Depuis le traité de Maastricht en 1992 qui posait des conditions draconiennes à la participation à la monnaie unique et depuis le traité d’Amsterdam en 1997 et le « Pacte de stabilité et de croissance » qui ont maintenu jusqu’à aujourd’hui – sous peine de sanctions financières – les mêmes conditions, l’austérité budgétaire et l’orthodoxie monétaire dans l’Union européenne empêchent d’envisager une autre voie que celle du néo-libéralisme.
L’orientation de ces politiques est connue : inscrire l’Europe dans le grand mouvement de circulation et de concentration des capitaux. Pour cela, la classe dominante entend se débarrasser des « charges » héritées de l’époque où le progrès se définissait par un haut degré de protection sociale et un large éventail de services publics. En reportant sur le salariat le coût de la restructuration libérale du capitalisme, elle se donne les moyens de participer à la bataille pour la conquête des marchés mondiaux. Briser les résistances sociales devient donc l’objectif de plus en plus explicite des politiques libérales. L’arme principale pour accomplir ce dessein est sans doute la Banque centrale européenne à laquelle est assignée une seule perspective : empêcher le retour de l’inflation en restreignant le crédit, sauf pour alimenter les marchés financiers – on l’a encore récemment vérifié quand, pour éviter l’effondrement du système bancaire et financier à la suite de la crise des « subprimes », elle a injecté des centaines de milliards d’euros – et en admonestant les Etats à la moindre velléité de leur part d’utiliser les budgets publics à des fins de relance de l’emploi.
La justification de ce programme accompli avec une persévérance inédite depuis plus de vingt-cinq ans a nécessité un revirement complet des préceptes économiques qui paraissaient les mieux établis depuis que Keynes avait démontré dans les années 1930 que le marché était incapable d’assurer à lui seul une situation de plein emploi. Comment ce revirement théorique puis politique a-t-il pu être mené à bien… pour le malheur des peuples ? En déconstruisant la relation qui existe entre le salaire et l’emploi que Keynes avait mise en évidence et en la reconstruisant sur une base complètement opposée.
Les subtilités et failles keynésiennes
Au fur et à mesure que l’emploi augmente, pour des équipements en quantité et qualité constantes à court terme, la productivité d’un travailleur supplémentaire embauché (productivité dite marginale) décroît, non parce que ce travailleur est moins compétent que les précédents mais parce que l’efficacité retirée de l’utilisation d’équipements sur lesquels on fait travailler de plus en plus de monde est moindre. C’est un point admis aussi bien par les économistes keynésiens que par les libéraux néo-classiques. Par conséquent, selon l’orthodoxie, les salaires réels individuels ne peuvent que baisser. La raison en est que l’employeur embauche tant qu’un travailleur supplémentaire lui rapporte plus qu’il ne lui coûte. Comme tous les salariés d’une même catégorie sont payés pareillement, la rémunération baisse en même temps que la productivité marginale. Mais cette baisse est invisible grâce au maintien des salaires nominaux, entretenant une « illusion monétaire » car l’inflation rogne le pouvoir d’achat, c’est-à-dire les salaires réels.
C’est ici qu’intervient la première subtilité de Keynes. Celui-ci pensait sans doute inévitable la baisse des salaires réels, mais qui était compensée en terme de demande de biens et services par une augmentation de la masse salariale globale, du fait de l’augmentation de l’emploi. Autrement dit, selon Keynes, la baisse des salaires réels accompagne toujours l’amélioration de l’emploi, mais ce n’est pas cette baisse qui suscite l’embauche. Admirons la nuance ! La trouvaille est géniale, mais elle va se révéler terrible du fait de la concession accordée à la théorie libérale, à savoir la baisse de la productivité marginale du travail au lieu de considérer celle-ci constante, voire croissante, en situation de sous-emploi.
La position de Keynes peut se résumer ainsi : les décisions d’emploi par les capitalistes ne sont pas prises en fonction du niveau des salaires (de l’état du « marché du travail » comme disent les libéraux) mais des perspectives de débouchés qu’ils anticipent pour leurs marchandises. Si elles leur paraissent bonnes, ils investissent et embauchent ; si elles sont mauvaises, ils freinent tout. Donc, les capitalistes étant seuls maîtres de ces décisions, le comportement des salariés n’entre en rien en ligne de compte pour expliquer le niveau de l’emploi. Le chômage n’est jamais volontaire (de la part des chômeurs), disait Keynes avec des accents très marxiens puisque les salariés sont subordonnés aux décisions de leurs employeurs.
