Rédaction de « Critique communiste »
Roland Lew nous a quittés, terrassé par une brutale maladie contre laquelle il a lutté avec une lucidité et un courage qui forcent l’admiration. Militant proche de notre courant, il ne refusait jamais nos sollicitations, pour des séminaires, pour l’Université d’été, pour nos publications, dont Critique communiste. Il faut en particulier relire l’article que nous avions publié dans notre numéro 157 (hiver 2000), dans un dossier intitulé « traverser le siècle » : « Dit et non-dit de l’émancipation sociale ». Et il avait accepté de coordonner avec nous un dossier sur « mouvement social et politique : inventer de nouveaux liens ? », n° 169/170 (été/automne 2003), pour lequel il avait écrit un texte de cadrage de la recherche : « le nouveau mouvement social et la politique ». Un travail ambitieux que sans lui nous n’aurions pu engager, tant il nous a apporté non seulement son immense culture et son intelligence acérée, mais aussi sa volonté d’aller au bout des questions et un humour à toute épreuve.
Il nous manque.
A Anne, sa compagne, nous transmettons toute notre profonde sympathie.
Dans un texte, écrit en juillet 2004, Roland Lew revenait sur ce que fut son itinéraire. Ce texte est aussi une invitation à ne pas laisser à l’abandon le terrain de l’auto-émancipation qu’avec une farouche détermination il travaillait.
« Je viens d’une tradition socialiste de gauche (mais non stalinienne) : très jeune je fus sioniste-socialiste, adolescent, je suis passé à la gauche socialiste belge (« la Jeune Garde Socialiste ») et de là, par influence directe, au trotskysme, qui pour moi était un trotskysme luxembourgiste. L’essentiel pour moi était non le parti (je ne me sentais pas très léniniste), mais le processus de l’auto-émancipation sociale telle que je le comprenais, ou surtout je le mécomprenais, ainsi qu’un antistalinisme à la fois raisonné et viscéral. C’est comme cela que j’interprétais (à tort ou à raison, je crois en fait à tort ET à raison) le message de mon organisation, et de sa figure de proue, Ernest Mandel, qui communiquait une passion (en partie inconséquente) pour tout ce qui concernait l’auto-émancipation sociale. Très jeune, d’ailleurs, je lisais Socialisme et Barbarie, dont l’influence va s’imprégner en moi plus tard, mais très fortement comme on le verra dans le texte. A l’approche de la trentaine, sans m’éloigner d’emblée de mes conceptions mi luxembourgistes, mi trotskystes, j’ai suivi un cheminement en dehors des organisations, participant à des activités de moins en moins militantes et de plus en plus intellectuelles, éditoriales. Je suis devenu un enseignant sur les réalités du socialisme réel, surtout de la Chine, mais en continuelle comparaison avec l’URSS, et je suis de plus en plus devenu sensible à la question de la continuité et de la discontinuité entre socialisme historique du 19e siècle (que j’avais négligé au départ) et le socialisme et communisme réel au 20e siècle. Inlassablement je revenais dans les sujets que j’abordais sur la question de l’auto-émancipation, de ses difficultés, de son échec ou, pire, de son absence. Un constat qui est particulièrement frappant dans le cas du maoïsme, de la révolution chinoise, et encore plus de la République Populaire, cas que j’ai traité dans nombre de cours et de travaux divers. Il restait, il reste à déplacer la question, à l’élargir, à en revenir à son centre : le rapport entre émancipation et auto-émancipation sociale. Et même, de manière plus ample, plus « agnostique », il faut revenir sur l’auto-émancipation tout court, une thématique qui partirait sans forcément s’y accrocher de la figure particulière, singulière de l’auto-émancipation sociale des opprimés (ou encore à leur auto-organisation, terme qui est apparenté, sans être un synonyme complet). »
Une dette personnelle et intellectuelle
Pierre Rousset
Roland détestait les faux-fuyants et j’étais de ceux qu’il s’obstinait à pousser dans leurs derniers retranchements théoriques, pour les forcer au débat. Je dis bien forcer. Car j’ai longtemps résisté. Il jugeait, dans les années 1970, mes analyses du Parti communiste vietnamien toujours engoncées dans une pesante « orthodoxie », alors que je faisais, à mes yeux, des efforts louables pour renouveler notre réflexion sur cette question -ce qui cela me valait un procès en révisionnisme. Bref, l’insistance de Roland m’irritait car il exigeait que je lève mon bouclier défensif alors même que la polémique faisait rage.
