qui se hisse sur le trône du Dieu déchu pour décider à sa place du beau, du vrai, et du juste. Il s’agit d’imaginer une « économie morale ». [27]
Partant de cette conviction têtue et populaire que le juste est juste.
Que la justice est verticale.
Et n’en démordant pas.
XI.
« La politique prime désormais l’histoire ». [28]
Les Thèses de Walter Benjamin sur le concept d’histoire sont une « résonance » de la critique péguyste. Au cœur du désastre, elles tirent les conclusions qui s’imposent de cette temporalité enracinée dans le présent. [29]
La politique de Péguy n’est pas autre chose que sa critique de l’histoire. Elle en est la doublure, l’envers, ou la conclusion. Elle marche avec et non séparément.
« Travailler à la quinzaine », c’est extraire du circonstanciel, du conjoncturel, de l’accidentel sa part d’éternité. Ce n’est pas faire de la marchandise avec l’illusion de faire de l’art ; c’est faire de l’art en travaillant le présent au corps. Ce tour de force, cette métamorphose du périssable en impérissable, de l’insignifiant en plénitude de sens, de l’oublié en sauvé, fait des textes de Péguy une œuvre à part entière, aussi forte qu’insolite.
Car, pas plus que l’économie, l’esthétique ne saurait exister à son compte, indépendamment, occupée à lisser ses plumes à l’écart du tumulte. Elle jaillit, elle aussi, au présent. Comme une invention, non comme un emprunt au passé pour habiller et esthétiser la politique. Comme un besoin pressant, disait encore Benjamin, de « politiser l’art ». Ainsi entendue la politisation de l’art n’a rien à voir avec les grandes ornementations plaquées du monument fasciste ou stalinien. Rien à voir avec un art de propadande, où l’instrument esthétique asservi reste extérieur à sa cause. Elle inscrit sa mécontemporanéité explosive au cœur même du politique.
Le beau, en effet, n’est pas moderne. Ainsi que le rappelle le poète, il résiste à la désarticulation du monde. Il tient tête aux duplicités et aux triplicités. Aux jeux des deux mains, aux morales à triple fonds. Il ne fait pas la part des choses et ne laisse pas de restes :
"- Mais toi tu ne vois que ce qui est beau, tu ne t’intéresses qu’à ce qui est beau, me disait souvent Sam.
- Non, le reste aussi je le vois, mais dans le beau il n’y a pas de restes.« [30]
XII.
La politique ainsi conçue est rigoureusement le négatif de la modernité.
Alors que l’esprit moderne fait le fort et le malin, alors même qu’il fait des blagues, cette modernité baigne a son insu dans l’épaisseur d’une religiosité nouvelle, historique et positiviste. « Le monde moderne, l’esprit moderne, laïque, positiviste et athée, démocratique, politique et parlementaire, les méthodes modernes, la science moderne, l’homme moderne croient s’être débarrassés de Dieu ; et en réalité, pour qui regarde un peu au-delà des apparences, pour qui veut dépasser les formules, jamais l’homme n’a été aussi embarrassé de Dieu. » [31] Cette modernité est une démythologisation manquée, une fausse sortie de la théologie. Fondée sur l’oubli, elle exige « l’abolition totale » de la mémoire, qui n’est encore, qui n’est toujours « sous une autre forme, sous une forme moderne, que le miracle et le mystère de la Création ». [32]
Là réside en effet le vice intrinsèque de la modernité.
Dans le dédain de la mémoire. Ou, ce qui est la même chose sous un autre angle, dans le goût immodéré de l’histoire raisonneuse prête à tous les raisonnements et à toutes les justifications. C’est un vice d’infidélité et de solitude, où « les puissances modernes intellectuelles devenues politiques ... gardent à leur service tous les difféents et ingénieux appareils de l’enfer social laïcisé. »
Voici le temps du mépris annoncé par Rousseau.