Après avoir écarté la baisse des salaires réels comme réponse au chômage, la deuxième subtilité de Keynes consiste à examiner si la baisse des salaires nominaux pourrait jouer un rôle en faveur de l’emploi. Quitte à donner lui-même un bâton pour se faire battre, Keynes dit : oui, mais pas pour la raison que l’on croit, pas parce que les travailleurs coûteraient moins cher. Parce que, les salaires baissant, les entreprises diminueraient leurs prix, ce qui, pour une même masse monétaire en circulation, équivaudrait à un accroissement de celle-ci, contribuant à la diminution du taux d’intérêt et, par suite, à la relance de l’investissement et de l’emploi [1]. Cependant, cette solution aurait au moins deux inconvénients : primo, la baisse des prix et des salaires modifie les positions relatives et désorganise l’économie ; secundo, les salariés renâclent à toute baisse des salaires. Meilleure est alors la solution inverse : considérer les salaires nominaux comme rigides à la baisse – voire comme pouvant augmenter – et jouer sur la souplesse de la masse monétaire. D’où le grand cri d’horreur libéral.
Le retournement libéral
De ces subtilités de raisonnement, les libéraux, et plus particulièrement ceux qu’on appelle les monétaristes, vont fabriquer une arme retournée contre les politiques d’inspiration keynésienne. Puisque la baisse des salaires réels accompagne la relance de l’emploi, faisons-la passer comme étant un préalable et organisons-la pour qu’il en soit ainsi. Transformons une conséquence en une cause, tel est le programme théorisé et mis en œuvre par les libéraux dont certains vont jusqu’à se réclamer de l’héritage de Keynes sous le label « néo-keynésien ».
Une telle transformation n’était pas chose aisée. Aussi prit-elle un certain temps. Dans une première étape, les économistes néo-classiques s’engouffrèrent dans la brèche laissée entrouverte par Keynes. Puisque l’inflation semblait inévitable pour provoquer la baisse des salaires réels accompagnant la reprise de l’emploi, et donc qu’une relation inverse existait entre chômage et inflation (relation représentée par la courbe dite de Phillips), la hausse des salaires nominaux atténuait la baisse du pouvoir d’achat. Les politiques keynésiennes d’après-guerre ont alors consisté à faire en sorte que ces salaires ne progressent pas plus vite que la productivité du travail pour ne pas détériorer la part des profits dans la valeur ajoutée et éviter que les entreprises ne relèvent leurs prix.
Lorsque, à la fin des années 1960, il devint manifeste que les gains de productivité se ralentissaient alors que les tensions salariales restaient vives, l’économiste Milton Friedman entreprit un travail de sape de la théorie keynésienne. Selon lui, les individus sont rationnels et ils anticipent toutes les décisions de politique économique. Si les pouvoirs publics décident de relancer l’activité par une politique de crédit à bon marché, les entreprises investissent et embauchent tant que les prix augmentent plus vite que les salaires. Mais dès que les salariés s’aperçoivent de la baisse de leurs salaires réels, ils revendiquent un rattrapage de leur pouvoir d’achat et l’emploi recule jusqu’à rejoindre le NAIRU (non accelerating inflation rate of unemployment), c’est-à-dire le taux de chômage qui empêche l’inflation de s’emballer. Ce taux est considéré comme taux de chômage naturel ou d’équilibre parce que c’est celui vers lequel revient inexorablement le niveau du chômage après une tentative de relance qui ne peut qu’avorter, avec en prime une inflation plus forte. On devine la recommandation de Friedman : pour réduire le chômage, il faut briser le parallélisme entre l’évolution de la productivité et celle des salaires, c’est-à-dire désindexer la seconde de la première. Cette maxime savante reçut un nom : réduction du coût du travail pour réduire le chômage structurel, entendez le chômage dû aux rigidités structurelles du marché du travail introduites par les conventions sociales sur le parallélisme entre l’évolution de la productivité et celle des salaires, sur le salaire minimum ou sur le droit du travail en général. Aussitôt dit, aussitôt fait par tous les gouvernements du monde et par l’Union européenne : aucune tolérance ne fut dorénavant admise, les banques centrales devinrent les gardiennes de l’orthodoxie.
Remarquons que cette théorie dite monétariste postule que le marché assure spontanément l’équilibre de plein emploi et que la production tourne à son maximum. Or elle affirme ensuite qu’une politique économique est inefficace pour rétablir le plein emploi… déjà réalisé par hypothèse. Conscients de cette contradiction, les libéraux allaient faire subir une dernière transformation à leur thèse et ainsi être rejoints par leurs cousins sociaux-libéraux.
