S’élevant dès la première heure contre la guerre du Vietnam, le premier ministre indien Indira Gandhi reprochait vertement aux Etats-Unis, en 1972, de « ne pas avoir résolu les contradictions entre la tradition des Pères fondateurs [américains] et leur image extérieure de grande puissance engagée dans la froide logique de la politique du pouvoir [1] ». Un scepticisme de famille, car son père, Jawaharlal Nehru, qui dirigea le pays depuis l’indépendance en 1947 jusqu’à sa mort en 1964, en était venu à considérer la politique étrangère américaine comme égoïste et réactionnaire.
Alors qu’elle revendique traditionnellement une « politique étrangère éthique », l’Inde mène en fait une politique de puissance cynique, dictée par la recherche avide d’avantages à court terme, qui pourrait un jour provoquer une catastrophe régionale et, qui sait, un cauchemar nucléaire global. New Delhi affirme que le conflit au Cachemire, qui a déjà fait 60 000 victimes et provoqué deux grandes guerres, est entièrement l’œuvre maligne du Pakistan (voir « Conflits en série »). Il s’agit en fait d’un soulèvement de la majorité musulmane cachemirie qui rejette aussi bien la politique indienne que celle des groupes islamistes [2]. Realpolitik oblige, le gouvernement refuse toute médiation internationale et ne jure que par des négociations bilatérales car il cherche avant tout à montrer sa force.
Rien de bien nouveau d’ailleurs : l’Inde s’est emparée des deux tiers du Cachemire en 1949, a investi Goa en 1961 [3] et a multiplié les interventions sanglantes au Sri Lanka de 1987 à 1990.
Le conflit actuel au Cachemire se révèle utile au pouvoir, qui l’instrumentalise en permanence à des fins de politique intérieure [4]. Il faut se rappeler que l’actuel gouvernement de coalition dirigé par M. Atal Bihari Vajpayee, du Bharatiya Janata Party (BJP), était gravement impliqué dans les massacres au Gujarat de mars 2002 qui ont coûté la vie à des dizaines d’hindous et à des centaines, voire des milliers, de musulmans. Comme l’a remarqué un enquêteur, « les faits indiquent l’existence d’un réseau organisé et suggèrent un système d’émeutes institutionnalisé », faisant indubitablement le jeu du BJP [5]. Or ce dernier a fait disparaître cet événement épouvantable de la « une » des journaux, en agitant un poing vengeur après l’attaque menée par la guérilla cachemirie contre le parlement indien en décembre 2001.
Coopération militaire avec les Etats-Unis
En fait, la crise actuelle est une triste illustration de ce que les spécialistes appellent « la théorie de la diversion par la guerre ». Avec sa concision habituelle, Mme Arundhati Roy écrit à ce sujet : « Pour les gouvernements indien et pakistanais, le Cachemire ne représente pas un problème, mais au contraire une perpétuelle solution dont les résultats sont spectaculaires [6]. » Les terroristes sont souvent les meilleurs amis d’un gouvernement qui vacille. M. Vajpayee n’est sans doute pas insensé au point de croire en sa propre rhétorique belliqueuse, contrairement à certains de ses partisans, plongés dans les ténèbres de l’ignorance [7].
Avec ce jeu dangereux, il espère également obtenir des gains stratégiques sur la scène internationale. Le fait que des émissaires américains de haut rang se bousculent depuis des semaines dans la région pour « retenir la main armée de l’Inde » et exiger du Pakistan qu’il étouffe le militantisme cachemiri ne doit pas lui déplaire. D’autant plus que, depuis le 11 septembre, il peut compter sur une coopération militaire plus étroite avec Washington qui voit en l’Inde un allié, certes indocile, mais important dans la lutte antiterroriste et, à plus long terme, un contrepoids potentiel à la Chine. Les attentats de New York et de Washington ont en effet donné un nouveau souffle aux relations bilatérales qui s’étaient déjà considérablement réchauffées après la fin de la division du monde en deux camps.
Le président William Clinton avait amorcé le rapprochement lors d’un sommet en 1994, suivi par la visite à New Delhi du secrétaire d’Etat américain à la défense, M. William Perry. En 2000, la visite de cinq jours de M. Clinton fut une réussite sur le plan des relations publiques. Depuis le 11 septembre, sous M. George W. Bush, on assiste à un rapprochement plus concret dans le domaine militaire : les Etats-Unis ont levé les sanctions mises en place après les essais nucléaires de 1998, intensifié les patrouilles conjointes avec la marine indienne dans le détroit de Malacca (150 au cours des six premiers mois de cette année contre 25 en 1998), procédé à des manœuvres conjointes terrestres au mois de mai et approuvé la vente d’ordinateurs de grande puissance destinés ostensiblement au programme spatial civil de l’Inde. Selon le chef d’état-major de l’armée américaine, le général Richard Myers, le « niveau de coopération militaire bilatéral est sans précédent [8] ».
L’évolution par rapport aux années de guerre froide est frappante. A cette époque, les « faucons » américains firent preuve d’une myopie étonnante en tentant de manipuler l’Inde comme un pion sur l’échiquier de leur grand jeu anticommuniste global. Cela les amena souvent à se méprendre sur la réalité des enjeux régionaux. Avant l’indépendance, Nehru et Gandhi avaient gagné la sympathie du peuple américain et les Etats-Unis avaient fait pression sur les Britanniques pour qu’ils accordent l’indépendance à l’Inde.