Voici l’avènement du monde « de ceux qui ne croient plus à rien » et « s’en font gloire et orgueil ». Voici l’avènement du monde « qui fait le malin », le monde « de ceux à qui on n’a plus rien à apprendre », de ceux « qui ne sont pas des dupes, des imbéciles », comme nous ; le monde de ceux qui ne croient à rien, « pas même à l’athéisme », « qui n’ont pas de mystique et qui s’en vantent », qui veulent jouer sur deux tables des deux mains. Voici donc le commencement du monde « que nous avons nommé , que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. » [33]
Le journal est l’emblème de cette modernité. Il est le lieu du temps en miettes, d’un faux présent sans contenu. Le théâtre où le fait divers quotidien se hausse sur ses faux-talons historiques pour jouer le rôle de l’événement absent. Le miroir d’une humanité narcissique métamorphosée en maculature. Il est enfin, dans sa boulimie de faits et sa frénésie d’enregistrement, un misérable substitut de mémoire.
« Tout homme moderne est un misérable journal. Et non pas même un misérable journal d’un jour. D’un seul jour. Mais il est comme un misérable vieux journal d’un jour sur lequel, sur le même papier duquel on aurait tous les matins imprimé le journal de ce jour-là. Ainsi nos mémoires modernes ne sont jamais que de malheureuses mémoires fripées, de malheureuses mémoires savatées... Le moderne est un journal... Et nous ne sommes plus que cet affreux piétinement de lettres. Nos ancêtres étaient du papier blanc et le lin même dont on fera le papier. Les lettrés étaient des livres. Nous modernes nous ne sommes plus que des macules de journaux. » [34]
Les Cahiers, eux, ne sont pas modernes. Ils ne sont pas homogènes, étalonnés sur l’écoulement bi-mensuel du temps. Ils vivent au rythme de l’événement. « Ils sont longs quand la quinzaine est épaisse ». C’est tout.
Ils disputent le présent à la mode.
Ils sont un anti-journal.
XIII.
Dans le monde moderne, soumis à la dictature de la quantité, à la loi de l’opinion qui fait nombre et de la majorité qui fait masse, « chacun pense à majoriser ». Le marché parlementaire obéit à la loi de la concurrence. Le pire n’est pas cette fascination majoritaire, cette obsession de faire nombre ; le pire est dans l’anéantissement qui, corrolairement, frappent les minorités.
Les minorités ne font pas le poids.
Il n’y a pas si longtemps, un ancien révolutionnaire retourné, intervenant sur la question du système électoral, déclarait dans Libération qu’au-dessous de 5%, de toute façon, les minorités ne comptent plus. Et pourtant, « nous les révolutionnaires nous avons toujours été en minorité infime. Et pour longtemps nous sommes en infimité. » [35] Cette infimité ne vaut pas cher aux balances électorales.
Et pourtant...
« Pendant toute l’affaire les dreyfusards furent en France la minorité infime. » Justice et vérité ne relèvent pas plus du suffrage majoritaire que du jugement de l’histoire ventriloque. Sinon, ce serait à désespérer. Sinon, il faudrait se résigner à la dictature stupide et têtue du fait accompli. Il faudrait plier la nuque devant le nombre qui ne se contenterait plus de faire majoritairement loi, mais aurait désormais autorité sur le vrai. Tant il est vrai que la démocratie n’est pas l’autre absolue de la dictature.
Tant il est vrai, en un temps - moderne - où « on ne devient pas populaire sans y avoir un peu contribué », où on « ne devient pas populaire sans s’en apercevoir » que la politique parlementaire, à l’image du journal, est soumise à l’impératif catégorique du tirage : sous le règne de la réclame, « il ne faut pas avoir commis moins de laideurs pour obtenir un tirage de cent quarante mille que pour obtenir cent quarante mille voix ». On n’est pas décoré malgré soi. Au royaume de la démagogie parlementaire, « la popularité n’est que la décoration de la démagogie ». [36]
Le parlementarisme, c’est la politique moderne.
Comme le journalisme, il distille sa dose vénéneuse de corruption. De corruption ordinaire et banale, monétaire et matérielle, et de corruption du deuxième type, insinuante et sinueuse, intellectuelle et oblique, qui courbe la conviction aux caprices de la gloriole. La vaine gloire ! La gloriole « profondément bourgeoise, bourgeoise en elle-même ».
A laquelle résiste l’insoumission « des inglorieux ». [37]
XIV.
