Quelle démarche vous a conduits à vous lancer dans une initiative aussi ambitieuse, explicitement inspirée de la New York et de la London Review of Books ? S’agit-il d’un constat d’indigence de la presse et de la critique en France et d’ignorance hexagonale par rapport à l’état de la recherche (anglophone notamment) ?
Jérôme Vidal – Notre point de départ est un constat de médiocrité générale de la critique (moins en matière de fictions que d’essais) adressée à un public large. L’enjeu fondamental, mais non exclusif, est donc de disposer d’un espace pour répercuter la recherche la plus intéressante auprès d’un public de « spécialistes ouverts » et de non-spécialistes, d’articuler un souci de recherche désintéressée entre chercheurs et les préoccupations d’un engagement militant. Il s’agit donc de donner une certaine publicité aux savoirs, en mettant en relief leur potentiel critique, sans tomber dans le fétichisme de la science pour la science.
Ce point d’équilibre entre l’autonomie nécessaire de la recherche et le risque d’indifférence à ses implications politiques et sociales, entre subordination à une idéologie partisane et « science sans conscience », reste difficile à trouver…
J. Vidal – Il est en effet problématique, ne peut que l’être, et il est souhaitable qu’il le soit. Certains chercheurs défendent le champ scientifique assiégé par les idéologies, sans s’interroger sérieusement sur les interpellations fécondes venues du champ politique. Il y a nécessité d’autonomie, mais nécessité aussi de mettre en évidence ses points aveugles quant à la dépolitisation de certains travaux scientifiques. Quand on fréquente un peu certains milieux « savants », on est frappé par la naïveté, non seulement politique, mais aussi épistémologique quant à l’inscription de leur travail dans les champs sociaux. Il s’agit donc d’aider un public élargi à accéder à ce qu’il y a de précieux dans la production savante, tout en pressant les chercheurs de s’interroger sur leurs propres impensés. Aujourd’hui, on se retrouve donc en situation de grande pauvreté, tant en ce qui concerne le choix que le contenu des recensions, et confrontés à une critique souvent apparentée à de la réclame. D’où notre parti pris d’articles à la fois informatifs et approfondis, et la part majeure accordée aux essais étrangers, même quand ils ne sont pas encore traduits en français.
Vous vous êtes inspirés, dans l’élaboration de votre projet, de publications telles que la New York Review of Books (NYRB) et la London Review of Books (LRB), sans équivalent en France. Pourquoi ?
J. Vidal – Par rapport à la LRB, nous avons une volonté de plus grande exhaustivité thématique, du moins dans le domaine de la recherche moderne et contemporaine. Par rapport à la NRB, nous revendiquons une conception plus politique. Nous voulons donc être une revue à la fois plus critique et plus politique. Nous avons l’ambition de jouer un rôle de passerelle entre différents lieux de savoir, mais aussi de confrontation entre les gauches critiques.
À propos de cette dimension politique, tu as publié, sous ta propre signature, dès le premier numéro de la revue, une critique virulente de la pétition des intellectuels en soutien à Ségolène Royal dès le premier tour de la présidentielle. Ce qui, pour les débuts d’une publication qui vise un public cultivé large, pourrait paraître imprudent ou téméraire…
J. Vidal – La revue n’a pas une ligne, au sens où nous défendrions une position contre d’autres. Mais elle est produite par une équipe qui partage des préoccupations et des passions politiques qui nous placent dans une position paradoxale et complexe. Nous sommes immergés dans un espace de la gauche critique (celui de revues telles que Multitudes ou Vacarme), mais pas sur le mode d’une inscription tranquille. Ce qui nous préoccupe, c’est d’affirmer un « nous » de la gauche critique. Et l’espace de ce « nous » est très incertain. Par conséquent, ce qui vient mettre à mal la possibilité même de ce « nous » est à combattre. Mon article visait à affirmer que ce qui s’est joué autour du ralliement de nombre d’intellectuels critiques à la candidature de Ségolène Royal, c’était un renoncement au « nous » de la gauche critique et sa dissolution dans un magma où la critique disparaît. Ce n’est donc pas tant le soutien à Ségolène que les termes désastreux – contre la gauche de gauche – dans lesquels il s’est exprimé, qui étaient visés. Ce qui m’intéresse, c’est le travail de cartographie de l’espace de la gauche critique. Il ne s’agit pas de démolir telle ou telle position, mais de faire jouer les positions de force (et de faiblesse) des uns par rapport aux autres. L’idée de la revue, ce n’est donc pas de se définir foucaldienne, bourdieusienne, negriste, ou postmarxiste, mais d’affirmer un espace de pensée, en faisant jouer les vertus critiques de diverses traditions, mais aussi leurs points aveugles, sans basculer dans l’éclectisme, de jouer en quelque sorte les équilibristes non éclectiques, ce qui n’est pas chose commode.
Les premiers numéros accordent une place importante aux auteurs anglophones (Fredric Jameson, Stuart Hall, Russel Jacoby, Mike Davis, Judith Butler, Perry Anderson…), souvent méconnus ou que l’on commence à peine à découvrir en France. Quel est le but de cette démarche ?
J. Vidal – C’est un point de départ, fruit de nos compétences, mais aussi du fait que les chercheurs qui émergent, même quand ils proviennent de la « périphérie » (du monde arabe, du sous-continent indien, d’Asie…), se retrouvent souvent dans les grandes universités du « centre » : nous sommes en quelque sorte rattrapés par ces flux culturels. À terme, le projet est celui d’une internationalisation accrue des recensions et des contributeurs.