J’ai fini par relire ce que j’écrivais en prenant un peu de distance, ce qui a fait apparaître un mode d’écriture assez particulier. Chaque phrase innovatrice était encadrée de deux affirmations « orthodoxes » (le bouclier défensif). Je mets évidemment le terme d’orthodoxie entre guillemets car il en existait plusieurs, dans notre mouvement, et que toute prétention orthodoxe à l’égard de penseurs créatifs s’avère bien évidemment une trahison. En cela, Roland avait raison : mon mode d’écriture l’autorisait à m’attaquer sur mon flanc « dogmatique ».
Roland m’a fait découvrir autre chose : le risque d’auto-censure. Il avait écrit, en 1978, un article discutant mon livre sur le PCV. (1) Je ne l’ai « découvert » que des années plus tard, quand j’ai retrouvé Roland à l’Institut international de recherche et de formation (IIRF) d’Amsterdam. Pourtant, j’avais bien dû voir cet article au moment de sa publication. Mais j’ai dû zapper, effacer au point d’oublier jusqu’à son existence. Les tensions fractionnelles corsetaient à l’époque l’analyse, bridaient le débat. Répondre à Roland n’aurait pas été facile. Comme il n’était pas facile de discuter de l’histoire du trotskysme vietnamien. Madeleine Rebérioux (qui n’aimait pas non plus les faux-fuyants) m’avait fait remarquer, à propos de ma maîtrise universitaire, que j’aurais pu ouvrir quelques pistes de réflexion à ce sujet, même si l’état de la documentation ne permettait pas d’aller bien loin. Mais là encore, le terrain était miné. Je n’avais rien à répondre.
La participation fidèle de Roland au travail de formation et de réflexion engagé à l’IIRF nous a permis de nouer, dans les années 1980, ce dialogue que j’avais esquivé dans les années 1970. Je pense qu’il mésestimait comment une organisation évolue, collectivement, et sous-estimait l’évolution politique de la LCR. Mais il nous a beaucoup donné, sans compter. Souvent, la réflexion progresse quand apparaît un décalage criant entre une formule théorique, mille fois répétée, et une analyse politique concrète. Il était de ceux qui faisaient brusquement apparaître ce décalage par une injonction innocente : « écoutes ce que tu viens de dire ». Je lui dois beaucoup, et je ne suis pas le seul.
Roland m’a aidé à porter un regard critique sur nos débats des années 1970. La question m’a semblé suffisamment importante pour que je la mentionne dans un rapport présenté en 1986 à une réunion du Comité exécutif international (CEI) de la Quatrième internationale, sous une forme auto-critique : « j’ai ignoré, quand elle s’est présentée, l’offre de débat qui aurait permis d’aller plus rapidement au fond des choses ; la parution en 1978 d’un important article de Roland Lew, passant mon livre de 1975 au crible de la critique. Pourquoi cette ignorance ? Peut-être à cause du poids très contraignant des luttes de fractions au sein de la QI qui rendent souvent bien difficiles les échanges libres. » (2)
L’ami nous manque aujourd’hui. Et aussi cet interlocuteur dont j’aurais toujours bien besoin pour discuter des figures contemporaines du totalitarisme et de la façon dont peut s’incarner, dans les luttes concrètes, le processus d’auto-émancipation sans lequel il n’y a pas de combat socialiste.
Pierre Roussset
(1) Roland Lew, « Révolutions en Asie et le marxisme », Critique communiste n°24, septembre 1978.
(2) Pierre Rousset, « La révolution vietnamienne. Rapport d’introduction à un débat (février 1986) », Institut International de recherche et de formation (IIRF), Document de travail n°16.
Message
Denis Paillard
Roland - un ami rare.
Avec lui, j’ai compris combien le rire pouvait être cri : rage, refus, désespoir aussi, peut être.
