Dès son élection, en septembre, le premier ministre japonais, Yasuo Fukuda, a fait savoir qu’il ne se rendra pas à Yasukuni, sanctuaire où reposent les âmes des soldats morts pour l’empereur. Les criminels de guerre exécutés après la capitulation japonaise en 1945 figurant parmi les âmes qui y sont vénérées, Pékin et Séoul s’étaient déjà fermement opposés aux pèlerinages de l’ancien chef du gouvernement Junichiro Koizumi (2001-2006) à Yasukuni.
Pourquoi, en 2007, le Japon a-t-il toujours tant de mal à se confronter avec son passé ? Personne ne pourrait imaginer un ou une chancelier(e) allemand(e) priant pour le repos des âmes des pendus de Nuremberg. Mais avant de comparer - démarche inévitable - le Japon et l’Allemagne face à leur passé, deux faits importants ne doivent pas être oubliés. Premièrement, Tokyo a présenté ses excuses et a contribué financièrement au dédommagement de ses victimes. Et, même si le Japon a tendance à minimiser les faits qui lui sont reprochés, il ne règne pas de négationnisme d’Etat. Deuxièmement, dans ses rapports ambigus avec l’histoire, le Japon est dans la norme et l’Allemagne un cas exceptionnel.
N’oublions pas qu’avant le discours prononcé par Jacques Chirac lors des commémorations de la rafle du Vél’ d’Hiv’, aucun gouvernement n’avait reconnu la responsabilité française dans la Shoah. De même, l’Autriche de Kurt Waldheim et Jörg Haider, l’Italie de Berlusconi avec ses ministres issus du néofascisme, et les Etats-Unis, où les politiciens sont souvent équivoques envers les symboles sudistes de la guerre de Sécession, largement utilisés par le Ku Klux Klan, laissent à penser que ce que les Japonais nomment la « question historique » est un problème que peu de pays savent résoudre.
Mais, allié d’Hitler, le Japon est « jumelé » avec l’Allemagne, c’est donc avec celle-ci qu’il faut le comparer. Si les Japonais n’ont pas la même attitude que les Allemands face à leur passé, il y a plusieurs raisons.
Pour Washington, en position dominante après 1945 en Europe de l’Ouest et au Japon, il était essentiel d’établir de bonnes relations entre l’Allemagne et le reste de l’Europe occidentale afin de faire redémarrer l’économie du Vieux Continent, d’éviter de nouveaux conflits et de créer un bloc solidaire face au péril soviétique. En dehors des communistes et des nostalgiques d’un nationalisme exacerbé, Allemands, Belges, Luxembourgois, Français, Italiens et Britanniques partageaient cette analyse.
En revanche, les Etats-Unis n’avaient pas pour but d’incorporer l’archipel japonais dans une stratégie régionale, car il n’y avait pas d’Asie économique et politique à construire : la Chine était en proie à une guerre civile avant de tomber dans le camp adverse ; la Corée (du Sud), un pays pauvre et sans industrie, n’avait, pensait-on à l’époque, aucun avenir. Pour le gouvernement américain, l’objectif était de construire une alliance bilatérale américano-nippone sans référence au reste du continent asiatique, contrairement au pacte atlantique qui fusionna la relation germano-américaine dans une coalition euro-américaine.
En Europe comme au Japon, l’objectif était de mettre fin rapidement aux régimes d’occupation. Washington devait donc établir à Bonn et à Tokyo des gouvernements alliés et efficaces. Au Japon, rares étaient les membres de l’establishment qui n’étaient pas entachés par la collaboration avec le régime militaire. En Allemagne, en revanche, il y avait des démocrates-chrétiens et des sociaux-démocrates qui alliaient compétence, sentiments proaméricains et européens, et n’avaient pas de passé nazi. Enfin, rappelons que 1933 marque, en Allemagne, la fin d’une époque et le début du règne d’un révolutionnaire plébéien, naturalisé de fraîche date, ennemi non seulement des communistes mais haïssant aussi la noblesse, les officiers et les grands bourgeois.
Au Japon, en revanche, il n’y a pas de prise du pouvoir par un Hitler, mais une dérive graduelle du pays qui continue à être gouverné par des ministres, hauts fonctionnaires, généraux et amiraux sortis des meilleures universités et des académies militaires et navales. Et l’empereur reste à la tête de l’Etat. Hitler était un caporal, Tojo un général officier d’état-major. L’armée, l’aristocratie et la classe politique nippones ne produisirent aucun Stauffenberg, James von Moltke ou Rommel. La coupure évidente que représente Hitler et le sacrifice d’hommes comme Stauffenberg, appartenant à l’élite de la nation, rendent psychologiquement plus facile le mea culpa en Allemagne qu’au Japon, où aucun résistant de marque n’a sauvé l’honneur des classes dirigeantes.
La géographie des exactions nazies et japonaises est aussi différente. Il y eut des camps de concentration en Allemagne, et les Alliés forcèrent les Allemands à s’y rendre pour qu’ils voient de leurs propres yeux les preuves de leurs crimes. L’industrialisation de la Shoah fait qu’il reste des « monuments », dont Auschwitz, qui témoignent de la barbarie hitlérienne. Les exactions de l’armée impériale eurent lieu à l’étranger, il n’y a donc pas de Dachau au Japon. Les massacres et viols commis en Chine n’ont pas laissé les mêmes traces indélébiles que les usines de la mort des nazis.
Il faut aussi ajouter que les Européens et les Américains furent plus choqués par des atrocités de la patrie de Kant et de Goethe qu’ils ne le furent par le comportement d’un pays asiatique comme le Japon. Les Occidentaux exigèrent donc dès 1945 plus de contrition des Allemands que des Japonais. L’amnésie historique et le négationnisme sont donc plus aisés au Japon qu’en Allemagne.