La concurrence parfaite n’existe pas. Les entreprises ne reçoivent pas une information venant de la « main invisible » leur indiquant le prix « du marché ». Elles ajoutent simplement un taux de marge à leurs coûts de production. Si la conjoncture est bonne, elles vendent bien et se laissent aller à des augmentations de prix sans trop craindre la concurrence ; le chômage diminue mais les salaires réels aussi. Si la conjoncture est mauvaise, le chômage augmente et les salaires réels également – même si
c’est faiblement – car les entreprises baissent leurs prix pour mieux vendre. Dans les deux cas, salaire réel et chômage évoluent dans le même sens.
En face, les salariés sont en meilleure position pour obtenir des salaires élevés quand le chômage est faible. De leur capacité de négociation et du rapport de forces qu’ils peuvent créer dépend le niveau de salaire obtenu qui sera plus ou moins élevé que le salaire hypothétique d’un marché vraiment concurrentiel.
Mais on voit que deux mouvements contraires sont à l’œuvre. La méthode de fixation des prix pousse à faire évoluer le salaire dans le même sens que le chômage. L’état du rapport de forces social pousse à faire évoluer salaire et chômage en sens inverse. Donc, selon le degré de monopolisation du marché des biens et selon le degré de pouvoir des syndicats, le niveau du chômage dit d’équilibre se déplace. Plus ces deux degrés sont élevés, plus le chômage est important. Plus ils sont bas, plus le chômage est faible. La responsabilité du chômage est ainsi renvoyée aux salariés ayant un emploi et accessoirement aux employeurs, parce que ni les uns ni les autres n’ont intérêt à voir les salaires baisser comme le commanderait le marché. Les entreprises pratiquent des « salaires d’efficience » pour éviter que les salariés, « par nature fainéants », ne se démotivent. Concurrence imparfaite et asymétrie d’informations sont les deux nourrices du chômage, dixit la nouvelle pensée libérale. [2]
C’est terriblement compliqué. Mais la conclusion est lumineuse : il faut libéraliser et flexibiliser le marché du travail. Finis les syndicats reconnus, finies les réglementations, fini le droit du travail protecteur, finies les cotisations sociales liées à l’emploi, fini le salaire minimum. Puisque le niveau d’emploi est déclaré indépendant de la demande de consommation et d’investissement, le gouvernement n’a plus qu’à décider des exonérations de « charges » sociales de plus en plus importantes pour les entreprises et inciter les chômeurs à rechercher vraiment un emploi, par exemple par une « prime à l’emploi » ou « impôt négatif » pour éviter les « trappes à chômage » [3].
A travers toutes ces subtilités et raffinements d’analyse, on peut sûrement se perdre. Le fil d’Ariane libéral est le suivant : le chômage n’a rien à voir avec la logique d’un système exploiteur (Marx) ni avec l’impuissance radicale du marché (Keynes), c’est-à-dire il n’a pas de cause macro-économique, il n’est lié qu’aux décisions des individus. Dès lors, la cause étant micro-économique, il n’y a plus besoin de régulation d’ensemble. C’est ainsi que le grand cri d’horreur libéral s’est achevé en horreur libérale en Europe et ailleurs.
Le chemin de l’orthodoxie économique est tortueux si l’on regarde la théorie, mais la pratique politique de la Banque centrale européenne est sans ambiguïté. Celle-ci affiche une norme de croissance de la masse monétaire européenne de 4,5% par an maximum : 2,5 points pour accompagner la croissance moyenne du PIB et 2 points pour couvrir l’inflation tolérée. Or la masse monétaire de la zone euro croît à un rythme de 10,9% par an (chiffre de mai 2007) [4], voire de 12,3% (chiffre d’octobre 2007) [5]. Et la contribution à cette croissance de chacune des composantes de la masse monétaire est totalement différente de la part de chacune d’elle dans le total (appelé dans le jargon monétaire M3). Ainsi, les moyens de paiement (pièces, billets et dépôts à vue : M1) représentent 47% du total, mais leur progression n’explique que 31% de l’augmentation du total ; les placements à vue (M2 – M1) représentent 38% du total, mais leur progression explique 44% de l’augmentation du total ; et les actifs financiers négociables émis par les banques (M3 –M2) représentent 15% du total, mais leur progression explique 25% de l’augmentation du total. Donc, 69% (44 + 25) de la croissance de la masse monétaire est due à la croissance des actifs financiers.
Le graphique [non reproduit ici] montre la divergence entre la croissance de la masse monétaire et la stabilisation de l’inflation, celle qui est mesurée par la hausse des prix des biens et services.
On comprend alors que la rigueur exigée à l’encontre des salaires pour réduire l’inflation sur les biens et services soit d’autant plus grande que la tolérance pour l’inflation sur les actifs financiers atteigne un laxisme à la hauteur du cynisme des classes possédantes. [6]