En mars 2007, l’appel « Pour la protection des enfants contre toute forme de violence » [1] est prêt à être adressé aux candidats à l’élection présidentielle. On y demande la promulgation d’une loi « qui dise le droit de l’enfant à être élevé sans claques ni fessées, et le devoir du parent contrevenant de se faire aider dans sa tâche éducative ». Les initiateurs de cet appel choisiront pourtant de le laisser dans leurs cartons, considérant que le climat de surenchère répressive contre les mineurs délinquants n’était pas propice au questionnement sur les punitions corporelles et les traumatismes qu’elles engendrent chez l’enfant. En effet, avec un Sarko accusant l’éducation post-soixante-huitarde de tous les maux, et une Royal qui prône l’encadrement militaire des mineurs primo-délinquants, on perçoit bien l’évolution en parallèle de la sévérité des sanctions infligées par la justice, de la rudesse des contacts avec la police et des punitions données dans la famille et à l’école [2].
Il est certainement plus confortable de stigmatiser les adolescents destructeurs que de chercher à comprendre leur rage (sans pour autant la cautionner). Nous connaissons bien un certain nombre de ses ingrédients : échec scolaire, absence de perspectives, misère sociale et affective… Sur ce dernier point, il n’y a rien d’étonnant à ce que ces jeunes aient la violence à fleur de peau, quand le premier exemple de violence leur a, en général, été donné par leurs propres parents. Paradoxalement, souvent avec la volonté, voire l’obsession, d’empêcher qu’ils deviennent des délinquants…
Colère refoulée
En décembre 2007, Libération titre : « Qui n’a pas eu sa fessée ? » 87 % des parents et 84 % des grands-parents interrogés disent en avoir déjà donné une. Cela confirme une enquête de la Sofres, datant de 1999 : plus de 50 % des parents affirmaient alors donner souvent des fessées. Il s’agit, cette fois, d’un sondage réalisé par l’Union des familles en Europe, association très conservatrice et opposée à l’interdiction des punitions corporelles. Mais si, sans surprise, la nette majorité de ces grands-parents et parents classés bien à droite est contre l’interdiction, il est significatif et encourageant que 27 % des grands-parents et 34 % des parents soient pour. Actuellement, dans l’ensemble de la société, la proportion de parents favorables à l’interdiction avoisine sans doute les 50 %.
Rien d’étonnant alors à ce que, d’après cette même enquête, 25 % des parents « fesseurs » ne soient pas satisfaits d’eux-mêmes et doutent que la fessée ait toujours été « méritée ». Il est établi que les parents les plus déprimés, fatigués, stressés, sont les plus grands donneurs de fessées. L’enfant est donc beaucoup plus souvent puni en fonction des difficultés que vivent ses parents, qu’en fonction de ce qu’il fait ou ne fait pas [3]. Comme les parents ont eux-mêmes majoritairement reçu gifles ou fessées, cela s’est inscrit dans leur cerveau émotionnel, en lien avec le respect qu’ils ont pour leurs propres parents. Quand ils frappent, ce sont leurs parents qui frappent à travers eux. Ils se défoulent aussi, bien qu’inconsciemment, de la colère refoulée sous les coups reçus lorsqu’ils étaient enfants. Il faut donc qu’une autre autorité, la loi, leur dise sans ambiguïté qu’on n’a pas le droit de frapper les enfants, de quelque manière que ce soit, sinon l’autorité intériorisée des parents l’emportera toujours et, avec elle, la violence éducative.
L’agitation de l’Union des familles d’Europe est révélatrice d’une inquiétude certaine devant la remise en cause des prérogatives familiales en dehors de l’Hexagone. Le Conseil de l’Europe a lancé une campagne de « Tolérance zéro contre les châtiments corporels : ni baffe, ni tape, ni claque », qui sont considérées comme des « mauvais traitements », des « humiliations » et autres « mutilations », qu’« aucune religion, croyance, situation économique ou méthode éducative ne saurait justifier ».
Surmonter sa souffrance
« Nous ne pouvons pas nous libérer d’un mal sans l’avoir nommé et jugé comme un mal » : c’est l’ancienne psychanalyste Alice Miller qui a le mieux systématisé l’idée que la violence à l’égard des enfants génère la violence chez les adultes. Son livre, C’est pour ton bien, publié en 1980 en Allemagne, a eu un écho retentissant, surtout dans le monde anglo-saxon. Elle y décrit les violences dont l’enfant Hitler a été victime de la part de ses parents. Elle démontre aussi comment, dans le monde germanique, la violence était alors partie intégrante et quasiment exclusive du système éducatif familial [4]. À la lumière de l’enfance d’Hitler et de cette « pédagogie noire » pratiquée aux dépens de plusieurs générations de jeunes Allemands, elle montre comment la paranoïa meurtrière de celui-ci a pu être acceptée par ceux-là… Par la suite, l’analyse de l’enfance d’autres despotes, tels Staline, Mao, Saddam Hussein, lui donnera l’occasion d’illustrer et de confirmer son propos : ils sont nés enfants innocents, et leur éducation brutale en a fait des monstres.
En enregistrant le « message erroné de leurs propres parents », selon lequel « ils ont été frappés pour leur bien et par amour », les nouveaux parents nient leur propre souffrance et enseignent, à leur tour, le recours à la violence. Mais Alice Miller a aussi montré comment le fait de rencontrer la compassion et la protection d’un « témoin secourable », dans son entourage, permettait à l’enfant maltraité de surmonter sa souffrance et de ne pas reproduire le modèle reçu.
Comme le dit l’un des initiateurs du « Manifeste contre la violence éducative », Olivier Maurel : « Pourquoi est-il permis de frapper un enfant alors qu’il est interdit de frapper un homme adulte, une femme, une personne âgée et, en prison, le pire des criminels ? Les enfants ont le droit d’être élevés sans violence, ce qui ne signifie pas sans fermeté. […] La violence infligée aux enfants engendre une société violente et malade. La véritable autorité exclut l’humiliation. » [5]
* Paru dans Rouge n° 2239, 14/02/2008.
Courrier des lecteurs
Châtiments corporels. Le journal a consacré toute une page à un article de Pierre Vandevorde sur les châtiments corporels à l’égard des enfants : « Il n’y a pas de bonne fessée. » La première partie est très intéressante et l’on adhère au refus de tout châtiment corporel pour les enfants et aux arguments qui sont développés en ce sens. La seconde partie laisse perplexe. L’auteur s’appuie sur les travaux d’une psychanalyste, Alice Miller, qui met en avant l’idée que la violence à l’égard des enfants génère la violence chez les adultes. Sans être compétent dans le secteur de la psychologie, on peut prendre en considération cette affirmation. Mais le caractère ramassé des informations données ensuite dans l’article, sans autre commentaire, peut conduire à des conclusions qui font sursauter. Hitler a subi des violences pendant son enfance, et aussi Staline, et aussi Mao, et aussi Saddam Hussein. « Ils sont nés enfants innocents et leur éducation brutale en a fait des monstres », commente P.V. Et, le savez-vous, un certain petit Nicolas n’a pas eu une enfance heureuse ! […] Un seul homme fait donc l’histoire. […] Une chose est de chercher à comprendre le rôle d’un individu dans l’histoire, une autre d’expliquer les événements historiques à partir du seul vécu de certains d’entre eux. […] (J.L.R., Paris).
* Paru dans Rouge n° 2242, 06/03/2008.