Avant même que Roberto Michels ou Rosa Luxemburg n’en livrent la radioscopie, Péguy a vu naître, sous ses yeux, à son désespoir, le monstre du « même grand et seul parti de la bureaucratie », le grand parti moderne où droites et gauches se confondent ; où leurs orateurs, parlementaires, journalistes, lorsqu’ils s’affrontent, « ne se battent que derrière le guichet » et jamais à travers le guichet « parce qu’alors ce serait sérieux. » Fût-ce au prix de discutables emportements polémiques (mais ce prix était-il, au vu des catastrophes du siècle, excessif ?) Péguy, comme Sorel, saisit à la source la corruption parlementaire du mouvement socialiste naissant.
Il perçoit d’un regard l’élan de la quantification générale et de la rationalisation bureaucratique. Il voit bien l’énorme manipulation métaphysique à l’œuvre derrière le sacre des nouvelles sciences humaines. Il comprend parfaitement, contre Renan, le pacte autoritaire entre l’Etat, la science, et la foi nouvelle. Il n’est pas dupe des démonstrations faisant des méthodes inductives le modèle éternel de la science. Il ne reçoit pas pour argent comptant cette idée de science parvenue, endurcie, intolérante, en train de chasser jusqu’au souvenir de la vieille science allemande. Il a l’audace de lui demander des comptes : « Car à nous demander ce que ce pourrait bien être que la sociologie, en quel sens et dans quelle mesure elle pourrait bien être et être une science, il faudra bien que nous commencions par nous demander en général ce que c’est qu’une science... Nous aurons à nous demander si la science moderne, dans ses diverses manifestations, mais plus particulièrement dans celle qui nous retiendra de la l’introduction de la sociologie, n’est point pourrie de métaphysique, en réalité et même de métaphysiques, des métaphysiques les plus dangereuses, et même je diai des seules qui soient dangereuses de toutes les métaphysiques, étant dissimulées, inavouées, ne s’avouant pas. » [38]
Il y sent la religiosité cachée et honteuse.
Là, dans cette prétention au commencement absolu. Dans ce partage soudain de la lumière et des ténèbres. Dans cette naissance de rien qu’on appelerait plus tard coupure épistémologique, il y avait comme la réminiscence et la nostalgie de la création. Oui, il y avait un miracle suspect dans cette soudaineté. Dans cette entrée en science. « Tout à coup. Et tout d’un coup. Disons le mot : miraculeusement. »
Avant Michels et Weber, Péguy débusque la bureaucratie et éprouve le désenchantement. Sans résignation, son parcours est un douloureux raidissement, de plus en plus solitaire, devant les puissances implacables de la modernité.
XV.
Face à de telles puissances, face au pacte de la science et de l’Etat, face à l’omnipotence de la prêtraille bureaucratique, Péguy veille au partage des eaux. Contre les arrangements et les réconciliations, contre les empiètements et les indulgences, il tient pour « les belles cassures » et les franches ruptures.
Un vaincu ne pactise pas avec les vainqueurs.
Un inglorieux ne transige pas avec la gloire.
Principe de résistance et de dignité.
« Et la révolution ne consistera pas plus à remplacer la vieille gloire bourgeoise par une gloire socialiste, brevetée, avec la garantie d’un nouveau gouvernemnt qu’à remplacer la vieille concurrence bourgeoise par une émulation socialiste habilement enrubannée. La gloire est en un sens l’autorité de la réptuation. Ma révolution supprimera toute autorité. Sans quoi elle ne serait pas définitive, elle ne serait pas la révolution. » [39]
D’où l’affinité élective entree Péguy et Bernard Lazare.
D’où l’intransigeance de leur messianisme libertaire.
Il y a du guesdisme dans le socialisme comme il y a du jésuitisme dans l’Eglise. Car « il n’y a pas seulement des capitalistes d’argent : Guesde est un capitaliste d’homme ». Au risque de l’excès ou de l’injustice, Guesde est ici un type, celui du chef ouvrier gagné par la routine du progrès et de la promotion. Si ce n’est lui, ce seront Ebert ou Noske, Mollet ou Bérégovoy, et tant d’autres. Ce sont « ceux de nous qui commencent par commander ou asservir des révolutionnaires » et qui sont « en retard en arrière de la révolution bourgeoise. » [40] Ce guesdisme là, c’est déjà la raison d’Etat triomphante dans le mouvement socialiste. Celle qui s’épanouira dans toutes les unions sacrées et dans toutes les gestions loyales.
