SHENGZHUANGCUN (province du Jiangsu), ENVOYÉ SPÉCIAL
Sous la neige, on devine des murets à moitié écroulés, des tas de briques et de planches. Par endroits, une poutrelle se dresse vers le ciel. La maison d’He Xiawei était à l’entrée du village de Shengzhuangcun. Celle de Tang Zhonglian se trouvait en hauteur, il n’a pas le cœur à montrer son emplacement. Ce furent les deux dernières à être détruites, le 14 janvier. « C’est un site exceptionnel, c’est pour ça qu’ils le voulaient », dit ce dernier. Les ruines font face à une vaste bambouseraie qui accueille depuis plusieurs années des touristes pour un prix d’entrée prohibitif, et qui a donné son nom, la « mer de bambous », ou Zhuhai en chinois, au village élargi formé des anciennes localités fusionnées entre elles.
Un nouveau complexe hôtelier est déjà en chantier, tout près. Voici ce paysage vallonné couvert de bambous et de plantations de thé promis au tourisme de masse alors qu’il avait été épargné par le développement industriel intensif qui a défiguré cette région du Jiangsu, célèbre pour ses théières en argile, non loin de Wuxi.
Des 250 familles de Shengzhuangcun qui se battaient depuis plus d’un an contre l’expropriation illicite, selon elles, de leurs terres collectives, neuf avaient résisté jusqu’au bout. Début décembre 2007, les démolisseurs, protégés par des policiers casqués, lançaient leur assaut final. « J’ai été empoigné par les cheveux et me suis retrouvé dehors, en chemise », dit Lu Jianxin, un homme d’une quarantaine d’années. Il passa la nuit sous surveillance. « L’argent, les bijoux, les vêtements, il n’y avait plus rien. Je ne sais pas si ça a été pris ou détruit », poursuit-il. Comme M. Lu et sa famille, les expulsés, qui pratiquent une agriculture de subsistance et exercent divers métiers, ont été recueillis par des parents en ce Nouvel An chinois.
Ces cas de prédation paraîtraient banals dans cette Chine ouverte à tous les excès si, mi-décembre 2007, n’avait circulé sur Internet, au nom des 250 familles de Shengzhuangcun, une déclaration à la portée explosive. Ses signataires rappellent l’histoire ancienne du village, sous les dynasties passées, et déclarent s’émanciper des terminologies de « propriété collective » - la terre en Chine n’appartient pas aux paysans, elle est collective, seul le comité du village étant habilité à en disposer - et de « droit d’usage » - chaque famille reçoit un lopin pour son usage personnel, avec un bail de trente ans - qui prévalent depuis la fin des années 1970. Au motif que leurs droits sont bafoués et que les projets entrepris au nom de l’intérêt public, qui seul autorise l’expropriation, sont de nature privée. « Nous déclarons au pays que les terres où nous habitons nous appartiennent de manière permanente ainsi qu’à nos descendants » et que « celles prévues pour l’agriculture ou en zone montagneuse seront réparties de manière équitable entre les villageois ».
Surtout, la pétition des villageois de Shengzhuangcun a surgi en même temps que les déclarations similaires de plusieurs groupes de villages du Heilongjiang et du Shaanxi, réunissant, en théorie, plusieurs dizaines de milliers de personnes. Ces déclarations, qui ont circulé en ligne en Chine avant d’être expurgées du réseau, ont bien sûr attiré l’attention. Elles font écho au célèbre pacte, alors secret, de ces villageois de Xiaogang, dans l’Anhui, qui en 1978 se répartirent les terres collectives pour les cultiver chacun de son côté - système qui fut ensuite généralisé avec pour résultat le statu quo actuel du « droit d’usage ». Dans le Heilongjiang et le Shaanxi, où des paysans auraient tenté de procéder à des partages, cela a conduit à des arrestations. A Shengzhuangcun, les paysans disent qu’ils ont confié leur histoire « à des gens qui nous aident à l’écrire, ce n’est pas nécessaire de dire de qui il s’agit ». Ils ignorent les autres déclarations et sont peu à avoir lu le communiqué qui les concerne.
Vraisemblablement instiguées par des militants en faveur de la privatisation des terres rurales, ces déclarations coïncident avec un changement de ton dans les campagnes depuis le passage, en mai 2007, de la nouvelle loi sur la propriété. « Ce qu’on sait, c’est que la loi sur la propriété est entrée en vigueur le 1er octobre 2007 dans tout le pays et que la propriété privée est protégée par la loi ! », martèle l’un de nos interlocuteurs. Fruit de compromis entre libéraux et communistes orthodoxes, la nouvelle loi reprend les règles qui encadraient déjà l’usage des terres rurales sans autoriser la propriété privée des terres. Mais elle sanctifie la propriété immobilière.
