Malgré la présence d’un président en civil, la promesse d’une levée prochaine de l’état d’urgence et du rétablissement de la Constitution, une date pour les élections législatives - le 8 janvier -, la crise profonde que traverse le Pakistan reste entière. Emmené par les avocats, le mouvement politique, qui draine chaque jour dans les rues des différentes villes du pays des centaines de manifestants réclamant le respect de la Constitution et la réinstallation des juges écartés après l’état d’urgence, reste une épine sérieuse pour le président Pervez Musharraf.
Faibles en nombre, les manifestants apparaissent aujourd’hui forts de l’influence qu’ils ont dans la société et du message qu’ils véhiculent. Aux avocats toujours les plus nombreux se sont joints les journalistes, directement affectés par les mesures de censure, les étudiants, en majorité issus des écoles de l’élite, et des membres des professions libérales.
Toutes ces professions qui expriment l’opposition ont bénéficié de l’explosion des médias et se sont développées grâce aux mesures de libéralisation économique de l’ère Musharraf. Elles affirment clairement aujourd’hui leur volonté de rompre avec le passé et exigent que le pays soit gouverné dans le respect des lois. La réaction extrêmement brutale des autorités à ces manifestations n’a fait que renforcer la détermination de ces opposants qui refusent de perpétuer les erreurs du passé et de jouer le jeu d’une démocratie factice.
« Nous ne referons pas les erreurs de nos aînés qui ne sont pas descendus dans la rue quand il le fallait. Nous nous battrons contre le règne de l’armée en politique », affirmait, lors d’une manifestation, Salahuddin, un étudiant de l’Institut de technologie d’Islamabad. Depuis un mois, les slogans des manifestations reviennent tous aux fondamentaux d’une démocratie. « Ils dénoncent, souligne l’analyste Nasim Zehra, le règne de l’arbitraire, l’impunité des responsables, la mise à l’écart de la Constitution et des tribunaux à volonté et la détermination du destin du pays par un seul individu. »
Issus des classes aisées, « ces opposants représentent toutefois le sentiment majoritaire de la population », relève le Dr Ijaz Shafi Gilani, président de l’institut de sondage Gallup Pakistan. Quatre-vingts pour cent des personnes interrogées à travers le Pakistan urbain et rural estiment en effet, selon un récent sondage Gallup, que l’éviction des juges considérés comme hostiles par le président Musharraf est une faute. Signe aussi de la perte de popularité du président, 67 % des sondés dénoncent aujourd’hui l’imposition, le 3 novembre, de l’état d’urgence alors qu’en 1999 quand le général Musharraf s’était emparé du pouvoir en écartant le premier ministre Nawaz Sharif, 70 % des personnes interrogées avaient approuvé les mesures d’urgence.
Les manifestants qui transcendent les classiques divisions - ethniques, religieuses, politiques - de la société pakistanaise opèrent jusqu’à maintenant en dehors des partis politiques mais ont forcé ceux-ci à les entendre. « Les gens veulent la démocratie, le respect des lois, la suprématie de la Constitution et leur sentiment est si fort que les partis politiques sont obligés maintenant de parler de la restauration de l’institution judiciaire », affirme Athar Minallah, avocat à la Cour suprême.
D’abord absente du discours des leaders politiques, cette question est aujourd’hui la pierre d’achoppement à un accord entre les deux ex-premiers ministres, Benazir Bhutto et Nawaz Sharif, pour l’élaboration d’une « charte de demandes » que l’opposition veut soumettre au gouvernement avant toute décision sur un éventuel boycottage des élections législatives.
M. Sharif veut introduire la restauration des juges comme condition sine qua non pour la participation au scrutin, alors que Mme Bhutto se contenterait de souligner la nécessité d’une justice indépendante. Que Benazir Bhutto et Nawaz Sharif aient aussi fait le geste de vouloir rencontrer, sans succès, l’ex-président de la Cour suprême, Iftikhar Mohammad Chaudhry, toujours en résidence surveillée, est significatif de l’aura que celui-ci garde dans l’opinion pour avoir tenu tête au « pouvoir des généraux ». D’après le même sondage Gallup, le juge Chaudhry gagnerait, avec 70 % des voix contre 30 % pour le président Musharraf, une élection présidentielle.
L’ABSENCE D’UN VÉRITABLE LEADERSHIP
Combien de temps toutefois ce mouvement de la société civile peut-il se perpétuer en l’absence d’un véritable leadership et d’un relais puissant dans la rue, que seuls les partis politiques peuvent fournir ? La libération, qui devra bien intervenir un jour, des juges et des avocats toujours en résidence surveillée pourrait donner un nouvel élan, mais dans cette période électorale, souligne l’avocate Amna Paracha, « le terrain revient aux partis politiques ».
Ce mouvement fragilise toutefois le président Musharraf, qui a besoin d’un Parlement docile pour pouvoir faire avaliser les mesures d’urgence qu’il a prises pour s’assurer un deuxième mandat présidentiel. Tous les analystes s’accordent pour estimer que, sans manipulation des élections législatives, il lui sera impossible d’obtenir la majorité des deux tiers dont il a besoin. Patronné par les Etats-Unis, l’accord de partage de pouvoir avec Benazir Bhutto semble mal parti, et celle-ci ne peut ignorer totalement le sentiment populaire.
« Il sera difficile au président Musharraf de gouverner le pays si une large partie de la classe dirigeante ne veut pas de lui », affirme M. Gilani. « Il sera appelé à s’écarter par l’establishment », ajoute-t-il. Dans un entretien à la chaîne de télévision américaine ABC, le président Musharraf a déjà évoqué la possibilité pour lui de partir « si la situation (après les élections) se développe d’une manière inacceptable ».
Pour l’instant, c’est l’incertitude qui ressort de la situation, avec une interrogation majeure sur le boycottage ou non des élections législatives par tous ou seulement par une partie de l’opposition. Une autre inconnue est l’attitude des partis politiques sur une éventuelle campagne d’agitation dans la rue à laquelle devra répondre le gouvernement intérimaire qui, loin d’être neutre, est composé exclusivement de fidèles du président. En attendant, souligne M. Gilani, « si cette classe de professionnels, qui pour la première fois se lèvent pour exiger la suprématie de la loi - question qui est au cœur de nos problèmes -, peut maintenir son mouvement, le pays peut réellement changer ».