Péguy a tout de suite flairé l’Eglise et le tribunal dans le parti. Il a perçu la vieille attitude autoritaire, la vieille manie de jugement des Eglises, des Etats modernes et bourgeois. Sa véhémence même est le signe d’une irrémédiable blessure, d’une déception inconsolée. Depuis son affrontement avec Blum et Herr sur la liberté de la presse, il s’avoue « détraqué », « détraqué par la déception ». Désormais, il n’aura jamais assez de méfiance en éveil contre l’abus de pouvoir, contre la confusion de la raison critique et de la raison d’Etat.
Car la raison ne procède pas de l’autorité gouvernementale et c’est lui manquer que « de vouloir établir un gouvernement de la raison » ou un ministère de l’intelligence ! « Il ne peut y avoir, il doit y avoir ni ministère, ni préfecture, ni sous-préfecture de la raison, ni consulat, ni proconsulat de la raison : ... en aucun sens la raison n’est la raison d’Etat ; toute raison d’Etat est une usurpation déloyale de l’autorité sur la raison, une contrefaçon, une malfaçon. » [41] Un « mouvement de conscience » vaudra toujours mieux que tous les décrets de la raison installée et instituée.
XVI.
Pas plus que l’économie ne peut s’émanciper de la politique, la politique ne peut donc s’émanciper de la morale. A la différence de l’histoire, dont l’illusion fatale consisterait à croire qu’elle marche avec la justice, alors « que les prétendus recouvrements de la justice et de l’histoire ne sont que de fausses et fortuites coïncidence », la révolution sera morale ou ne sera pas.
Les Cahiers en font leur crédo.
Ce que Péguy ne peut pas pardonner à Jaurès, c’est précisément cette moderne distinction des genres et cette moderne division des tâches : d’avoir fait d’une affaire « qui était révolutionnaire et morale », de ce type d’affaire sur lesquelles on ne saurait se réconcilier jamais, un simple recommencement parlementaire.
Entre cette morale révolutionnaire et cette politique parlementaire, l’exclusion est réciproque. Il n’y a pas de promiscuité, de coexistence, de cohabitation possibles. N’est-ce pas, au fond, le principe même du geste révolutionnaire : « On peut dire vraiment que l’affaire Dreyfus et le dreufusisme furent la condamnation de la politique, et réciproquement que la politique était la condamnation de l’affaire Dreyfus et du dreyfusisme. Il y avait entre le dreyfusisme et la politique une incompatibilité totale, essentielle. Aussi longtemps que la politique vit, le dreyfusisme ne vit pas. Le dreyfusisme interrompit la politique ; la politique a interrompu le dreyfusisme. Quand et où l’affaire Dreyfus commence la politique finit. Quand et où la politique recommence, l’affaire Dreyfus finit. Le dreyfusisme et la politique ne peuvent pas être contemporains ; ils ne peuvent pas résider ensemble dans les mêmes consceinces. Ils ne pouvaient demeurer dans la même cité. » [42]
La politique, telle qu’elle est devenue et telle qu’on l’entend, et le dreyfusisme, en tant que politique morale, d’un seul tenant, d’une seule coulée, sont donc inconciliables. La politique parlementaire est un calcul d’intérêt et une étude de marché ; la morale révolutionnaire est une règle de conduite qui refuse les dédoublements commodes, des fins et des moyens, du réel et du possible, de la responsabilité et de la conviction.
La morale sans conviction est irresponsable. La responsabilité politique seule est immorale. Morale et politique ne peuvent aller l’une sans l’autre, sans la tension permanente de leur dialogue.
Il n’est au fond de morale que de conviction.
XVII.
Péguy n’a jamais pensé autre chose.
Il n’a pas cédé au tiédissement de l’affaire.