Les villageois ont donc cru à leur bon droit, car, au lieu d’un projet d’intérêt public, c’est un lotissement de villas de luxe qui sera bâti par un promoteur sur les ruines de Shengzhuangcun. Ils dénoncent un marché de dupes : les compensations sont maigres, mais il s’agit surtout de les forcer à se réinstaller sur leurs terres collectives classifiées comme agricoles, sans pour autant être constructibles.
« UN DÉNI DE JUSTICE FLAGRANT »
De Yixing, la ville dont ils dépendent, à Nankin, capitale de la province, on les renvoie d’une administration à l’autre. Ils engagent un avocat de Pékin, spécialiste des questions foncières. Le village se cotise et débourse en un an l’équivalent de 20 000 euros. Les plaignants perdent les deux procès lancés à Yixing et Wuxi : « Tous les éléments du dossier plaident en notre faveur. C’est un déni de justice flagrant, l’expropriation s’est faite sans l’accord obligatoire des autorités provinciales et le pouvoir administratif interfère grossièrement avec la justice », affirme l’avocat, Me Wang Huangsheng.
Les villageois dénoncent la chaîne de corruption qui mine cette région riche du delta du Yangzi : du premier secrétaire du parti de Yixing, protégé par un membre du Politburo, aux édiles du comté, qui ont toujours désigné les chefs de village - que les villageois sont pourtant censés élire. Pendant un an, une machine ubuesque les persécute. « Ceux des villageois qui travaillent dans des administrations en ville se sont fait renvoyer chez eux, jusqu’à ce qu’ils signent. Des camionneurs, se font verbaliser sans arrêt », explique M. Tang.
Un soir de juillet, une douzaine de voitures déposent des jeunes qui cassent les vitres et brutalisent les villageois, qui se défendent et finissent par en capturer sept. Ils reconnaissent avoir été envoyés pour « faire des dégâts », mais la police les relâche sans donner de suite.
* Article paru dans le Monde, édition du 24.02.08. LE MONDE | 23.02.08 | 15h02 • Mis à jour le 23.02.08 | 15h02.
La fuite en avant dans le non-droit
SHENGZHUANGCUN, ENVOYÉ SPÉCIAL
Les terres rurales, qui accueillent plus de la moitié de la population chinoise et représentent des enjeux économiques colossaux, sont au cœur d’un débat de plus en plus pressant en Chine à l’approche de l’Assemblée nationale populaire, qui se tiendra du 5 au 15 mars. Les dizaines de milliers de transactions illégales identifiées chaque année conduisent à une raréfaction des terres arables, dont la superficie aurait atteint, en 2007, le seuil en deçà duquel la Chine considère que sa sécurité alimentaire est menacée.
Si le gouvernement chinois continue de défendre son attachement indéfectible à la propriété collective, l’un des seuls principes communistes à avoir survécu aujourd’hui dans l’économie, les nouveaux garde-fous annoncés, comme, récemment, un projet pilote prévoyant la désignation d’inspecteurs régionaux indépendants, sont d’une efficacité hypothétique.
Dans les médias considérés comme libéraux, l’offensive des partisans d’une privatisation des terres a pris de l’ampleur : fin janvier, L’Observateur économique, un hebdomadaire, publiait un essai du professeur Li Yining, l’un des théoriciens des privatisations, qui propose notamment la création de « crédits fonciers » pour financer l’urbanisation d’une partie de la population rurale et améliorer la productivité des agriculteurs qui restent, en leur permettant d’hypothéquer leurs actifs.
Dans le même numéro, Cai Jiming, un économiste influent, décrit la fuite en avant des gouvernements locaux, qui, privés de ressources fiscales, financent essentiellement leur développement en infrastructures en arrachant aux paysans des terres revendues dix fois le prix à des entrepreneurs privés. 80 % des terres illégalement occupées seraient le fait de cette collusion entre les gouvernements locaux et les promoteurs.
Toujours en janvier, l’hebdomadaire Caijing consacrait sa couverture aux premiers résultats d’un audit à Harbin, qui révèle le recours massif par la municipalité à des faux titres de propriété revendus au privé et ayant servi de garantie à des milliards de yuans de prêts bancaires.
De la même manière, une partie des communautés villageoises aux abords des grandes villes commercialisent elles-mêmes des projets résidentiels : les acheteurs reçoivent des « titres de propriété mineurs », en réalité illicites, sur leurs appartements, mais ils espèrent qu’ils seront légalisés à terme. Selon China Daily, le phénomène a pris de telles proportions que 20 % des 400 projets résidentiels en vente autour de Pékin seraient le fait de « droits mineurs ». Cette fuite en avant tous azimuts dans le non-droit faisait écrire au China Newsweek, début 2008, que « le système foncier atteint un point de non-retour, où une réforme est nécessaire ».
* Article paru dans le Monde, édition du 23.02.08. LE MONDE | 23.02.08 | 15h02.