Lorsqu’en mai 1998 l’Inde procède à cinq explosions atomiques souterraines et se proclame puissance nucléaire, le célèbre écrivain indien Amitav Ghosh est en train de travailler à son roman Le Palais des miroirs (publié en France par le Seuil en 2002). Mais quand, quelques semaines plus tard, le Pakistan fait à son tour exploser six bombes atomiques, Amitav Ghosh, bouleversé, décide d’interrompre son travail pour tenter de comprendre l’influence de ces deux événements sur les opinions de part et d’autre de la frontière et pour en étudier les ramifications militaires, géostratégiques et socio-économiques.
Compte à rebours [1] est le fruit de ces recherches, un court essai polémique à mi-chemin entre le reportage et le manifeste. Le dernier chapitre, dans lequel Amitav Ghosh souligne les dégâts qu’infligerait une guerre nucléaire indo-pakistanaise, donne froid dans le dos. Que se passerait-il si une bombe atomique était lancée sur New Delhi, Mumbai ou Karachi ? Combien y aurait-il de victimes, quel genre de chaos s’ensuivrait-il ? Les réponses sont effrayantes.
En compagnie de M. Georges Fernandes, l’homme politique le plus intéressant et le plus énigmatique de l’Inde (ancien dirigeant syndical, défenseur des pauvres), alors ministre de la défense [2], l’auteur se rend au glacier de Siachin, où l’Inde et le Pakistan se livrent une guerre absurde à une altitude de 6 000 mètres. Il va jusqu’à Pokhran, le site des essais nucléaires, et dans des villages voisins où les habitants sont maintenant atteints de cancers de la peau et de maladies inconnues jusque-là. Il rencontre des généraux de l’armée, des militants antinucléaires aussi bien que des théoriciens de l’arme nucléaire qui président des groupes de réflexion et siègent dans les comités consultatifs de la défense. Au Pakistan, il discute avec le lobby pro-nucléaire et avec ses opposants, et nous rapporte un entretien approfondi avec l’avocat Asma Jehangir, militant des droits humains.
Soulignant l’hypocrisie de la réaction indignée des pays occidentaux (à eux seuls, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies possèdent des milliers de têtes nucléaires), Ghosh cherche à déceler les raisons qui pourraient justifier le déclenchement d’une guerre nucléaire de la part de l’Inde et du Pakistan. Il n’en trouve aucune.
En revanche, il découvre un état d’esprit diamétralement opposé de part et d’autre de la frontière. Pour l’Inde, la bombe est un moyen d’acquérir une influence internationale en lui permettant de devenir un acteur majeur sur la scène mondiale. La bombe n’est pas faite pour servir, mais seulement pour dissuader. Démocratie bénéficiant d’une relative stabilité politique depuis plus de cinquante ans qu’elle est indépendante et ayant peu souffert des guerres avec le Pakistan, l’Inde se sent à l’abri du danger.
Pour le Pakistan, qui n’a connu que l’instabilité, les changements de pouvoir brutaux et le régime quotidien de violence, la bombe peut réellement être utilisée, comme l’ont déclaré publiquement les autorités. C’est dans cette dissymétrie entre les points de vue indien et pakistanais que gît le véritable danger. Comme l’affirme Asma Jehangir dans l’ouvrage, « tout est possible entre l’Inde et le Pakistan. Car nos politiques sont irrationnelles et nos décisions sont prises de façon ad hoc ».
Sous-secrétaire d’Etat dans l’administration Clinton et chargé d’engager un dialogue avec l’Inde, Strobe Talbott [3] raconte ses entretiens sur la non-prolifération nucléaire avec l’ancien ministre indien des affaires étrangères, M. Jaswant Singh, aujourd’hui président de l’influent groupe de réflexion The Brookings Institution. Parmi les quatorze séries d’échanges qu’il a menés, certains se sont déroulés en tête à tête, mais le plus souvent chaque interlocuteur était accompagné d’une solide équipe d’experts hautement qualifiés. On y retrouve des événements qui se sont déroulés pendant la durée des négociations, dont l’incursion du Pakistan en Inde (connue sous le nom de guerre de Kargil), une escalade des tensions entre les deux pays, le retrait du Pakistan sous la pression des Etats-Unis et la visite triomphale de M. William Clinton en Inde en mars 2000.
Aux yeux de Washington, l’objectif premier de ces entretiens était d’amener l’Inde à signer le traité d’interdiction complète des essais nucléaires. Mais il s’agissait aussi de réduire la puissance nucléaire du pays (fabrication de missiles, contrôle des exportations...). Rien n’est sorti de ce dialogue, à ceci près que l’Inde a gardé un profond ressentiment envers ce qu’elle considère comme un document de base fondamentalement inique. L’ouvrage évoque la lente mais certaine transformation du « penchant » américain pour Islamabad et l’avancée vers une consolidation des relations entre les « alliés naturels » que sont l’Inde et les Etats-Unis, grâce à ce dialogue. Ces relations se renforcent encore aujourd’hui, malgré le statut particulier du Pakistan d’« allié majeur des Etats-Unis en dehors de l’OTAN ».