En des temps frivoles et versatiles, il est homme de fidélité et de continuité. « Nous avons reçu le nom de dreyfusards comme une injure au commencement de l’épidémie, parce que seuls nous n’étions pas malades. On nous a jeté ce nom comme la foule d’Oporte jetait des pierres aux médecins. Nous garderons ce nom si cela est nécessaire, aussi longtemps que nous travaillerons à la réparation. » [43]
Fidélité et continuité sont perçues par les malins, qui tournent au moindre vent, comme les nécessités faites vertus de l’engourdissement et du vieillissement. Chez Péguy, elles sont au contraire le propre de la jeunesse et des « professionnels de la jeunesse ». Il en va des âges comme des nénuphars. L’élan, le jaillissement des premiers est souvent le bon. La fidélité est donc d’abord fidélité à la jeunesse prodigue, qui ne calcule pas encore, qui n’a pas encore appris les prudences de l’épargne, qui suit les commandements de « l’émotion juste » encore intacte.
Péguy se tient aux antipodes des repentances et des rénégations.
Quand vient le temps blasé des moqueries, des condescendances complices, des rires jaunes, d’avoir brandi des drapeaux, scandé des noms, ou manié le gourdin, il refuse le confort poisseux des connivences générationnelles. Il est mal léché, sans doute souvent insupportable, ce veilleur de mémoire. Mais son sérieux humoristique rappelle tout simplement qu’on ne rit pas de tout avec n’importe qui, premier principe du respect de soi-même.
Car, tous comptes faits, une fois retranchée la part des erreurs et des illusions, le grand oubli approximatif, la grande réconciliation au centre, la grande neutralisation des pour par les contre n’est toujours pas possible. A moins de renoncer à croire « que le juste est juste ». Mais alors, tous les chats seraient gris et tout serait possible.
A chaque « jeunesse » son « affaire ».
« La quantité d’illusion était énorme sans doute - mais ’il n’y avait rien eu, mais s’il n’y avait pas eu ce mouvement, ce sursaut, la convergence active de tous ces refus, ne serions nous pas, alors, couverts de honte, et tout autrement que pour les bévues que, dans le feu roulant des actions de soutien, nous avons pu commettre. » [44]
***
Le but de ce texte ne saurait être de rétablir une vérité, pire une orthodoxie, de Péguy. Comme le dit Robert Scholtus, « la citation de Péguy ne peut s’autoriser que de la situation qui est la sienne ». Elle ne nous dispensera pas de chercher notre propre réponse à « l’exigence irrécusable du présent », même si la boucle historique rabat aujourd’hui sur les origines de la République les grandes interrogations de la nation, de la guerre, de la religion, de la laïcité, et détermine une éclatante actualité de Péguy.
Du moins faut-il en respecter l’attitude. Ne pas faire de ce fauteur de discorde un saint patron œcuménique. Il n’est pas dans le registre du consensus et des apaisements : « le respect même que nous devons aoir pour nos amitiés exige impérieusement que nous les rompions net ; aux amitiés véritables, il faut de belles cassures ». Ce qui est fort, ce n’est pas de se brouiller avec la moitié du monde. C’est même la moindre des choses. Ce qui est fort, c’est d’oser s’il le faut rompre aussi avec la deuxième moitié.
Peut-être Péguy s’est-il brisé en voulant aller trop loin et trop droit sur sa voie. Peut-être, en dépit de son acharnement à n’être pas religieux, « pas même avec Renan », sa conversion finit-elle par donner raison au prieur de l’Acropole. A trop laïciser, à trop séculariser, à gratter la religiosité jusqu’au sang, il n’y aurait d’autre issue que la revanche du religieux. : à récuser la loi de l’histoire et du progrès, il ne resterait que le scepticisme ou la foi. A moins d’opposer à la vieille théologie, non le vide de l’abstraction et du nombre, mais, comme le fait Benjamin, la vigilance d’une théologie négative sur le qui-vive.
Avec Sorel, avec Lazare, Péguy fait exception dans le lourd paysage du positivisme français. Nourri de Pascal, il en perce la grise croûte. Cette salutaire échappée suffit-elle à prétendre contre toute vraisemblance qu’il indique, avec Benjamin, un modeste sentier praticable pour un retour à Marx ? Il faudrait pour cela établir qu’il existe un Marx au bois dormant, longtemps oublié par les orthodoxies social-démocrates et staliniennes, que notre présent tumultueux pourrait réveiller de ses cauchemars.
C’est un vaste programme. Et une autre histoire.