Ces dix dernières années, au fil des rencontres, d’un café à l’autre, il fut un interlocuteur essentiel. Il arrivait toujours le premier, comme si le temps de la rencontre ne pouvait être que trop court : urgence des échanges et de penser. Sa générosité intellectuelle ne laissait rien passer : travailler « là où cela fait mal », disait-il. Et prendre tous les risques d’une présence radicale au monde. Pour Roland, l’auto-émancipation
est ce lieu où la singularité et l’universel se jouent et se construisent.
Un défi de pensée et de vie.
Il nous laisse cette urgence.
En 1939, alors que le monde basculait dans la barbarie de la guerre, Marina Tsvetaeva écrivait le poème Mars :
Oreilles obstruées,
Et mes yeux voient confus.
A ton monde insensé
Je ne dis que : refus
Message
Francis Sitel
Roland,
Nous le sollicitions régulièrement, pour l’Université d’été de la LCR, pour nos publications. Nous le sollicitions souvent pour nous parler de la Chine, qu’il nous fasse partager ses analyses érudites et pénétrantes.
Il acceptait, avec beaucoup de gentillesse, mais parfois avec de légères réticences.
Pour les comprendre, il le fallait connaître mieux. Ce qu’au fil des ans et des collaborations, nous avons appris à faire.
La Chine, immense morceau de l’histoire du communisme et du siècle, si souvent ignoré, mais pas de lui, n’était qu’une part du vaste mouvement qui guidait sa quête anxieuse. Le cap maintenu de l’émancipation humaine, plus précisément de l’auto-émancipation, l’amenait à interroger toute l’histoire tragique du siècle, et au-delà, puisque c’est le mouvement même de la modernité qui se trouvait en question.
Mieux connaître son intelligence et sa culture, c’était apprécier l’homme, l’ami. Son incroyable force d’indépendance, qui l’amenait à maintenir proximité et distance avec le courant de la IVe Internationale dont il s’était séparé jeune. Nul plus que lui n’était si informé de tout ce qui se passait dans le monde politique, et plus libre de toute attache. Avec un humour féroce et chaleureux, il savait débusquer les facilités, les ruses, qu’entretiennent souvent les engagements collectifs, et exiger qu’on bouscule les schémas établis, les demi vérités, pour aller à la racine des choses.
Lorsqu’il a accepté d’assumer un dossier de Critique communiste sur les nouveaux mouvements sociaux et la politique, il nous a fait beaucoup de plaisir, et il nous a surtout considérablement apporté. Des connaissances, et plus encore cette exigence de rigueur qui était sienne.
Rigueur nécessaire pour explorer ce qu’il appelle dans un de ses articles le « potentiel de nouveauté émancipatrice qui se fraie difficilement son chemin ».
Des signes de ce difficile cheminement, Roland était le guetteur passionné et exigeant.
Il nous manque infiniment.
Trop tard
Michel Lequenne
Roland
Je l’ai connu trop tard. Seulement quand il a collaboré à Critique communiste. Je ne le connaissais avant que de réputation, comme celui dont l’analyse de la Révolution chinoise avait remis de l’ordre dans ce que nous savions et qui nous avait appris ce que nous ne savions pas. La sympathie qu’il m’a inspiré a été immédiate. En peu de temps elle est devenue de l’amitié. Son humour fin était une véritable arme de son intelligence. Et il était l’homme qui posait les bonnes questions, celles qui obligent à réfléchir, à faire bouger les idées, à avancer. Très vite il est donc devenu pour moi celui dont l’avis était indispensable à notre réflexion collective. C’est déjà dire à quel point sa perte est irréparable pour notre groupe de travail. Mais, bien au-delà, c’est son irradiation humaine dont la disparition m’atteint au cœur.
Les Nôtres
Jan Malewski
Notre ami Roland Lew nous a quitté le 30 mars 2005, victime d’une longue maladie. Né à Lausanne en 1944, il a fait ses études à Bruxelles, où il a rejoint la Jeune Garde Socialiste puis, sous l’influence d’Ernest Mandel, la section belge de la IVe Internationale. « Trotskyste », Roland était aussi un « libertaire » ou un « luxembourgiste », bref un marxiste critique convaincu que l’émancipation de la classe ouvrière ne peut être que l’œuvre du prolétariat lui-même. Cette « auto-émancipation » fut, dès le début de son militantisme, au centre de sa réflexion.
