Après avoir miné la culture américaine, le créationnisme se propage désormais en Europe et au-delà. Introduite à l’école et à l’université, la narration biblique aspire au statut de science et s’oppose désormais de manière frontale à la théorie de l’évolution biologique. Ainsi le créationnisme « scientifique » cherche à coller au calendrier biblique en datant l’âge du monde à quelque 6 000 ans. Il rejette le processus évolutif qui fait émerger la vie il y a 3,4 milliards d’années et compte l’hominisation non pas en milliers mais en millions d’années.
Le créationnisme « évangélique » ou « scientifique » n’est pas issu d’une génération spontanée : son évolution depuis un quart de siècle est étroitement corrélée au milieu favorable des présidences républicaines de Ronald Reagan et des Bush père et fils. De plus, les nouvelles narrations qu’il déploie se sont ajoutées aux assauts déconstructifs d’une certaine sociologie et philosophie des sciences. En effet, tout un courant intellectuel a voulu voir dans la science une « construction sociale » parmi d’autres où le « tout est bon » est de circonstance. C’est donc dans un contexte postmoderne désabusé, marqué par une persistante inculture scientifique, que s’affirme un fondamentalisme chrétien en phase avec la montée en puissance d’un néoconservatisme politique.
Plutôt que d’appréhender les résonances philosophiques anciennes et fécondes entre science et religion, des extrémistes en tous genres ont polarisé le débat autour de deux discours fondamentalistes ; celui, d’une part, des créationnistes et des adeptes du « dessein intelligent » ; et celui, d’autre part, des matérialistes durs et autres athées militants qui rêvent de sciences encore plus « inhumaines » à l’ère marchande du tout-génétique. Entre ces deux pôles, une gamme riche de positions intellectuelles tend à réfuter à la fois l’interprétation littérale et univoque du texte biblique et celle du matérialisme dur héritier du positivisme et du scientisme du XIXe siècle. Or ces deux polarisations idéologiques ont été invalidées par près d’un siècle de révolutions et de bouleversements conceptuels autour de nouveaux paradigmes scientifiques. L’incomplétude et le chaos mathématiques, l’incertitude physique, la complexité biologique ont définitivement montré le caractère illusoire des considérations néocréationnistes et hypermatérialistes sur la science.
En 2007, après l’ouverture du « musée de la Création » de Cincinnati (Ohio), l’événement le plus spectaculaire fut la percée créationniste en milieu musulman. Un auteur turc, Harun Yahya, s’est fait connaître en offrant à d’innombrables institutions scolaires et universitaires d’Europe et d’Amérique un luxueux et volumineux pavé intitulé Atlas de la Création. Il serait sans doute un personnage insignifiant s’il n’avait pas des moyens financiers considérables au service de sa détermination à faire bannir de l’enseignement secondaire l’étude de l’évolution et du darwinisme (qu’il pense être à l’origine du communisme et du nazisme).
En niant l’évolution biologique, Yahya a repris les clichés et l’argumentaire des créationnistes américains qui « croient » que les êtres vivants « naquirent spontanément et complètement formés ». Faut-il rappeler qu’en islam, l’évolution et la contingence sont inscrites au cœur même de la révélation coranique qui n’est d’ailleurs pas descendue de manière « complètement formée » ? Ainsi selon la tradition islamique (Sunna), la parole divine ne fut pas divulguée au prophète Mohammed d’un seul jet : les versets coraniques qui constituent le livre saint des musulmans ont été révélés par fragments tout au long d’une période historique qui a duré vingt-trois années. La raison coranique est donc éminemment évolutive et non linéaire. Par ailleurs, même en admettant une création divine du monde, une différence de fond persiste entre le créationnisme fixiste propre au protestantisme et la conception islamique où Dieu travaille continuellement à sa création. En islam, l’évolution n’a jusqu’ici jamais été pensée comme incompatible avec une création d’ordre divin. D’illustres philosophes, du VIIIe au Xe siècle, ont développé une pensée naturaliste marquée par l’évolution. On rappellera encore que cinq siècles avant Darwin l’historien maghrébin Ibn Khaldoun évoquait une origine primate à l’homme.
En islam, il n’y a pas, même chez les plus traditionalistes, d’opposition à la science. L’écueil théorique principal auquel sont confrontés les scientifiques est la proclamation que toute la science est contenue dans le Coran. Les théologiens ne soupçonnent pas qu’ils basculent ainsi dans une désacralisation inouïe en affirmant que la science passée et à venir (connaissance dont on sait depuis Karl Popper qu’elle est par définition réfutable) figure dans un Coran éternel. Plutôt que de voir ce qui, dans la révélation coranique, précise une manière de voir le monde encourageant la connaissance scientifique, ces théologiens cherchent à valider les découvertes scientifiques par versets interposés - et vice versa - et se complaisent dans la rumination intellectuelle du « miracle scientifique » du Coran.
Mais le second écueil théorique, beaucoup plus pernicieux, est cette importation américaine que représente le créationnisme véhiculé par une vulgarisation de caniveau et doté de leviers financiers conséquents. Ce credo fixiste s’avère en réalité un cheval de Troie en islam où l’on promeut une fausse science adossée à une religion de pacotille. L’islam, monothéisme qui a naguère favorisé l’essor des sciences, ne peut se permettre cet entrisme interreligieux qui ressemble à une nouvelle affaire Galilée.