Par la suite, alors que s’intensifiait la guerre froide, Nehru instituait sa politique de neutralité visant à des « relations cordiales » avec les deux blocs. Cela déplaisait fort au secrétaire d’Etat américain John Foster Dulles, mais la neutralité de Nehru fut initialement plutôt favorable à l’Ouest, même si le leader indien estimait que les Etats-Unis exagéraient la menace communiste et leur reprochait de provoquer inutilement une course aux armements en Asie du Sud. Les ventes d’armes américaines au Pakistan, à partir de 1953, poussèrent l’Inde à se tourner vers les Soviétiques.
La question du Cachemire compliquait alors la stratégie américaine comme elle la complique actuellement. Dwight Eisenhower voulait régler le problème, mais ne parvint à aucun résultat. John Fitzgerald Kennedy ne tenta rien. Quant à Lyndon B. Johnson, il se prit de sympathie pour le dirigeant pakistanais Ayub Khan, et refusa de vendre des F-104 à l’Inde. C’est au Pakistan qu’il livra une quantité impressionnante de ces avions de combat, en 1961. Comme on pouvait s’y attendre, l’Inde se procura des Mig auprès des Soviétiques, qui ne demandaient que ça. Elle fut particulièrement irritée quand les Pakistanais engagèrent leurs équipements militaires américains dans la guerre de 1965, combat rapide et sanglant qui commença par l’infiltration au Cachemire de milliers de guérilleros entraînés au Pakistan.
L’autre cause de friction importante a bien sûr été la question des armes nucléaires. En 1966, Indira Gandhi dénonça le traité de non-prolifération nucléaire qui imposait, selon elle, des règles strictes aux « pauvres » tandis que les « riches » faisaient tout sauf réduire leurs arsenaux [9].
L’Inde n’avait pas tort de se méfier des intentions américaines. Pour opérer son rapprochement avec la Chine, le président Richard Nixon usa dans une grande mesure des bonnes grâces du dictateur militaire pakistanais Yahya Khan, si bien que le président américain n’eut aucune envie de faire pression sur le Pakistan pendant la guerre de 1971. Le rapprochement avec la Chine signifiait aussi que les Etats-Unis n’aideraient pas l’Inde en cas d’attaque chinoise. Indira Gandhi signa donc, la même année, un traité d’amitié avec les Soviétiques, tout en veillant à ne pas s’engager trop loin et en laissant la porte de la diplomatie ouverte à un éventuel réchauffement des relations indo-américaines. L’Union soviétique devint le premier partenaire commercial. En procédant à un essai nucléaire en 1974, qui lui valut des sanctions, l’Inde entendait s’affirmer vis-à-vis de la Chine et du Pakistan.
En 1979, les Etats-Unis accordèrent de nouveau une aide militaire au général Zia ul-Haq, le dictateur pakistanais, afin de renforcer la résistance afghane. De son côté, Indira Gandhi refusa de condamner l’intervention soviétique en Afghanistan et osa la comparer à certaines actions américaines peu reluisantes en Amérique centrale. Les relations américano-indiennes étaient alors au plus bas.
Au fond, les Etats-Unis n’en attendaient pas grand-chose. L’Inde venait après la Chine et le Pakistan sur la liste des priorités régionales des Etats-Unis. Un ambassadeur américain déclarait en 1975 sans prendre de gants que « l’intérêt de l’Amérique en Inde est essentiellement humanitaire et culturel [10] ». Et M. Daniel Patrick Moynihan, ambassadeur américain auprès de l’ONU à l’époque, fit remarquer d’un ton irrité que, à part la démocratie, l’Inde n’avait rien à offrir d’autre que « des maladies contagieuses »...
Face au déclin de la Russie dans le monde vertigineux de l’après-guerre froide, l’Inde noua des liens plus forts avec les Etats-Unis afin de contrebalancer les influences chinoise et japonaise dans la région. Les nouvelles réformes économiques, imposées en juillet 1991 après la politique de dépenses effrénées de Rajiv Gandhi et la flambée des prix du pétrole entraînée par la guerre du Golfe, amenèrent l’Inde à se livrer au bon vouloir du Fonds monétaire international (FMI), tandis que les investisseurs américains se frottaient les mains [11]. Le chef du Parti du Congrès indien, M. Narasima Rao, et le gouvernement favorisèrent l’ouverture du commerce. L’investissement direct américain passa de 128 millions de dollars en 1991 à 544 millions en 1993, date à laquelle le département américain du commerce déclara l’Inde « marché émergent majeur ». Les Etats-Unis sont devenus son premier partenaire commercial et sa première source d’investissements étrangers.
Désormais, l’Inde du BJP veut être reconnue comme la puissance prédominante en Asie du Sud et rêve d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Elle pense pouvoir atteindre ses objectifs à travers une relation étroite avec Washington. Mais, s’ils se sont rapprochés de façon spectaculaire, les Etats-Unis doivent équilibrer leur politique car ils ont plus que jamais besoin d’un Pakistan stable. Or celui-ci ne participe presque plus aux opérations antiterroristes, priorité américaine du moment, en raison du problème cachemiri et du danger de guerre.
De même, les Etats-Unis ont besoin d’une coopération chinoise, même si certains milieux de la droite américaine continuent à considérer Beijing comme un rival stratégique qu’il faudra à terme contenir. Enfin, ils veulent parvenir à un gel de la production et des exportations de matières fissiles. D’où la reprise des négociations avec l’Inde, afin de la convaincre de signer les traités portant sur la non-prolifération, le contrôle de la technologie des missiles et l’arrêt des essais nucléaires - ce qu’elle a poliment refusé de faire.
On est encore loin de l’alliance stratégique voulue par certains à New Delhi. Pour la Russie, c’est une bonne nouvelle : elle demeurera dans un avenir prévisible le principal fournisseur d’armes de ce pays.