Désinvesti du militantisme d’organisation à la fin des années 1970, il avait déplacé son action sur le terrain de la recherche. Spécialiste reconnu de la Chine, il fut de ceux qui suivaient pas-à-pas les évolutions et les continuités culturelles, leurs liens avec les structures sociales, les passages des élites d’un régime à l’autre, d’un État ou d’un régime à un régime ou État nouveau. Son « L’Intellectuel, l’État et la révolution, Essais sur le communisme chinois et le socialisme réel » (1) restera à ce titre un exemple de l’analyse d’une transformation sociale et des profonds obstacles qu’elle affronte du fait de la reproduction des élites et des traditions culturelles au sein même d’un processus révolutionnaire populaire, phénomènes dont la dégénérescence stalinienne des partis communistes ne constituait qu’une caricature particulière.
S’il n’était plus, depuis longtemps, militant d’une organisation, Roland fut le contraire d’un désabusé. Partout où il résidait, il tissait des multiples liens avec les petits groupes qui, peu ou prou, partageaient son combat. Ainsi, en enseignant universitaire en Algérie, c’est tout naturellement qu’il a débattu de longues soirées avec les militant(e)s clandestins qui allaient construire le Parti socialiste des travailleurs lorsque la dictature a commencé à tolérer des opposants. Il suivait avec acharnement les débats - parfois décevants pourtant - des organisations révolutionnaires, il maintenait et multipliait les relations avec les militants, il guettait les réflexions et les positionnements nouveaux, bref, ne prétendant jamais avoir achevé sa réflexion, il était ouvert à celle des autres, dont il espérait toujours pouvoir apprendre quelque chose. Analyste des élites, il était le contraire d’un élitiste.
Les publications de la IVe Internationale - dont Inprecor - pouvaient toujours le compter parmi leurs lecteurs attentifs et leurs collaborateurs précieux. C’était un lecteur critique, capable de déceler les faiblesses d’une analyse, surtout lorsqu’il en appréciait l’orientation. « Porter le fer là où ça fait mal », comme il aimait à le répéter, pour que l’analyse critique se développe, pour ne pas permettre qu’elle se transforme à nouveau en un dogme au service des appareils - petits ou grands -, en une idéologie rassurante des bureaucrates qui n’aiment pas être remis en cause tout en prétendant que c’est « Billancourt » qu’« il ne faut pas désespérer », en un étouffoir de la pensée. Il était de ceux qui considèrent que les certitudes - celles des militants se réclamant de l’analyse de Marx tout particulièrement - ne sont faites que pour être renversées.
Ses coups de téléphone gentiment critiques, les rencontres avec lui pour disséquer ce qui n’était pas à la hauteur dans Inprecor manqueront à notre mensuel. Avec sa disparition nous perdons un critique et un auteur, un camarade et un ami.
A Anne, sa compagne, nous transmettons notre chaleureuse sympathie.
1. Roland Lew, L’Intellectuel, l’État et la révolution, Essais sur le communisme chinois et le socialisme réel, éd. L’Harmattan, Paris 1997.
Décès de Roland Lew
Le Monde diplomatique, mai 2005.
Notre collaborateur Roland Lew s’est éteint le 30 mars, dans sa soixante et unième année. Il était un spécialiste reconnu de la Chine, du maoïsme et des questions relatives au socialisme et au mouvement ouvrier international. En plus de ses multiples publications et ouvrages et de ses activités au Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, il animait depuis huit ans un séminaire sur « Les communismes » au Centre d’histoire sociale du XXe siècle. En octobre 2004, Le Monde diplomatique a publié un de ses derniers articles, « Les ressorts cachés du dynamisme chinois ». Outre un très grand spécialiste, la rédaction du journal perd un ami, toujours sensible et chaleureux. A sa femme Anne Lew-van der Jagt ainsi qu’à ses proches, nous transmettons nos condoléances les plus attristées.